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« Steve Jobs » : le fantôme dans la machine

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Steve Jobs le fantôme dans la machine aff

Steve Jobs : the Man in the Machine, le documentaire de 2015 consacré par Alex Gibney au cofondateur d’Apple, se conclut sur ces réflexions dictées en voix off par le réalisateur :

« Peut-être que les contradictions qui accompagnent notre usage de ces gadgets [les produits Apple] reflètent celles qui habitaient Jobs lui-même. De l’artiste, il avait le besoin de perfection, mais sans parvenir à trouver la paix. Du moine, il avait la faculté de concentration, mais pas l’empathie. Il se voulait libre, mais il ne l’était qu’au sein d’un jardin clos dont il n’existait qu’une clé : la sienne. »

Dans les premières minutes de Steve Jobs, le film réalisé par Danny Boyle à partir d’un scénario d’Aaron Sorkin, une discussion s’engage entre Jobs, son bras droit Joanna Hoffman et l’ingénieur Andy Hertzfeld. Nous sommes en 1984. La présentation du Macintosh doit démarrer dans quelques minutes, mais à cause d’un souci technique, la machine récalcitrante ne dira pas « Hello » comme il était prévu. Hertzfeld fait remarquer qu’en cas de problème matériel, il lui sera impossible d’accéder à l’intérieur de l’ordinateur. C’est que, pour ouvrir le Macintosh, il faut des outils spécifiques. Le Mac est fermé, et ses entrailles inaccessibles au commun des mortels. Il ne peut pas embarquer de systèmes qui n’ont pas été conçus pour lui et ne peut pas être optimisé. C’est ce que Jobs appelle le « end-to-end control » : un ordinateur compatible avec rien, une machine qui est sa propre finalité. Un objet rempli de contradictions : l’ordinateur personnel enfin à disposition de tout un chacun, mais avec lequel on ne peut rien faire ; l’artefact qui promet une ouverture sur le monde, mais doté d’un système en vase clos qui ne regarde que vers lui-même.

Le point commun entre les réflexions de Gibney et ce morceau de dialogue dans Steve Jobs ? Les deux disent la même chose. Le système fermé, c’était lui, Jobs. L’obsession de la perfection n’a de sens que si la création est strictement délimitée, c’est pourquoi l’artiste clôt ses œuvres sur elles-mêmes, espérant (ou faisant en sorte) que personne ne puisse y toucher par la suite. Dans une séquence flashback, située dans le garage de la maison de Steve Jobs à Los Altos, en Californie, celui-ci soutient à l’autre Steve (Wozniak) que les ordinateurs sont comme des peintures. Cette comparaison nous éclaire sur son obsession de la perfection, sur son goût marqué pour le cadre, le choix des formes et des couleurs, bref, sur ce souci esthétique qui fut toujours le sien, et qui atteignit des sommets avec le NeXT, un cube géométriquement parfait. Elle nous renseigne également sur Jobs lui-même, et sur son besoin, telle une machine, d’évoluer vers une perfection close qui exclut tout le reste.

Peut-on être en même temps un type génial et un être odieux ? Ou, ainsi que le formule intelligemment Wozniak par l’affirmative, dans le 3e acte du film : « Ce n’est pas binaire : tu peux être décent et doué dans le même temps ». C’est la question que pose ce vrai-faux biopic du cofondateur d’Apple. C’est l’interrogation qui sert de porte d’entrée aux contradictions internes de Jobs. Mais, au bout du compte, ce n’est pas à cela que le film répond ; parce que ce n’était pas la bonne question.

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Steve VS Aaron

Il y eut un autre film consacré à Steve Jobs, mais sans le Steve : juste Jobs. C’était en 2013. Il s’était vu propulsé dans les salles françaises au cœur de l’été, en plein mois d’août, et oublié dans la foulée. C’est que le long-métrage de Joshua Michael Stern, sur un scénario de Matt Whiteley, s’il impressionnait par le travail de mimétisme réalisé par Aston Kutcher pour ressembler à son modèle, assez pour que ce soit parfois troublant, voulait aussi en dire un peu trop, et le faisait un peu trop vite, ce qui n’est par ailleurs que le défaut le plus commun des biopics américains. Ce faisant, il finissait par s’apparenter à un brouillon mal dégrossi. Quant à la « performance » de Kutcher, puisqu’il faut bien lui attribuer ce nom, elle se contentait de dresser le portrait d’un génie du marketing, tendance bipolaire, un peu trop proche de Rain Man dans sa manière de traîner les pieds dans les couloirs, et un peu trop éloigné du Jobs sûr de lui que rien n’arrête – dont l’interprétation de Michael Fassbender, à défaut de rechercher la ressemblance, témoigne avec plus de force. Les témoignages que rapporte Alex Gibney dans son documentaire sont formels : Jobs était le genre de type dont on boit les paroles. Kutcher en a fait un mec un peu paumé qui éprouve des difficultés à aligner trois mots, Fassbender a tenté d’en saisir toute la puissance de conviction orale, celle qu’il fallait déployer pour convaincre un homme comme John Sculley de quitter Pepsi-Cola pour devenir P-DG d’Apple.

Steve Jobs a, il est vrai, injecté beaucoup plus de Steve qu’il n’y en avait dans Jobs. À la base, il y a un scénario d’Aaron Sorkin, élevé au rang de génie du script depuis la série À la Maison Blanche et le film The Social Network – liste à laquelle on oublie trop souvent d’ajouter Le Stratège, une œuvre passionnante de Bennett Miller sur un sport qui, certes, manque de popularité dans nos contrées : le baseball. En 2012, Sorkin confirme qu’il bûche sur un scénario dont Jobs sera le personnage principal. Ses sources ? D’une part, l’épaisse biographie signée Walter Isaacson, qui fait autorité sur le sujet. D’autre part, des interviews menées par Sorkin auprès des proches du cofondateur d’Apple, disparu en 2011. L’idée, c’est de raconter une tranche de 14 ans de la vie de Jobs, entre 1984 et 1998, en trois actes, comme au théâtre. Un biopic qui n’en est pas un, en somme. Un héritage de Lamar Trotti, peut-être, lui qui avait si bien adapté pour l’écran l’existence d’Abraham Lincoln, en préférant le détail plutôt que la généralité, dans Vers sa destinée de John Ford, en 1939.

Trois actes, trois moments clés de la vie de Steve Jobs, six personnages récurrents qui sont autant d’astres en orbite autour de cet étrange soleil noir. Il y a Steve Wozniak, l’autre cofondateur d’Apple (joué par Seth Rogen) ; Joanna Hoffman, le bras droit, l’un des rares êtres humains à avoir su tenir tête à Jobs, ce qui lui valut de remporter deux fois le trophée ad hoc imaginé par les employés de chez Apple, en 1981 et 1982 (interprétée par Kate Winslet) ; John Sculley, ancien P-DG d’Apple qui eut pour particularité de pousser le fils prodigue vers la sortie, avant d’être lui-même remercié par la compagnie (Jeff Daniels) ; Andy Hertzfeld, développeur des premiers temps de l’équipe Mac (Michael Stuhlbarg) ; Lisa Brennan-Jobs, la fille qu’il a mis des années à reconnaître (jouée successivement par trois comédiennes, à trois âges différents) ; et Chrisann Brennan, sa mère (Katherine Waterston). Il y a encore les personnages secondaires, tel Joel Pforzheimer (John Ortiz), journaliste pour le magazine GQ… et seul protagoniste fictif du film.

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De Zuckerberg à Jobs, un même parcours

La structure même du film, organisée autour de ces trois moments, qui tous précèdent une keynote (conférence de lancement d’un produit, exercice dont Jobs était devenu le pape), pour le Macintosh en 1984, pour le NeXT en 1988 alors que Jobs a créé une autre entreprise après avoir été bouté de chez Apple, pour le iMac en 1998 une fois revenu dans le giron de la société qu’il a fondée – cette structure, et ces personnages qui reviennent, semblant tourner en rond autour de Jobs, tout concourt à donner cette sensation d’enfermement, de vase clos, de système fermé, donc, qui est au cœur du script de Sorkin. Et qui, pour lui, semble définir la personnalité de cet homme.

Sorkin est sans doute l’observateur de l’âme humaine qui a su, le mieux, traduire l’acuité de son jugement sous la forme d’un scénario. Son génie va au-delà de la qualité et de l’énergie de ses dialogues, ou de sa façon de découper une intrigue en rondelles pour mieux la servir sur un plateau. Non, Sorkin a ce talent de produire une coupe transversale de l’âme, en entremêlant la psychologie, le comportement et l’esthétique. Vous avez un doute ? Revoyez The Social Network, encore et encore : son traitement de Mark Zuckerberg est fabuleux, ne serait-ce que parce qu’il en fait un type qui se définit avant toute chose par le fait qu’il pense deux, trois, quatre fois plus vite que les autres. Et peu importe que ces personnages (Zuckerberg, Jobs, ou même Billy Beane dans Le Stratège) se soient éloignés de leurs modèles : le cinéma n’a jamais été une reproduction exacte du réel.

Sorkin veut nous dire quelque chose – mais pas seulement sur Apple. Pas plus qu’il ne cherchait à parler de Facebook dans The Social Network, ou qu’il n’espérait une forme d’authenticité dans sa manière de dépeindre les caractères et les situations. Le scénariste veut révéler le mécanisme qui est sous-jacent dans la façon dont l’être produit du sens. Comment Jobs produisait-il du sens, un sens d’une telle ampleur qu’il a touché des millions de personnes par le biais de ses produits ? Voilà la question à laquelle répond Steve Jobs, sans réellement l’avoir posée.

MICHAEL FASSBENDER portrays the pioneering founder of Apple in ?Steve Jobs?, directed by Academy Award? winner Danny Boyle and written by Academy Award? winner Aaron Sorkin. Set backstage in the minutes before three iconic product launches spanning Jobs? career?beginning with the Macintosh in 1984, and ending with the unveiling of the iMac in 1998?the film takes us behind the scenes of the digital revolution to paint an intimate portrait of the brilliant man at its epicenter.

Le complexe de la création

Ce qui saute aux yeux, en regardant Steve Jobs, c’est combien la notion de création innerve l’œuvre. Une notion qui se nourrit d’une confusion : d’un côté, la fabrication de produits manufacturés à destination d’un usage superflu (ordinateurs personnels, et plus tard, au-delà du film, de lecteurs de musique, téléphones ou tablettes) ; de l’autre, la mise au monde d’un être vivant complexe, une petite fille, Lisa. Cette confusion est au cœur du long-métrage et rend compte de la nature de son personnage principal : le fait qu’il ait baptisé un ordinateur du nom de sa fille (LISA) tout en refusant catégoriquement de reconnaître la paternité de celle-ci, assumant de fait d’être le géniteur d’une machine mais pas d’un être vivant, contribue à installer cette confusion dans le tissu même de la psychologie jobsienne. Ce n’est pas un hasard si Jobs semble « découvrir » sa fille au moment où celle-ci utilise le logiciel MacPaint pour esquisser un dessin sur le Macintosh, ce qu’il rapportera plus tard à Sculley comme on raconte avec fierté, à ses proches, les premiers pas ou les premiers mots de son enfant : tout se passe comme si Lisa venait à la vie à travers son usage de la machine, comme si l’être humain naissait de l’artefact et non l’inverse.

Or, la notion de création accompagne nécessairement la question du divin. Celui qui crée occupe symboliquement la place d’un dieu. C’est en principe le cas dans la mythologie et la fiction, depuis Prométhée jusqu’à sa version moderne établie par Mary Shelley, Victor Frankenstein. Celui qui donne la vie a tout pouvoir. Jobs se prend-il pour Dieu ? Plusieurs indices, dans les deux premiers actes, laissent à penser qu’au minimum, Steve Jobs aime à faire croire aux autres que c’est le cas. Quand Jobs reproche à Andy le problème technique qui pourrait empêcher l’ordinateur de dire « Hello », malgré trois semaines de préparation, il ajoute : « alors que l’Univers fut créé en trois fois moins de temps que ça ». Et Andy de répondre : « Et un jour, il va falloir que tu nous expliques comment tu as fait ça [créer l’Univers en si peu de temps] ». Plus tard, face aux reproches de Joanna qui s’inquiète de ce qu’il va faire pour cette petite fille qui voit en lui son père, Jobs rétorque : « Dieu a envoyé son propre fils en mission suicide, et tout le monde l’aime quand même parce qu’il a créé les arbres ». Il n’y a, en effet, que les dieux (ou les envoyés des dieux) qui sont autorisés à sacrifier leur progéniture pour le « bien » de l’humanité. Enfin, il y a ce dialogue avec Wozniak, au cœur du 2e acte, dans la fosse d’orchestre du San Francisco Opera House quelques minutes avant la keynote de lancement du NeXT, et un Jobs qui relègue l’autre Steve au rang de simple (mais talentueux) musicien tandis qu’il s’élève lui-même au niveau du chef d’orchestre. La direction d’orchestre est elle-même une position pseudo-divine : dans la cosmogonie de J.R.R. Tolkien (Le Silmarillion), le dieu Ilúvatar crée l’Univers et tout ce qu’il contient sous forme de partition musicale, et ce sont ses musiciens qui sont chargés de créer le monde et les êtres qui l’habitent.

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Création et culpabilité

Steve Jobs est donc un film : 1) sur le processus de création, 2) sur le besoin de reconnaissance qu’elle engendre, et 3) le sens qu’elle produit. Jobs, c’est Frankenstein, à ceci près qu’au lieu de créer un être monstrueux ex nihilo, il est déchiré entre ses deux « productions » : l’humain (Lisa) et la machine (Apple II, LISA, Macintosh, NeXT, iMac, etc.). Mais le sentiment de culpabilité est identique à celui qui innerve le roman de Shelley, et qui lui confère son sens in fine : on est toujours poursuivi par ce que l’on a créé, jusqu’à la mort. Sauf que Jobs inverse le propos : il aimerait que les êtres humains soient comme des ordinateurs, et que les ordinateurs soient comme des êtres humains.

Si les machines le rassurent, les gens, eux, l’effraient – ce qui est exactement le contraire pour les autres personnages, et notamment pour Joanna qui fait référence au HAL 9000 de 2001, l’Odyssée de l’espace en soulignant que ce n’est pas parce qu’un ordinateur sait dire bonjour qu’il n’en est pas moins inquiétant. Or, Jobs, lui, veut injecter de la vie dans la machine, raison pour laquelle il insiste tant, dans le 1er acte, pour que le Macintosh dise « Hello ». Pas pour rassurer les spectateurs, pas pour rendre la machine sympathique : pour la rendre humaine. Car s’il peut rendre la machine plus humaine, peut-être pourra-t-il ensuite appliquer à lui-même un processus identique.

In this image released by Universal Pictures, Michael Fassbender, left, as Steve Jobs and Makenzie Moss as a young Lisa Jobs, appear in a scene from the film, "Steve Jobs." The movie releases in the U.S. on Friday, Oct. 9, 2015. (Francois Duhamel/Universal Pictures via AP)

Steve Jobs et son désir de perfection

L’obsession de Jobs pour des ordinateurs « fermés », comme le Macintosh du 1er acte, renvoie à Jobs lui-même. Lors du flashback dans le garage avec Wozniak, on assiste à un débat houleux à propos du nombre de branchements possibles sur l’Apple II : Jobs ne voulait que deux branchements (contre huit finalement) parce qu’il souhaitait un système complètement fermé, où l’on ne puisse brancher que le minimum. Or, c’est la possibilité de costumiser la machine qui a fait le succès de la machine. Wozniak lance alors cette phrase magnifique : « Les ordinateurs ne sont pas censés être fabriqués à partir des défauts humains. Je ne vais pas construire celui-ci avec les tiens. » C’est la phrase essentielle du film : c’est Jobs lui-même qui n’est compatible avec rien, ni avec personne. Parce qu’il est quelqu’un qui ne sait rien faire, en vérité (dans le 2e acte, Wozniak lui demande : « Tu n’es pas un ingénieur, tu n’es pas un designer, tu ne sais même pas planter un clou avec un marteau : qu’est-ce que tu fais exactement ? »). Jobs ne fabrique pas des produits, il est le produit. C’est pourquoi, à mesure que le film avance, il tend de plus en plus vers une certaine idée de la perfection.

Danny Boyle et son chef opérateur Alwin Küchler ont utilisé trois formats de caméra différents, afin de distinguer les trois périodes et de mettre en valeur, à chaque fois, l’état d’esprit du personnage : du 16 mm pour 1984 (côté spontané, amateur), du 35 mm pour 1988 (un aspect plus léché, plus sérieux), et du numérique pour 1998 (qui correspond au lancement de l’iMac). Ainsi, l’image du film gagne en finesse et en définition – tout comme les appareils fabriqués par Jobs, et tout comme Jobs lui-même, qui se perfectionne progressivement. Les trois actes du film peuvent ainsi être lus comme les trois étapes de la « fabrication » du personnage Jobs, et de sa relation au monde. Sauf que le « défaut » de base du personnage n’est jamais réparé. S’il y a bien une de ses machines qui lui ressemble le plus, c’est le NeXT : un cube parfait, mais que l’œil humain, ne pouvant matérialiser la perfection, persiste à percevoir comme légèrement imparfait. Voilà l’essence du drame de Steve Jobs.

Dans un dialogue révélateur avec Wozniak, lors du 3e acte, celui-ci estime que les produits créés par Jobs sont meilleurs que lui. Et Jobs de répondre : « C’est le but ». Jobs voulait produire des artefacts parfaits qui compenseraient ses propres défauts, ses contradictions insolubles. Le film de Boyle fait la même chose : en étant bien meilleur que ne l’était le modèle de son personnage, il s’impose comme l’aboutissement d’une perfection que Jobs a toujours recherchée.

Eric Nuevo

Steve Jobs
USA
Réalisation : Danny Boyle
Scénario : Aaron Sorkin, d’après le livre de Walter Isaacson
Production : Universal Pictures, Legendary Pictures, Scott Rudin Productions
Photographie : Alwin H. Küchler
Musique : Daniel Pemberton
Montage : Elliot Graham
Distribution : Michael Fassbender, Kate Winslet, Seth Rogen, Jeff Daniels, Michael Stuhlbarg, Katherine Waterston…
>Durée : 2h02
Date de sortie française : 03 février 2016



Joe D’Amato chez Bach Films : Sea, Sex and Sun… version morbide

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orgasmo nero jaquette



Certains cinéastes sont difficiles à cerner. Surtout s’ils sont Italiens et ont œuvré dans les années soixante-dix et quatre-vingt. Ils pouvaient alors tout expérimenter et, à travers les pires films commerciaux, glisser des idées très personnelles. Après le bouquin paru chez Artus Films, il est temps de reparler de Joe D’Amato, alias Aristide Massaccesi, dont deux nouveaux titres viennent de paraître chez Bach Films. Et pas n’importe lesquels.

Chef opérateur depuis 1969 et réalisateur depuis 1972, notre Aristide a tourné un peu de tout, quelquefois n’importe quoi, mais il serait injuste de ne voir dans sa carrière qu’une succession de « coups » financiers. C’est un fait, Joe D’Amato suit les modes, de ces séquelles du Décaméron magnifié par Pasolini aux cowboys cuisinés all’arabiata, de ces comédies déshabillées aux documentaires mondo, avec un goût toujours très prononcé pour l’érotisme. C’est un fait aussi que D’Amato crée parfois des concepts qui vont ensuite être récupérés tant et plus par nombre de ses confrères. Et l’on reconnaîtra que son Anthropophagous, tourné en 1980 et déjà édité par Bach Films, mérite largement le détour. 1980 est également l’année où il tourne coup sur coup Sesso nero et Orgasmo nero, ce dernier rebaptisé chez nous Les plaisirs d’Hélène. Ce sont ces deux-là que Bach Films vient de placer sous les projecteurs.

Orgasmo nero

Disons-le tout de suite : Sesso nero présente l’avantage d’être le premier film porno tourné en Italie. Et, comme Orgasmo nero qui n’est qu’érotique, avec seulement une scène que l’on pourrait qualifier de pornographique, tous deux peuvent bénéficier de sous-lectures politiques, comme c’est souvent le cas avec les cinéastes italiens. Tournés en République dominicaine, où D’Amato se met à travailler assidûment à la fin des années soixante-dix, les deux sujets sont classés par les exégètes dans la catégorie « érotique/exotique » du réalisateur. Sous-texte politique donc, surtout avec Orgasmo nero. Un couple occidental (Richard Harrison et Nieves Navarro, actrice espagnole qui tourne ici sous son pseudo habituel de Susan Scott) s’entiche d’une jeune indigène (Lucia Ramirez, étonnante parce que belle et toujours imperturbable, ce qui crée un certain malaise). Ils la prennent avec eux — c’est-à-dire que la jeune fille ne pourra plus retourner auprès de ses parents sous peine de déshonneur — et celle-ci devient un objet sexuel. Les nombreuses scènes de sexe cachent à peine l’égoïsme des Blancs : non seulement ils acceptent volontiers la soumission de leur « conquête », mais ils n’auront aucun remord lorsqu’il s’agira de s’en débarrasser. Pire : en guise d’excuse, ils parlent d’amour, prétexte à bien des excès et des trahisons. Tout ne va bien sûr pas se passer comme ils le pensent. Ce qui est indéniable en tout cas, c’est que le cœur de D’Amato penche du côté des Dominicains.

Sesso nero jaquette

Malaise encore avec Sesso nero, dont le scénario est signé George Eastman, la vedette d’Anthropophagous. Le film est pourtant un porno et, malgré tout, son sujet est dérangeant, à cent lieues des thématiques abordées habituellement. Incarné par Mark Shannon — c’est-à-dire Manlio Cersosimo, un des acteurs italiens les plus connus dans ce domaine —, un homme revient en République dominicaine, incapable d’oublier la jeune femme qu’il a quittée et qui est morte d’amour pour lui (Annj Goren). Son retour est aussi expliqué par sa maladie : atteint d’un cancer de la prostate dont l’issue est une opération et le renoncement à tout acte sexuel, Shannon veut griller ici ses dernières cartouches. Ce qu’il fera à plusieurs reprises, mais poursuivi par le fantôme de celle qu’il a à tout jamais perdue. On est très loin des grivoiseries françaises tournées à la même époque et beaucoup plus proche des pornos « à thèse » américains, tels que Devil in Miss Jones (1973, Gerard Damiano). Les relations sexuelles sont ici liées à la souffrance, physique autant qu’intellectuelle. La réalité devient cauchemardesque et une fois de plus, comme avec Orgasmo nero, l’Occidental se sent victime de traditions caraïbes qu’il ne cherche même pas à comprendre.

Sesso nero Shannon Ramirez

D’Amato n’a peur de rien. Au sexe, il ne craint pas de mêler des séquences de cannibalisme, de meurtre et de castration. Certes, Oshima avec L’empire des sens et Ferreri avec La dernière femme, tous deux en 1976, ont filmé avant lui un sexe masculin tranché dans le vif. C’est la preuve que le cinéaste sait aussi se référer aux plus grands auteurs de son époque, plutôt que se contenter de piller allègrement les grands succès commerciaux américains.


Jean-Charles Lemeunier

Sesso nero
Année : 1980
Origine : Italie
Réalisateur : Joe D’Amato
Scénario : George Eastman (Luigi Montefiori)
Photo : Enrico Biribicchi
Musique : Nico Fidenco
Montage : Ornella Micheli
Avec Mark Shannon, Annj Goren, George Eastman, Lucia Ramirez

Orgasmo nero
Année : 1980
Origine : Italie
Titre français : Les plaisirs d’Hélène
Réalisateur : Joe D’Amato
Scénario : Aristide Massaccesi
Photo : Alberto Spagnoli
Musique : Stelvio Cipriani
Montage : Haidi Morras
Avec Susan Scott, Richard Harrison, Lucia Ramirez, Mark Shannon

Deux films édités par Bach Films le 18 janvier 2016.


« Cinderella » de Pierre Caron : Une Cendrillon sans haillons

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cinderella

Il faut se faire à l’évidence : il en est des films comme des promesses qui ouvrent parfois des horizons et déçoivent à l’arrivée. C’est le cas de Cinderella (1937) que propose Gaumont dans sa fabuleuse collection « À la demande ». L’auteur, Pierre Caron, souffre d’une sacrée réputation. Il assista pourtant Guitry, signant avec lui L’accroche-cœur en 1938, mais eut surtout le redoutable privilège de réaliser en pleine occupation Pension Jonas (1942), film aujourd’hui invisible qu’on espère voir un jour refaire surface et qui, selon les historiens, fut interdit pour cause… d’imbécillité. Ce qui sans doute relève de la légende car si une telle clause de censure existait, nombreux seraient les sujets à ne jamais figurer sur aucun écran. Le vrai tort de Caron est d’avoir travaillé pour les Allemands de la Continental Films, une maison de production installée à Paris sous tutelle nazie et qui avait à son service le gratin du cinéma français, de Maurice Tourneur à Henri-Georges Clouzot en passant par Pierre Fresnay, Fernandel et Raimu.Caron y tourne Ne bougez plus en 1941 et sera condamné à la Libération. Il s’enfuit en Espagne puis au Vénézuéla où il meurt en 1971.

Bien avant ces problèmes de collaboration, effective ou pas, Caron tourne donc Cinderella, l’histoire d’une moderne Cendrillon. Parce qu’elle a cassé de la vaisselle, Evelyn, jeune Américaine à Paris, est renvoyée du restaurant où elle travaillait. Heureusement que, parmi les fidèles de l’établissement, se trouve une bande de joyeux drilles, petites mains au théâtre d’en face. Ils arrivent à faire embaucher Evelyn comme femme de ménage. Puis comme danseuse, le directeur dudit théâtre (Marcel Vallée) voulant se débarrasser de la star maison (Christiane Delyne). Et ça tombe bien puisque Evelyn sait danser et chanter. Ajoutons à cela une rencontre fortuite avec un astronome (Maurice Escande) dont la jeune femme tombe amoureuse et à qui elle n’ose avouer son véritable métier et le tour est joué pour une petite comédie sans prétention et finalement plaisante à regarder.

Joan Warner

En quoi peut-on alors s’estimer déçu ? C’est que le rôle d’Evelyn a été attribué à Joan Warner. Vous ne connaissez pas Joan Warner ? Normal, elle est tombée dans l’oubli depuis des lustres. Elle fut pourtant dans les années trente une des plus fameuses « danseuses nues » de l’après-Josephine Baker, aux côtés de Sally Rand côté américain et Colette Andris et La Visirova côté français, cette dernière ayant fait le sujet du premier roman de Roger Vailland. En 1935, deux ans avant Cinderella, Joan Warner qui se produisait nue dans un cabaret a été attaqué pour « outrage à la pudeur » par un client. Son acquittement aurait dû permettre à la danseuse de continuer son métier dans le même (joli) costume. C’est là où le bât blesse avec Cinderella. La jeune femme n’apparaît jamais nue. Un comble !

Pourtant, le cinéma français des années trente adore ces petites dames déshabillées, tant dans les opérettes de sous-préfectures que dans les meilleurs des films d’auteurs, à commencer par ceux de Duvivier et Renoir. On n’a pas oublié, chez le premier, ces Marocaines qui se baignent dans le plus simple appareil dans Les cinq gentlement maudits (1931), ce « film dans le film » qui ouvre Le paquebot Tenacity (1934) et encore moins ces danseuses seins nus, de flamenco dans La bandera (1935) et de cabaret, coachées par Louis Jouvet, dans Un carnet de bal (1937). Chez Renoir, le corps féminin a souvent été magnifié et, dans ces années-là, on se souvient de celui de Catherine Hessling dans Nana (1926) ou de Celia Montalvan dans Toni (1935), sur lequel le grassouillet Max Dalban n’a de cesse de vouloir poser la main, aussi lourde que le reste de sa personne. Résumons-nous : le cinéma de l’entre-deux-guerre cultive la licence et Joan Warner est une danseuse nue. Pierre Caron, dès les premières minutes, nous met même les points sur les i : son film va parler du corps féminin. Dans une répétition sur la scène du théâtre où va atterrir Evelyn, un ténor rondouillard serre de près sa chanteuse et, au plus fort de leur duo, pose carrément les mains sur les seins de sa partenaire, ce qui doit l’aider à avoir un meilleur coffre. Puis, alors qu’on ne s’y attend pas du tout, trois danseuses en fond de plan ôtent soudain tous leurs vêtements et se retrouvent à poil. Diantre, se dit le vrai cinéphile tout aussi attentif à ce qui se passe au premier plan qu’en coulisses, en voilà un film qui démarre bien.

Puis arrive le personnage de Christiane Delyne, vedette has been jalouse de l’arrivée de la jeune recrue. Elle se précipite dans le bureau du directeur avec son costume de scène, un collant noir façon Musidora qui ne cache rien de son corps replet. L’actrice a même montré beaucoup plus dans La cure sentimentale (1932) de Pierre Weill. On se dit qu’avec ces deux-là, Joan Warner et Christiane Delyne, on va en avoir pour son content. Que nenni ! Non seulement Caron a le toupet de ne pas dévêtir son actrice/danseuse (c’est tout juste si on aperçoit la pointe d’un sein sur une photo publicitaire) mais il ose la faire danser habillée devant des girls topless.

Cinderella affiche

Mais la plus grosse déception survient au cours d’un bal des Quat’Z’arts où Joan Warner va figurer « la Vérité toute nue », portée sur un bouclier par des étudiants délurés menés par leur vieux professeur (Paul Faivre) qui fuit son dragon de femme (Jeanne Fusier-Gir, déjà dans son rôle habituel de vieille fille rangée). Joan porte une toge et Christiane Delyne une tunique antique dont le soutien-gorge s’ouvre par le milieu. On se prête à rêver. On sait Delyne jalouse, on voit Joan Warner habillée alors qu’elle devrait être aussi nue que la Vérité. Dans cette ambiance d’orgie romaine digne de celle des contemporains Dégourdis de la Onzième de Christian-Jaque, on se dit que Delyne va pouvoir prouver ce qu’est la Vérité en dégrafant hardiment son soutif, ce que, entre nous, Ginette Leclerc osera faire face à Maria Mauban dans Le chômeur de Clochemerle (1957) de Jean Boyer, histoire de montrer quelle poitrine est la plus ferme, sous le regard éberlué de Fernandel. Rien de tout cela ici. Frappé par une foudre censurielle en cours de film, il semble que Pierre Caron n’ose plus rien et se contente de filmer sagement les amours béats de la danseuse et de l’astronome.

Alors, il reste tout le reste et surtout les chansons, plutôt les chansonnettes, qui nous laissent admiratifs de ce que l’on pouvait, l’on osait montrer à cette époque. Tout aussi formidable que les couplets sur la vie dans la chaussure entonnés par Préjean dans Dédé, ou Le nouveau chapeau de Zozo que décline avec vigueur et aisance Chevalier dans Avec le sourire (que l’on retrouve dans la même collection DVD Gaumont) ou encore cette Fille du bédouin éraillée avec entrain, l’accent des faubourgs en prime, par Milton dans Le comte Obligado, la chanson Il a mal aux reins, Tintin est digne des airs enlevés de Fernandel dans l’ensemble de ses films. Chansons sans complexe, qui ne se prennent pas du tout au sérieux. Chansons qui sont censés faire rire, ne le font pas toujours mais mettent certainement de très bonne humeur qui les écoute.

C’est le cas de Cinderella, finalement. Le film ne va pas très loin, nous laissant en rade assez souvent, mais c’est cette bonne humeur et le surjeu de la plupart des comédiens (entre autres Suzanne Dehelly en fiancée du fameux Tintin qui a mal aux reins et O’Dett dans le rôle d’un étudiant) qui font que le film emporte in extremis la mise. Ajoutons à cela tous les grands noms que l’on retrouve au générique : Vincent Scotto à la musique, Harry Pilcer à la chorégraphie – il fut le partenaire de Mistinguette et de Gaby Deslys qui, elle aussi, ne s’effrayait pas de danser peu vêtue – et Boris Kaufman, le frère de Dziga Vertov, à l’image.

Jean-Charles Lemeunier

DVD paru dans la collection « Gaumont à la demande » le 20 janvier 2016.

Cinderella
Année : 1937
Origine : France
Réalisation : Pierre Caron
Scénario : Jean Montazel
Photo : Boris Kaufman
Musique : Vincent Scotto
Chorégraphie : Harry Pilcer
Avec Joan Warner, Christiane Delyne, Maurice Escande, Guy Berry, Suzanne Dehelly, Paul Faivre, Jeanne Fusier-Gir, Philippe Janvier, Charles Lemontier, Rafael Medina, O’Dett, Félix Paquet, Marcel Vallée, Titys, Georges Grey, Jane Stick, l’orchestre de Jo Bouillon, les Bluebell Girls, les Boys des Folies Bergère, les Mannequins des Folies Bergère…


Sherlock Holmes (Artus Films) : Complémentaire mon cher Watson

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Chaque génération a son Sherlock Holmes. Les plus jeunes imaginent aisément pour se représenter le personnage de Conan Doyle les traits de Robert Downey Jr, tel qu’il apparaît dans les films de Guy Ritchie, ou ceux de Benedict Cumberbatch et Jonny Lee Miller dans les séries Sherlock et Elementary. Mais pour beaucoup, penser à Sherlock Holmes remet en mémoire le village allongé et sérieux de Basil Rathbone, dont les films des années quarante passaient encore en boucle trente ans après à la télévision française.
Rathbone a d’ailleurs tellement marqué le détective que, lorsqu’en 1954, la télévision américaine décide de remettre en selle l’homme au deerstalker (la fameuse casquette), sa pipe et son archet, c’est à Ronald Howard qu’elle fait appel. Et Ronald Howard, fils du célèbre Leslie Howard — le mollasson dont Scarlet est amoureuse dans Autant en emporte le vent — a le même style de visage que Basil Rathbone. Et il possède la même distinction britannique que le grand Basil. C’est normal, Ronald est natif de la perfide Albion alors que Rathbone, curieusement, a vu le jour en Afrique du sud.

Sherlock R.Howard

Alors que le grand Sherlock n’est toujours pas démodé, bien au contraire puisqu’il est à nouveau décliné sous toutes les formes, y compris flanqué d’une Watson féminine dans Elementary, Artus Films a eu la riche idée de ressortir en DVD les 39 épisodes d’une demi-heure de Sherlock Holmes, produits entre 1954 et 1955 par Sheldon Reynolds et tournés en France. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’on retrouve tout au long des différents génériques un grand nombre d’acteurs français. Citons Jacques François, Delphine Seyrig, Sacha Pitoeff, Nicole Courcel, Jacques Dacqmine, Grégoire Aslan et de nombreux autres seconds rôles. Mais on a également la surprise de découvrir, au fil des épisodes, Paulette Goddard, Dawn Addams ou Michael Gough, l’Alfred des Batman de Tim Burton.

Sherlock Holmes Watson Lestrade

Beaucoup de ces histoires courtes sont tirées de Conan Doyle lui-même, les autres scénarios étant principalement écrits par Charles et Joseph Early, Lou Morheim, Sheldon Reynolds et quelques autres. Outre la rencontre entre Sherlock et le Dr Watson, interprété par Howard Marion-Crawford, dans le premier épisode et la présence quasi systématique et inefficace de l’inspecteur Lestrade (Archie Duncan), le reste de la série est toujours composé de la même manière ou presque : souvent, Holmes et Watson vaquent tranquillement à leurs occupations dans leur appartement du 221B Baker Street lorsque quelqu’un vient taper à leur porte pour leur apporter une affaire incroyable. Enfin, toujours incroyable pour Watson, qui roule des yeux devant le mystère, alors que Holmes, fin stratège, pose quelques questions et a déjà une idée précise de la solution. D’autres fois, l’action démarre d’abord et ce n’est qu’ensuite que l’on vient chercher de l’aide auprès des deux amis. Qu’ils aillent enquêter dans des châteaux, des chambres d’hôtels, des bars, un repère de faux-monnayeurs ou un train, les deux héros fonctionnent à peu près à l’identique. Et lorsqu’il faut un bon coup de poing pour se débarrasser d’un importun, c’est toujours Watson qui s’en charge.

Doit-on également le préciser ? L’humour est omniprésent dans chacune des énigmes, certains épisodes frisant même la parodie. C’est le cas de The Case of the Texas Cowgirl, où une sorte de Calamity Jane vient quérir les bons services du détective. La différence de langues, d’accents et de comportements entre Américains et British est ici épinglée et l’actrice principale, Lucille Vines qui joue la cowgirl, en rajoute juste ce qu’il faut. Mais les Américains, qui produisent la série, ne tiennent pas à être les seuls dindons de la farce et c’est bien souvent que, au fil des récits, ils se moquent des habitudes de leurs cousins d’outre-Atlantique. Ainsi, dans The Case of the French Interpreter, Watson cherche Holmes jusque dans le club où ce dernier se retire quelquefois. Or, dans ce club très britannique, il est interdit de s’adresser à quiconque en parlant. Mais Watson a des choses importantes à dire à son détective préféré et il ose briser la loi du silence. Ainsi, les Américains fustigent-ils avec humour des mœurs qui leur semblent bien ridicules.

Sherlock Holmes et Watson

Chaque nouvelle histoire amène son lot de surprises : c’est Watson soupçonné de meurtre, ou une momie égyptienne qui rit, ou le son d’un violon fantôme, etc. On se laisse facilement prendre, d’autant que les trois cinéastes qui signent la totalité de la série (Jack Gage, Sheldon Reynolds et Steve Previn) ne prennent pas de détours et traitent simplement mais efficacement chaque histoire en un temps record. Dès l’introduction, rythmée par la musique de Paul Durand, le spectateur est dans le bain.

Alors à ceux qui, selon leur âge et leur goût, pourraient demander ce que ce Sherlock-là pourra leur apporter de nouveau, eux qui connaissent sur le bout des doigts les aventures de leur héros incarné par Rathbone, ou Christopher Lee, ou Robert Downey, ou dans les deux séries actuelles, la réponse est toute trouvée : complémentaire, mon cher Watson !

Jean-Charles Lemeunier

Série Sherlock Holmes (1954-1955) édiée en DVD par Artus Films depuis le 15 mars 2016.


« L’antéchrist » d’Alberto De Martino : Ramassez la copie… et applaudissez

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La plupart des cinéastes italiens ont fait leurs classes en regardant par dessus l’épaule de leurs collègues américains. Lesquels avaient beau râler « Arrête de copier », rien n’y faisait. Alberto De Martino ne fait aucunement exception à cette règle d’or. Actif, en tant que réalisateur, de 1961 à 1985 — il a aussi été acteur, dès 1937, dans le Scipion l’Africain de Carmine Gallone mais aussi scénariste et assistant-réalisateur —, De Martino a plus ou moins lorgné en douce (pourquoi en douce, d’ailleurs ? C’était totalement assumé) la copie de Kubrick pour Il gladiatore invincibile (1961), celle d’Aldrich pour De la gloire à l’enfer (1967) ou celle de Coppola pour Le conseiller (1973). Il a parodié les James Bond dans Opération frère cadet, joué par le propre frère de Sean Connery, Neil Connery, et se paie souvent le luxe de sortir son film à quelques mois d’intervalle de celui dont il s’inspire.

Ainsi, pour L’antéchrist dont le DVD vient de sortir chez Le Chat qui fume, ce démarquage inspiré de L’exorciste sort en Italie le 22 novembre 1974 alors que le film de William Friedkin, sur les écrans américains depuis décembre 1973, ne franchit l’Atlantique que l’année suivante pour débarquer à Rome seulement le 4 octobre 1974. Assurément, l’Alberto fait fort !

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Même si l’histoire de L’antéchrist est carrément pompée sur le scénario de William Peter Blatty, reconnaissons au scénario de Gianfranco Clerici, Alberto De Martino et Vincenzo Mannino et surtout à la réalisation de De Martino une coloration italienne très attractive. Depuis Mario Bava et Dario Argento, les cinéastes transalpins ont su tirer parti des couleurs vives et des paysages qu’offre leur beau pays. Ici, le rouge est de mise et les plans du palais de Mel Ferrer, du Vatican ou du Colisée sont beaucoup plus attrayants que la grisaille de Washington. Saluons également les décors d’Uberto Bertacca, tel ce couloir qui mène à la chambre de la possédée orné de bustes penchés semblant épier quiconque s’aventure là. L’effet est très fort.

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Question trucages, Carla Gravina, démoniaque jeune femme beaucoup plus sexy que Linda Blair, n’a pas la tête qui tourne à 360°, telle sa consœur américaine, mais crache autant de bile verte, tient les mêmes propos de poissonnière et se paie elle aussi des allers-retours du sol au plafond. Le jeu de l’actrice, les yeux révulsés, est tout aussi impressionnant que celui de Linda Blair et elle a la chance d’être entourée par quelques cadors américains en train d’achever tranquillement leur riche carrière à Cinecitta : Mel Ferrer dans le rôle du père et Arthur Kennedy dans celui du tonton cardinal. Ajoutons-y Alida Valli, entraînée aux films d’horreur chez Bava avant de poursuivre avec Argento, Umberto Orsini et la délicieuse Anita Strindberg. Les talents ne sont d’ailleurs pas que devant la caméra : pour la photographie du film, De Martino est allé chercher Aristide Massaccesi, excellent chef-op’ devenu réal de films d’exploitation sous le nom de Joe D’Amato. Et pour la musique, chapeau bas, puis qu’il a fait appel à Ennio Morricone et Bruno Nicolai. Respect !

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Bon, l’exorcisme amène toujours son lot de prêtres brandisseurs de croix un peu pénibles. Ici, il faudra quand même pas loin de trois d’entre eux pour tenir tête à Satan. On regrettera, mais c’était aussi le cas chez Friedkin, que tout cela soit très premier degré, sans cette ambiguïté qui habite tout le début de Rosemary’s Baby : est-ce vraiment du satanisme ou la jeune femme est-elle cintrée ? En revanche, très bonne nouvelle : la balance ne penche pas seulement du côté des curés. Ainsi, tout le début de L’antéchrist, qui se déroule au cours d’une cérémonie chrétienne où les foules entrent en transes, ressemble aux errements d’une secte et Carla Gravina, une fois possédée, se conduira comme ces mystiques. Où commence la religion et la foi, où s’arrête la folie et/ou la possession ? Dans un pays catholique comme l’Italie, il est certain qu’on ne peut pas traiter de tels sujets tout à fait de la même façon que les Américains, même si on s’en inspire fortement. C’est là toute la qualité de cet Antéchrist qu’on est heureux de découvrir dans une version intégrale, augmentée d’une présentation très érudite par Francis Didelot et d’un livret de 26 pages comportant de très belles reproductions d’affiches et de photos d’exploitation.

Jean-Charles Lemeunier

Le film sort en DVD chez Le Chat qui fume le 5 avril 2016.

L’Antéchrist
Pays : Italie
Année : 1974
Titre original : L’anticristo
Réalisateur : Alberto De Martino
Scénario : Gianfranco Clerici, Alberto De Martino et Vincenzo Mannino
Images : Aristide Massaccesi
Musique : Ennio Morricone, Bruno Nicolai
Montage : Vincenzo Tomassi
Décors : Uberto Bertacca
Avec Carla Gravina, Mel Ferrer, Arthur Kennedy, George Coulouris, Alida Valli, Umberto Orsini, Anita Strindberg, Mario Scaccia…


« Arrriva Dorellik » de Steno : La gigue d’un gentleman extraordinaire

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Mettons d’emblée les choses au point. Si vous adorez les films d’auteurs et consommez à outrance les DVD de Godard, Bergman, Welles, Malick ou Fellini, ce film n’est pas forcément pour vous ! Si vous êtes fous de super-héros et connaissez leurs aventures sur le bout des doigts, qu’elles soient en bandes-dessinées ou en 3D sur grand écran, ce film n’est pas forcément davantage pour vous. Car Arrriva Dorellik est, comment dire… quelque chose dont on n’a pas l’habitude, déjà que les héros dont s’inspire le personnage principal de Steno sont enfouis au fond de nos mémoires : les Satanik et autres Diabolik.

À l’origine d’Arrriva Dorellik, on trouve Johnny Dorelli, acteur italien dont peuvent à la rigueur se souvenir ceux qui ne rataient pas les films de Dino Risi consacrés aux monstres du quotidien : Les monstres, Une poule, un train et quelques monstres, Les nouveaux monstres et, enfin, Les derniers monstres. C’est dans ce dernier qu’apparaissait Dorelli, flanqué de sa superbe femme Gloria Guida (pour les amateurs, ils sont toujours mariés à l’heure actuelle), héroïne d’une flopée de comédies sexy. Mais si le public français faisait la quasi connaissance de l’individu seulement en 1982 — allez, même un peu avant puisque Dorelli figure dans le célébrissime Pain et chocolat en 1973 —, il n’en allait pas de même pour les Italiens. Car, dès 1956 avec Calypso, Johnny Dorelli était une vedette de la chanson, suivi en 1958 par le succès de Nel blu dipinto del blu, un air que l’on connaît mieux chez nous sous le titre de Volare et qui remporta tous les suffrages lors du festival de Sanremo en 1958, entonné par Dorelli et Domenico Modugno. Puis notre Johnny s’attaque à la télévision, où il obtient son propre show. Pendant tout ce temps, il apparaît aussi au cinéma, plutôt dans des comédies de Mario Mattoli ou Domenico Paolella. Avant d’accéder à la consécration grâce au premier rôle d’Arrriva Dorellik.

arriva dorellik Terry Thomas

Le film démarre dans un aéroport où un commissaire français (Alfred Adam) et son préfet (Jean-Pierre Zola) attendent le super flic de Scotland Yard, Terry-Thomas. Moustache en crocs et diastème bien visible (normal, il sourit toujours), le héros british de La Grande vadrouilleTea for Two dans le hammam, c’est lui – va se révéler aussi gaffeur que son collègue Clouseau de la série des Panthère rose, démarrée en 1963, soit quatre ans avant Arrriva Dorellik.

Puis arrrive, avec 3 R, enfin Dorellik. Ce Fantômas du pauvre, gambadant joyeusement sur les toits en se moquant de la police, avec sa tenue noire et sa cape rouge, fait quelque peu pitié. Pas plus tôt commencé, le film bat de l’aile et on se dit que le lourdingue ne tue pas forcément mais ne renforce pas plus que ça l’intérêt du spectateur. D’autant plus que la mise en scène de Steno, déjà riche d’une longue carrière en tant que scénariste et réalisateur, ne fait pas des étincelles. Puis arrrive, avec 3 R, le premier véritable gag. Certes, Castellano et Pipolo, les deux scénaristes d’Arrriva Dorellik, connaissent bien leur métier et Johnny Dorelli, pour qui ils ont travaillé à la télévision et écrit des chansons, dont Arrriva la bomba avec, toujours, 3R. Et ils connaissent aussi parfaitement leurs classiques. Qu’est-ce que le burlesque des années soixante, finalement, si ce n’est la réutilisation des fleurons de la grande époque, de la tarte à la crème aux coups de pied au cul, augmentée d’un certain génie. Blake Edwards, grand pourvoyeur de burlesque à cette époque, en avait, du génie. Castellano, Pipolo et, surtout, Steno sans doute un peu moins mais, l’un dans l’autre, ils ne s’en sortent pas si mal que cela. Parce que, à partir du premier véritable gag, le film démarrrrrre. Et mettez autant de R que vous voudrez !

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Quel est-il, ce premier vrai gag ? Une reprise toute simple de ce qu’a fait Pierre Etaix dans son court-métrage Heureux anniversaire en 1962. Parce que Dorellik nargue les policiers sur les toits, ceux-ci se précipitent en voiture. Terry-Thomas se gare, suivi de près par deux autres voitures qui se placent de part et d’autre de son véhicule… et bloquent ses portières, l’obligeant à sortir par le toit ouvrant. Un peu plus loin, c’est le gilet pare-balle de Dorellik qui fait penser au Dictateur (1940) de Chaplin et les flics déguisés en nonnes qui rappellent fortement Un drôle de paroissien (1963) de Mocky. Tout n’est bien sûr pas que reprises et l’on peut rire aussi de Dorellik qui, dans un restaurant où il est entouré d’une nuée de jolies filles, les embrasse toutes et le serveur itou. Ou Terry-Thomas qui a des problèmes avec ses bretelles. Ou le tigre endormi qui devient une grosse peluche. On l’aura compris, une fois que le premier sourire, à défaut de franche rigolade, est esquissé, Arrriva Dorellik vous entraîne dans une succession d’actions toutes plus débiles les unes que les autres qui vous plairont bien, allez, avouez-le.

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Les commentateurs savants voient dans Arrriva Dorellik un hommage rendu au fameux Noblesse oblige (1949) de Robert Hamer. Là où un héritier putatif, dans le film britannique, devait se débarrasser des huit personnes placées avant lui sur la liste de l’accès à la fortune, toutes incarnées par le même Alec Guinness, Dorellik a accepté un contrat autrement plus compliqué, puisqu’il doit tuer tous les Dupont. Lesquels ne seront pas joués par le même acteur. Si Noblesse oblige peut servir d’idée de départ, le loufoque de la surenchère ici gagne tout. D’autant plus que la surenchère contamine les gags. En cela, la séquence avec le tigre dans la demeure de Didi Perego enchaîne les catastrophes à un bon rythme. Ajoutons à cela des chansonnettes typiques de l’Italie des années soixante, dont une susurrée par la craquante Margaret Lee, et le tour est joué.

Jean-Charles Lemeunier

Arrriva Dorellik
Pays : Italie
Année : 1967
Réalisateur : Steno
Scénario : Castellano, Pipolo
Images : Mario Capriotti
Musique : Franco Pisano
Montage : Ornella Micheli
Avec Johnny Dorelli, Terry-Thomas, Margaret Lee, Alfred Adam, Jean-Pierre Zola, Ricardo Garrone, Didi Perego…

Sortie en DVD chez Bach Films le 1er février 2016.


Trois films de David Lean : Une mémoire britannique d’Elephant

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Heureux mortels




Remercions l’éditeur Elephant Films, qui livre à notre curiosité trois DVD et Blu-ray de David Lean, de se souvenir d’un certain cinéma britannique digne d’éloges. Après Alfred Hitchcock, Alexandre Korda, Carol Reed et Michael Powell, voici donc trois œuvres de David Lean des années quarante — qui faisaient déjà partie d’un coffret édité par Carlotta il y a cinq ans —, histoire de (re)découvrir que l’auteur de fresques à gros budgets telles que Lawrence d’Arabie ou Dr Jivago savait aussi diriger des sujets plus intimistes avec une grande élégance.




L’élégance est justement le mot-clef de This Happy Breed (1944, Heureux mortels), histoire d’une famille sur vingt ans, de la fin de la Première guerre mondiale au début de la suivante. Certes, Julien Duvivier, quatre ans plus tôt, a déjà mis en scène les aventures d’une famille française sur quatre générations rythmées par trois guerres contre les Allemands. Untel père et fils mise sur une propagande anti-teutonne alors que le pays replonge dans un conflit. Rien de tout cela avec Heureux mortels, rien d’anti-germanique en tout cas. Lean évoque au passage la montée de Hitler et les discours, dans Hyde Park, des fascistes anglais sans insister plus que ça.

Dionnet

Adaptant une pièce de Noel Coward, avec qui il a réalisé en 1942 son premier film, In Which We Serve (Ceux qui servent en mer, également disponible chez Elephant Films), et avec qui il travaillera encore pour Blithe Spirit (1945, L’esprit s’amuse), Lean ne se contente pas de filmer des dialogues, bien au contraire. Jean-Pierre Dionnet, qui, dans cette collection, donne toujours des éclairages fort intéressants, compare l’ouverture d’Heureux mortels à celle de The Yards de James Gray : la caméra survole la ville, s’approche d’une maison et pénètre par la fenêtre. C’est là que l’on découvre la famille Gibbons : le père (Robert Newton), la mère (Celia Johnson) et les trois enfants (Kay Walsh, Eileen Erskine et John Blythe), auxquels il faut ajouter la grand-mère (Amy Veness) et la tante vieille fille (Alison Leggatt), ainsi que le voisin (Stanley Holloway), ancien compagnon de guerre de M. Gibbons, et son fils (John Mills). Précisons, avant de poursuivre, l’extraordinaire justesse de tous ces acteurs, toujours mesurés, dont les émotions se traduisent la plupart du temps par des regards.

Tous les événements que traverse cette famille, qu’ils soient politiques ou sociaux (telle la grève générale de 1926), sentimentaux ou culturels, sont rythmés par le thé. À ces gens ordinaires, en tout cas voulus tels par le cinéaste, on pourrait reprocher un certain académisme. Ainsi les conseils de vie donnés par le père à son fils sont-ils conventionnels tout en étant emplis de bon sens. Lean et ses deux coscénaristes, Anthony Havelock-Allan et Ronald Neame — qui signe aussi de superbes images dans un Technicolor pastel et qui deviendra le réalisateur de L’aventure du Poséidon —, ainsi que Noel Coward qui, ne l’oublions pas, a signé la pièce d’origine, ont choisi de parler d’une famille « normale » comme nous avons aujourd’hui à la tête du pays un président « normal ». Les membres de la famille ne sont pas spécialement hauts en couleurs, simplement de braves gens qui méritent que l’on s’intéresse à eux. Très à l’aise pour dépeindre avec beaucoup de tendresse ces petites vies, David Lean se montre un excellent précurseur de ce que pourra signer plus tard John Boorman, des chroniques familiales toutes en finesse.



Il était tout à l’heure question d’élégance de la mise en scène. Elle se traduit aussi par le dosage des scènes, capables de passer en douceur du comique au tragique. Telle cette séquence avec la radio où une mort s’annonce, bercée par les rythmes joyeux d’un jazz américain. La mise en scène de Lean est tout aussi précise dans le choix de ses cadres. Lorsque le couple parental fait la vaisselle, Lean place Robert Newton sur la droite, filmé sans entrave à travers une baie ouverte, alors que de l’autre côté, la fenêtre fermée enserre Celia Johnson dans ses carreaux.

Jean-Pierre Dionnet rapproche le personnage de la fille rebelle (Kay Walsh) de Lean lui-même : comme le cinéaste au même âge, elle veut absolument sortir de sa condition, quitte à peiner ses proches.

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Bien que le plus connu des trois films, Blithe Spirit (1945, L’esprit s’amuse), est finalement aussi le plus décevant, amusant certes mais comportant de longs bavardages symptomatiques des pièces de Coward. Le sujet se démarque peu des comédies à fantômes hollywoodiennes style Topper (1937, Le couple invisible). À la suite d’une séance de spiritisme menée par la pétaradante Margaret Rutherford, un jeune couple (Rex Harrison et Constance Cummings) trouve son foyer envahi par le fantôme de la première femme de monsieur (Kay Hammond), morte d’une crise cardiaque au cours d’un accès de fou rire ! Une fois que le fantôme est là, verdâtre à souhait et encombrant comme c’est pas permis, ni Coward ni Lean ni ses deux coscénaristes habituels, Havelock-Allan et Neame — encore auteur d’une superbe photographie en Technicolor —, ne savent plus trop quoi faire de lui, sinon lui donner de longs bavardages. On a beau lui trouver tous les qualificatifs que l’on voudra (enjoué, enlevé), L’esprit s’amuse reste assez statique, malgré de jolis numéros d’acteurs, et assez vain. Un mystère demeure en ce qui concerne Noel Coward : tant dans Heureux mortels que dans L’esprit s’amuse, ses personnages ne sont guère exubérants (à l’exception de Margaret Rutherford dans le deuxième film), comparé à ce que lui-même a pu faire en tant qu’acteur dans le Bunny Lake Is Missing (1965, Bunny Lake a disparu) d’Otto Preminger. Coward y incarne un drôle de type un peu malsain, crado, à cent lieues des bourgeois de la haute ou des gens sans excès qui peuplent son théâtre. Lui-même incarna d’ailleurs à la télévision britannique, en 1956, le père de famille de This Happy Breed et le mari qui se retrouve avec deux femmes, dont l’une trépassée, de Blithe Spirit.

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Après le succès international de Brief Encounter (1945, Brève rencontre), un film encore inspiré par Noel Coward, et un détour par l’œuvre de Charles Dickens — Les grandes espérances en 1946 et Oliver Twist en 1948 —, David Lean signe en 1949 un superbe film, The Passionate Friends (Les amants passionnés). Déjà héros de Brève rencontre, Trevor Howard aime passionnément, comme le titre du film l’indique, Ann Todd. Laquelle est mariée à Claude Rains. Le triangle de Brève rencontre (le mari, la femme et l’amant) se reforme ici d’une manière encore plus romanesque. Là où le décor de Brève rencontre était quotidien et dénué de faste, celui des Amants emprunte au romantisme le plus échevelé : vaste demeure de l’héroïne contre appartement plus simple de son amant, passage à la nouvelle année qui ressemble à un carnaval vénitien, balade amoureuse sur un lac alpin et sur des sommets et hôtel de rêve sur les rives du même lac. L’amour est ici une force contre laquelle on ne peut lutter, balayant sur son passage toute raison et pourtant, pourtant. Chez Lean, la femme amoureuse ne perd pas tant que cela la tête et Ann Todd ne cesse d’hésiter dans son choix. Le personnage de Claude Rains est sans aucun doute le plus fort, l’acteur pouvant déployer un plus grand éventail de sentiments : la colère, la frustration, la jalousie, le cynisme mais aussi l’amour. Dans son introduction, Jean-Pierre Dionnet précise que c’est ce mari trompé joué par Rains qui est le plus proche de David Lean. Non pas parce que Lean était lui-même cocu mais bien parce que la froideur et l’exigence au travail montrées par Rains étaient tout à fait en adéquation avec le cinéaste, qui ne se fit guère d’amis tout au long de sa carrière, étant très dur avec ses collaborateurs. Pourtant, il travailla souvent avec les mêmes personnes et, à la fin du tournage, il épousa Ann Todd qui fut l’une de ses six femmes, comme le fut aussi Kay Walsh, son interprète de This Happy Breed. Grand amoureux, alors, le David ? Sans doute mais curieusement, le titre original du film mentionne « friends » et non « lovers ». Comme si la raison très british, celle représentée par Claude Rains, lui-même alter ego du cinéaste, venait apporter un bémol à la passion.

Ce film admirable, comme l’est également This Happy Breed, éclaire d’un jour nouveau la carrière de David Lean. Quand il achève ces Amants passionnés, Lean mettra encore huit ans à se lancer dans l’aventure des superproductions qui débute avec The Bridge on River Kwai (Le pont de la rivière Kwai). Des films qu’il disait préférer aux bandes plus intimes de ses débuts. Pourtant, et citons une dernière fois Dionnet, tant avec Ryan’s Daughter (197O, La fille de Ryan) que A Passage to India (1984, La route des Indes), Lean n’eut de cesse de nourrir ses blockbusters de scènes proches de celles qu’il tournait à ses débuts.

Jean-Charles Lemeunier

Heureux mortels, L’esprit s’amuse et Les amants passionnés : trois combos Blu-ray/DVD de David Lean édités par Elephant Films depuis le 15 mars 2016.


« Dr Mabuse et le rayon de la mort » de Hugo Fregonese : Quoi de neuf, Doktor ?

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Se doutait-il Norbert Jacques, cet écrivain luxembourgeois de langue allemande, de la destinée cinématographique qu’aurait son personnage, le Dr Mabuse ? Certes, le Norbert n’eut pas à attendre longtemps : publié en 1921, Mabuse est rapidement récupéré par Fritz Lang qui en fera son héros pour trois films : Dr. Mabuse der Spieler (1922, Dr Mabuse le joueur), Das Testament des Dr. Mabuse (1933, Le testament du Dr Mabuse) et Die tausend Augen des Dr. Mabuse (1960, Le diabolique Dr Mabuse). À l’époque où notre histoire commence, Mabuse est tombé dans le domaine public. Peut-être pas du point de vue de ses droits d’adaptation mais parce que, dans la foulée de Lang, dès 1961, une flopée de réalisateurs de moindre importance s’emparent de Mabuse. Et, parmi eux, l’Argentin Hugo Fregonese qui, après un passage remarqué dans les studios californiens – son western Quand les tambours s’arrêteront tient sacrément le coup -, est venu s’échouer en Europe où il tourne, en 1964, Die Todesstrahlen des Dr. Mabuse (Dr Mabuse et le rayon de la mort). Nous y voilà : c’est ce dernier que Bach Films vient d’éditer en DVD. Ajoutons que le film est cosigné par Victor De Santis, spécialiste des séquences sous-marines.

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Entre les mille yeux (traduction littérale du dernier Lang, qui désigne les écrans multiples dont se sert Mabuse) et Le rayon de la mort, Mabuse est donc tombé entre les mains de Harald Reinl, Paul May et Werner Klinger qui ont réduit la fascinante saga mise en images par l’auteur de Metropolis à des séries B d’espionnage, sympathiques à regarder mais sans réel enjeu politique. Ces séquelles sont financées par Artur Brauner, producteur de trois Lang : Le tigre du Bengale, Le tombeau hindou et Le diabolique Dr Mabuse. Si le Mabuse des années vingt a pu préfigurer le nazisme, celui des années soixante fait pâle figure face aux adversaires de James Bond. Et c’est vrai que Dr Mabuse et le rayon de la mort ressemble à la version sage d’une des aventures de 007 : les filles, Yvonne Furneaux et Rika Dialyna, sont jolies et en bikini mais n’ont pas l’allure d’Ursula Andress. Reconnaissons à Rika Dialyna un petit déshabillé transparent qui lui vaut toute notre gratitude. Quant à Yoko Tani, son rôle est malheureusement trop court !

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L’histoire suit donc un agent britannique, joué par un  transfuge du Diabolique Dr Mabuse, Peter Van Eyck, en mission sur l’île de Malte. Il porte le nom de Bob Anders mais aurait pu tout aussi bien être affublé des surnoms de Coplan, OSS 117, Tigre, Gorille, Monocle ou Lemmy Caution : les agents sont légions dans le cinéma européen des années soixante. Fregonese est un malin, c’est certain, et il prend tout de suite soin de ne pas trop prendre au sérieux les mésaventures de son espion. Car qui dit espion dit discrétion or tout le monde sait, à Malte, qu’Anders travaille pour le gouvernement de Sa Majesté. Cet absence de secret, qui met le pauvre Van Eyck en rogne chaque fois qu’il la constate, agit comme un gag récurrent. Mais le réalisateur prend bien soin de doser ses effets car la rigolade doit s’accompagner malgré tout de mystère et tout ce qui touche au sinistre Dr Mabuse est mystérieux et quasiment surnaturel.

Le Mabuse de Lang cherche davantage à dominer les consciences que le monde, même si, dans son esprit, l’un ne va pas sans l’autre. C’est pour cette raison, et aussi parce que la femme et scénariste de Lang, Thea von Harbou qui travailla sur ses Mabuse, était affiliée au parti nazi, que l’on rapprocha le méchant toubib du totalitarisme national-socialiste, les films de Lang mêlant effroi et fascination.
Les Mabuse suivants, et tout pareillement celui de Fregonese, ne fascinent plus vraiment. Le Doktor est devenu un Grand Méchant qui ne rêve que de la destruction de la planète, ici au moyen du fameux rayon de la mort. Un dans le style du Dr No ou de Goldfinger, ces méchants qui affichent leurs raisons d’être et ne sont pas métaphysiques comme pouvait l’être le héros langien. Alors l’histoire suit son cours, que l’on suit sans ennui, se payant même un petit suspense : sous quelle apparence Mabuse refera-t-il surface ?

docteur-mabuse-et-le-rayon-de-la-mort - Yoko Tani

L’intérêt de Dr Mabuse et le rayon de la mort réside donc dans la mise à distance apportée par le réalisateur et par le plaisir évident que prennent les acteurs à composer des personnages plutôt barrés. Leo Genn, dans le rôle d’un amiral chef des services secrets, arrive en tête. Il piaffe, cabotine et assume honnêtement tout ce qu’on lui demande de faire. Valery Inkijinoff, Otto E. Hasse, Claudio Gora, Gustavo Rojo et Charles Fawcett incarnent aussi des individus au sujet desquels on n’arrête pas de douter, qui oscillent entre le bon côté et celui plus obscur mais aussi entre la comédie et le sérieux.
Puisque le spectateur a finalement du mal, tout au long du récit, à reconnaître le bon grain de l’ivraie et à placer les gens dans un camp ou un autre, c’est comme si Fregonese lui disait : Van Eyck lui au moins, c’est sûr, il est gentil, donc tu peux être de son côté. Et mieux encore : aime le maudit, aime Mabuse puisqu’avec lui ne subsiste aucun doute.

Une dernière question : comment prononcez-vous le nom du monteur du film, Alfred Srp ?

Jean-Charles Lemeunier

Dr Mabuse et le rayon de la mort
Année : 1964
Titre original : Die Todesstrahlen des Dr. Mabuse
Réalisateur : Hugo Fregonese, Victor De Santis
Scénario : Ladislas Fodor, Alexandre Welbat d’après Norbert Jacques
Photo : Riccardo Pallottini
Musique : Carlos Diemhammer, Oskar Sala
Montage : Alfred Srp
Production : Artur Brauner
Avec Peter Van Eyck, Otto E. Hasse, Yvonne Furneaux, Rika Dialyna, Wolfgang Preiss, Walter Rilla,  Robert Beatty, Valery Inkijinoff, Claudio Gora, Gustavo Rojo, Charles Fawcett, Leo Genn, Yoko Tani…

DVD sorti le 1er février 2016 chez Bach Films



« Matalo ! » et « Belle Starr » : À hauteur d’auteur

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Belle Starr jaquette

C’est connu, Hawks disait qu’il plaçait sa caméra à hauteur d’homme. Deux westerns italiens que vient d’éditer Artus Films, disposent plutôt la leur à hauteur… d’auteur. Ces deux films ont, c’est évident, un ton particulier, souvent irritant mais, à n’en pas douter, ils possèdent une approche différente, un point de vue. The Belle Starr Story (1968, dont le titre italien est Il mio corpo per un poker), qui raconte à nouveau les méfaits de cette hors-la-loi déjà incarnée, entre autres, par Gene Tierney (La reine des rebelles, 1941, Irving Cummings) et Jane Russell (La femme aux revolvers, 1952, Allan Dwan), est signé par un certain Nathan Wich, pseudo habituel de Piero Cristofani. Dans le bonus, Alain Petit explique qu’il fallut faire plusieurs recoupements, à travers des interviews croisées, pour comprendre que Cristofani avait rapidement été remplacé à la tête du film par Lina Wertmüller. D’où la place prépondérable que tiennent ici les femmes dans cet univers machiste.

Belle Starr Martinelli

Mais si Elsa Martinelli, qui joue Belle Starr, est bien au centre du récit, le film n’en est pas pour autant féministe, ainsi que l’augurent Alain Petit et d’autres commentateurs. Certes, la belle Belle tient la dragée haute aux hommes, y compris à son père (incarné par l’acteur yougoslave Vladimir Medar) et, lorsqu’elle veut un homme (Luigi Montefiori, qui apparaît sous son alias classique de George Eastman), elle fait mine de perdre au poker, d’où le titre italien. Malgré tout, Belle Starr n’hésite pas à se comporter avec les autres femmes, surtout l’Indienne Jessica (Francesca Righini), d’une manière très masculine. Belle a beau avoir sauvé Jessica d’un viol et d’une pendaison, elle la traite comme une simple servante. À moins que Lina Wertmüller ait voulu politiser le scénario en signifiant que la différence de classes sociales existait aussi dans l’Ouest américain ? On ne prête qu’aux riches et Lina a prouvé par la suite, avec des films comme Mimi Metallo blessé dans son honneur (1972) ou Film d’amour et d’anarchie (1973) qu’elle savait, à l’image des grands cinéastes italiens, mêler la politique à n’importe quel sujet.

Malgré ce postulat auteuriste, Belle Starr hésite entre plusieurs styles : le western classique, avec la partie de poker inaugurale, la bluette avec les rapports qui lient Eastman et Martinelli, aussi amoureux que violents, et l’utilisation de paysages à cent lieues de l’aridité habituelle des westerns. Ici on trouve de la verdure, beaucoup de verdure même, et une jolie cascade filmée sous toutes les coutures. Enfin, la dernière partie qui met en scène un vol de diamants, bascule dans un autre genre, le film de gangsters. Tout cela fait de Belle Starr un western spaghetti à part, cuisiné d’une manière particulière, pas entièrement réussi mais qui tranche avec la production habituelle.

Matalo-jaquette

Que dire alors de Matalo ! (1970) de Cesare Canevari ? Qui n’est pas à proprement parler un auteur, en tout cas pas officiellement reconnu pour tel, et qui commet un film à nul autre pareil, comme si Bresson avait posé des étriers sur ses chaussures de ville et envoyé valdinguer tous les poncifs culs par dessus têtes. Et si l’on retrouve quelques-uns des lieux communs des westerns made in Italy — des desperados sales et dégénérés, un sauvetage inespéré de la pendaison, une ville fantôme, un butin que se disputent lesdits méchants, etc. —, ils sont filmés d’une manière complètement anormale pour le tout venant, avec une économie de dialogues, des gros plans envahissants et un héros joué par Lou Castel, le tenant du cinéma d’auteur européen (Bellocchio, Fassbinder, Wenders, Liliana Cavani, Benoît Jacquot, Danie Schmid, François Weyergans et quelques autres). Un héros d’ailleurs étrange, non-violent, et qui va en fin de compte utiliser une arme inappropriée au western.

matalo castel

Il est clair que, même si, en 1970, le western est un genre qui se meurt en Europe et qui commence à fuiter dans toutes les directions, à commencer par la veine parodique (Trinita date de cette même année), Matalo ! reste un film étrange et étrangement fascinant, parfois à la limite du supportable, et que l’on est pourtant content d’avoir découvert.

Matalo

Jean-Charles Lemeunier

2 DVD édités par Artus Films le 5 avril 2016

 


« L’opéra de quat’sous » de G.W. Pabst : Big Mack the Knife

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Si L’opéra de quat’sous de Bertolt Brecht et Kurt Weill a survécu jusqu’à aujourd’hui, c’est surtout grâce à La complainte de Mackie, une chanson qui fit le tour du monde en allemand, en français et en anglais, langue par laquelle elle est devenue sous le titre de Mack the Knife un standard de jazz. Damia, Mouloudji, Ella Fitzgerald, Louis Armstrong, Frank Sinatra, Marlene Dietrich, Ute Lemper, jusqu’aux Doors, Sting, Michael Bublé, Roger Daltrey et Robbie Williams, tous l’ont chantée dans l’une ou l’autre langue.

Inspiré de l’œuvre de John Gay, The Beggar’s Opera (L’opéra des gueux, 1728), L’Opéra de quat’sous a été repris exactement deux siècles plus tard, en 1928, par Brecht et Weill dans une version politisée et très nettement anti-capitaliste.

L_Opera_de_quat_sous français

Die Dreigroschenoper, le film qu’en tire Georg Wilhelm Pabst en 1931 dans une double version, allemande et française, vient d’être édité pour la première fois en DVD par Rimini Éditions, malheureusement dans sa seule version allemande — on aurait bien aimé pouvoir comparer les deux films, d’autant plus que, dans le français, Albert Préjean est Mackie, entouré par Margo Lion, Florelle, Gaston Modot et Antonin Artaud.

On se contentera donc de la version teutonne. Quand il s’y attelle, Pabst a déjà derrière lui plusieurs gros succès (La rue sans joie, L’amour de Jeanne Ney, Trois pages d’un journal, L’enfer blanc du Piz Palu et l’antimilitariste Quatre de l’infanterie) mais c’est surtout pour Loulou, qu’il tourne avec Louise Brooks en 1929, que le cinéaste va entrer dans la légende. Moins sulfureuse, sa vision de la pièce de Brecht et Weill fait figure aujourd’hui de curiosité car, si le titre est connu, le film l’est beaucoup moins. L’opéra de quat’sous est surtout une plongée dans les deux courants antagonistes qu’a traversé le cinéma allemand pendant toute la période du muet et qui connaissent leur conclusion au début du parlant : l’expressionnisme pour les décors et les éclairages, le Kammerspiel pour le naturalisme social. Encore deux petites années avant qu’un seul style de films ne prenne le dessus : celui de la propagande nazie.

Opera Forster

Incarné par Rudolf Forster, Macheath — rebaptisé Mackie en français — est le roi des bas-fonds de Londres qui, au début du film, va épouser Polly Peachum (Carola Neher), fille du roi des mendiants. Brecht s’amuse de ses personnages, transforme ses voleurs en banquiers et montre le peu d’écart qui existe entre la pègre, la police et le capitalisme. Signalons également la présence de la prostituée Jenny, dont le rôle est tenu par Lotte Lenya, alors Mme Kurt Weill. Le film a quelque peu vieilli, beaucoup plus que le contemporain M de Fritz Lang qui, lui aussi, montre comment la pègre peut, de la même manière que la société, instaurer un tribunal, juger et condamner une personne. Ici, tout ce qui fait la caractérisation du travail de Brecht — la politique, la distanciation, l’amusement, la mise à mal des schémas et des poncifs — semble édulcoré par Pabst. Le cinéaste a beau répéter — c’est en tout cas ce qu’affirme à son sujet L’Encyclopædia Universalis —qu’il veut « combattre le capitalisme du dedans« , son Opéra de quat’sous prend davantage l’apparence d’une farce. C’était sans doute ce que voulait Brecht. Or il semble que le dramaturge n’ait pas apprécié le film de Pabst.

Carola Neher

Un dernier mot sur Carola Neher, la jolie Polly que Mackie épouse. Après une quasi figuration dans un film de 1922, elle joue essentiellement au théâtre dans des pièces de Brecht. Communiste, elle fuit avec son mari le régime nazi et part en Union soviétique. Mais le régime stalinien, qui la considère comme trotskiste et l’accuse d’avoir fomenté l’assassinat du Petit père des peuples, l’expédie au goulag où elle mourra du typhus.

Jean-Charles Lemeunier

L’opéra de quat’sous
Titre original : Die Dreigroschenoper
Origine : Allemagne
Année : 1931
Réalisateur : G.W. Pabst
Scénario : Leo Lania, Laszlo Vajda, Bela Balasz
D’après Bertolt Brecht et Kurt Weill
Photo : Fritz Arno Wagner
Montage : Hans Oser
Musique : Kurt Weill
Avec Rudolf Forster, Carola Neher, Reinhold Schünzel, Fritz Rasp, Valeska Gert, Lotte Lenya, Herman Thimig, Vladimir Sokoloff

DVD sorti chez Rimini Éditions le 23 mars 2016


Les monstres Universal chez Elephant Films : À poils

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Après nous avoir donné il y a quelques mois des nouvelles de Dracula, de ses fils et fille et de sa maison, avec des sequels réalisées à la Universal dans les années trente et quarante, voilà qu’Elephant met sur le marché deux aventures de loups-garous (Le monstre de Londres et She-Wolf of London) et deux suites de L’étrange créature du lac noir : La revanche de la créature et La créature est parmi nous (dont nous reparlerons plus tard). Ça s’appelle avoir de la suite dans les idées et nous, on adore !

Commençons par les monstres à poils. Rien que la première image visible de The Werewolf of London (Le monstre de Londres) de Stuart Walker nous donne du plaisir. Le logo de la Universal est bien le globe terrestre en pleine rotation mais, ici — nous sommes en 1935 —, il est bien sûr en noir et blanc avec un petit avion qui tourne autour. La date a aussi son importance parce que le film se situe à une charnière. Jusqu’en 1934, les cinéastes se sentent libres de raconter les histoires qu’ils veulent, sans souci de censure. On qualifie alors leurs œuvres de Pré-Code. En 1934 est justement appliqué stricto sensu le Code Hays qui interdit la violence, les relations homme/femme en dehors du mariage, la nudité, le métier de prostituée, la vision d’un couple, même marié, dans un lit à deux places, etc. Inutile de détailler tout ce que les films d’après le Code perdent en modernité et en fraîcheur. The Werewolf of London offre tous les attributs Pré-Code. Quelques exemples ? Disons d’abord en quelques mots de quoi il s’agit : au Tibet, à la recherche d’une plante très rare qui ne fleurit qu’au clair de lune, un botaniste (Henry Hull) est attaqué par une étrange créature qui le griffe au bras. L’homme rentre à Londres où il retrouve sa femme (Valerie Hobson) et son laboratoire. Il échoue à faire pousser des fleurs à sa plante tibétaine au profit de longs poils sur ses mains, ses bras et son visage. Il se transforme, évidemment, en loup-garou. Au cours d’une garden-party qu’il donne chez lui, sa tante (Spring Byington) donne à la séquence un allant étonnant. Comme une mouche du coche, elle virevolte de-ci de-là en picolant plus que ne le veut la bonne société britannique et en lançant à Valerie Hobson plusieurs sous-entendus grivois. Il faut dire que l’épouse du botaniste vient de retrouver son ancien amoureux (Lester Matthews) et que, c’est visible, quelque chose se passe entre les deux qui n’a rien à voir avec les bonnes conventions. À propos d’alcoolisme, il y a encore ces deux vieilles dames (Ethel Griffies et Zeffie Tilbury) qui ne boivent pas uniquement de la verveine et, dans un bar, une poivrote (Tempe Piggott) qui tient à peine debout.

Werewolf of London-Henry Hull

Revenons à la garden-party. Henry Hull exhibe quelques espèces exotiques très étranges : une plante carnivore qui mange une mouche, une autre encore plus vorace, avec des tiges qui s’agitent comme des tentacules, et qui avale une grenouille. Un des convives est alors très choqué de voir apporter ce genre de végétation « dans un pays chrétien ». Joué par l’habitué hollywoodien des rôles asiatiques, le Suédois Warner Oland, un savant tibétain répond alors : « La nature est très tolérante, elle n’a pas besoin de croyance. » Si c’est pas du Pré-Code, ça ! Autre exemple encore : le loup-garou s’approche d’un zoo, dont le gardien est en train de bécoter farouchement une très jolie blonde. Quand leurs lèvres se séparent, l’employé lance : « Je ne devrais pas. J’ai une femme et des enfants. » Et il l’embrasse de plus belle.

Werewolf of London -Warner Oland Henry Hull

On ne peut s’empêcher de penser, en regardant ce très intéressant Werewolf, à la version 1932 de Jekyll & Hyde, celle réalisée par Rouben Mamoulian et dans laquelle le pauvre docteur (Fredric March) est coincé dans la société victorienne qui l’empêche d’épouser sa fiancée : son futur beau-père, une vieille ganache, lui apprend qu’il a lui-même patienté cinq ans avant de pouvoir tenir sa promise dans les bras. La sexualité frustrée de Jekyll lui fait fréquenter une jolie prostituée (Miriam Hopkins) et, une fois son breuvage digéré, il la tripote et la violente à qui mieux-mieux. Ici, le botaniste est trop perdu dans son étude pour pouvoir s’occuper de sa femme. Il faudra qu’il devienne loup-garou pour que sa fougue déborde et qu’il montre combien il est jaloux de Lester Matthews.

The Werewolf of London a cela de formidable qu’il arrive six ans avant l’archétype du loup-garou, The Wolf Man de George Waggner, dans lequel Lon Chaney Jr incarne Larry Talbot. Le scénario de Curt Siodmak est très proche de l’histoire de Robert Harris adaptée par John Colton pour The Werewolf of London. La seule grosse différence est l’invention par Siodmak de la balle d’argent, la seule capable de tuer un loup-garou, qui va s’inscrire à tout jamais dans la mythologie de la Bête.

Werewolf of London - Henry Hull2

Reste le problème de la transformation du monstre. On se dit que, à cette époque, les effets spéciaux étaient balbutiants. Qu’on se détrompe ! Plusieurs transformations arrivent au cours du récit, chaque fois étonnantes, chaque fois différentes, filmées dans le mouvement. Le maquillage de Jack Pierce et les effets spéciaux de John P. Fulton, deux orfèvres dans leurs domaines respectifs, sont formidables. Ajoutons à cela des idées plutôt fracassantes, telle cette vidéo-surveillance inventée par le botaniste, avec une caméra qui lui montre qui sonne à sa porte. Ainsi, tout au long de The Werewolf of London, allons-nous de surprise en surprise, ce que déjà nous indiquait la première séquence. Dans un Tibet qui hésite entre le studio et le parc naturel de Vasquez Rocks, un coin de Californie où ont été tournés de nombreux films — un des plus récents étant Ave César des frères Coen —, tous les premiers dialogues sont en langage local, sans le moindre sous-titre. De quoi faire bondir le spectateur de 1935 qui devait se demander dans quelle galère on l’avait entraîné. Preuve que Stuart Walker, cinéaste complètement oublié de nos jours, aimait donner du fil à retordre à ses contemporains.

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Sur un sujet proche — une jeune femme se croit victime d’une malédiction qui la transforme en louve —, She-Wolf of London (1946) de Jean Yarbrough joue davantage sur l’atmosphère. Le brouillard cache beaucoup de choses et, malgré une production assurée par Universal, le film est plus proche de ceux que Val Lewton assumait à la RKO, dirigés par Jacques Tourneur ou Mark Robson. La féline n’a été tournée que quatre ans auparavant et Angoisse date de 1944 et ces deux sujets, portés à l’écran par Tourneur, ont forcément influencé le scénario de Dwight Babcock et George Bricker.  Ajoutons que June Lockhart, l’héroïne, a une tante psychorigide incarnée par Sara Haden, dont le personnage peut faire penser à celui de Judith Anderson dans le Rebecca (1940) de Hitchcock. On le voit, She-Wolf a suffisamment de bonnes influences pour être intéressant. Sans doute ne s’en départit-il pas assez pour être complètement original. Reste un film que l’on prend plaisir à regarder : malgré ce qu’annonce le titre, il est beaucoup plus éloigné des monstres classiques Universal. Et finalement, atmosphère, atmosphère, oui il a une gueule d’atmosphère qui le fait sortir du lot.

Jean-Charles Lemeunier

2 DVD édités par Elephant Films le 27 avril 2016


« Allemagne année zéro » de Roberto Rossellini : Berlin, ville ouverte à tous les vents

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Près de soixante-dix ans après sa sortie, Allemagne année zéro,un des chefs-d’œuvres de Roberto Rossellini qui ressort en DVD chez Rimini Films, n’a rien perdu de sa force, de sa beauté et de son pessimisme. Tourné en 1947 dans le Berlin en ruines de l’après-guerre, le film ne se range pas du côté des vainqueurs mais des victimes, celles des bombardements alliés et celles du régime nazi. Parmi elles, se cachent néanmoins quelques adhérents de l’idéologie hitlérienne mais Rossellini n’établit aucune hiérarchie. Ainsi, dans la famille qu’il regarde de plus près et qui est logée (les nouvelles lois l’exigent), avec d’autres personnes, dans un des appartements ayant survécu au désastre, le père malade ne cesse de répéter qu’il était opposé au nazisme et qu’il a même écarté son plus jeune fils des Jeunesses hitlériennes alors que son aîné, qui s’est battu « jusqu’aux portes de la ville » dans les rangs de la Wehrmacht, ne s’est pas déclaré à la police et est contraint de se cacher dans une chambre. A part la sœur qui passe toutes ses soirées dehors et ramène quelques cigarettes, toute la famille compte pour manger sur le plus jeune, un petit ange de 12 ans qui se débrouille comme il peut pour ramener des vivres.

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Rossellini filme la cruauté de l’époque : le cheval mort de fatigue dans la rue que les gens s’empressent de découper, les mesquineries dans l’appartement, la difficulté pour se procurer à manger, pour avoir de l’eau chaude ou un morceau de savon, les arnaques, le marché noir, tout cela dans un décor de ruines que le cinéaste sait filmer pour obtenir une image constamment déprimante. Cruauté encore que cette désinvolture des alliés face à l’horreur nazie, devenue pour eux sujet de balade touristique : les G.I. se font photographier devant l’endroit où, annonce le guide, les corps de Hitler et d’Eva Braun ont été brûlés. Tourisme nauséabond également que ces soldats américains qui achètent un disque du Führer, dont la voix reconnaissable résonne à travers les ruines de la Chancellerie.

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Le véritable héros de cette épopée tragique est bien sûr le petit Edmund, joué d’une façon formidable par Edmund Meschke, dont ce sera l’unique film. Rossellini ne nous épargne rien des épreuves du pauvre petit, y compris ses liens avec d’anciens nazis pédophiles. Livrés à eux-mêmes, Edmund et tous les autres jeunes qu’ils côtoient ont la dureté et la maturité des adultes. Les enfants, les vrais, ceux qui jouent encore au foot dans la rue, rejettent d’ailleurs Edmund.

Rossellini l’annonce dès le début de son long-métrage : il ne veut pas juger. N’oublions pas qu’il est lui-même Italien, donc issu d’un pays vaincu, et qu’il a flirté avec le fascisme avant de réaliser cet hommage à la Résistance qu’est le magnifique Rome, ville ouverte (1945). La phrase qui résume le mieux le récit est dite par l’ancien instituteur du gamin, un nazi qui se cache (il est joué par Erich Gühne) : « Dans une telle défaite, ce qui compte est de survivre ! »

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Allemagne année zéro a forcément subi plusieurs influences : d’abord, celles qui résument le mieux Rossellini, son humanisme et sa chrétienté. Il ne faudrait pas pour autant oublier les apports successifs au scénario de Max Colpet, Carlo Lizzani et Sergio Amidei (pour la version italienne). Le premier a vu sa famille disparaître dans les camps de concentration et les deux autres sont connus pour être communistes. On ne peut donc imaginer une quelconque sympathie pour les nazis (dont un, forcé de travailler, se plaint du mépris dans lequel il est à présent tenu) mais une vision d’ensemble de la société allemande d’après la défaite.

Signalons enfin que le film est dédié à Romano Rossellini, le fils du cinéaste décédé à l’âge de 9 ans en 1945. On comprend mieux que la caméra s’attache de plus en plus au gamin, au point de ne plus le quitter jusqu’à la fin inoubliable du film. Dans le bonus, Enrique Seknadje, maître de conférence au département cinéma de Paris 8 et auteur de Roberto Rossellini et la Seconde guerre mondiale, rappelle la dimension christique du film, énoncée par le titre lui-même (lequel, explique l’universitaire, vient d’un livre du sociologue Edgar Morin paru peu avant, L’an 0 de l’Allemagne). D’où l’importance de l’église devant laquelle passe Edmund à la fin et d’où sort la musique d’un orgue, et cette image de Pietà qui conclut le film.

Jean-Charles Lemeunier

Allemagne année zéro, DVD édité par Rimini Films le 12 avril 2016

Allemagne année zéro
Titre original : Germania anno zero
Année : 1948
Origine : Italie
Réalisateur : Roberto Rossellini
Scénario : Roberto Rossellini, Carlo Lizzani, Max Colpet, Sergio Amidei
Photo : Robert Juillard
Musique : Renzo Rossellini
Montage : Eraldo Da Roma
Durée : 78 minutes
Avec Edmund Meschke, Ingetraud Hinze, Franz-Otto Kruger, Ernst Pittschau, Erich Gühne…


Les monstres Universal chez Elephant Films (suite) : On se l’écaille ?

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Après Dracula et les loups-garous, Elephant Films poursuit son exploration des trésors de la Universal et aborde l’étrange créature du lac noir à travers les deux suites du chef-d’œuvre de Jack Arnold : Revenge of the Creature (1955, La revanche de la créature) et The Creature Walks Among Us (1956, La créature est parmi nous). On l’a déjà dit et on se répète  : on adore !

L’action a beau se dérouler dans la moiteur de l’Amazone, où la créature est dénichée dans les eaux saumâtres du lac noir, ou dans la chaleur de Miami, où elle est transférée, une fois capturée, dans un Marinland pour touristes, les scientifiques des films ayant trait à ce chaînon manquant entre le poisson et l’homme n’ont qu’une question à la bouche : on se l’écaille ? Car ils ont vraiment envie de l’étudier, ce Gill-Man — c’est ainsi qu’ils le nomment dans la v.o., « l’homme-branchies » —, quitte à le faire souffrir. Il y a aussi quelque chose de terrible, chez les Américains, c’est que toute découverte scientifique s’accompagne d’un business où les dollars coulent à flot : King Kong en sait quelque chose, le pauvre, ainsi que les dinosaures de Jurassic Park. Et les Ricains ont beau se douter que l’expérience tournera mal, ils recommencent !

Comme le roi Kong, le Gill-Man est une créature somme toute sympathique. Incarnée par le cascadeur Ricou Browning, qui a revêtu pour la circonstance un costume bien seyant, elle nage d’une façon fort élégante sous l’eau et arrive, malgré le latex, à exprimer des sentiments. Comme cette séquence où, enchaînée au fond d’un bassin, elle regarde par le hublot la jolie scientifique Lori Nelson d’un air qui vous remue le plus endurci des spectateurs. Jack Arnold, qui signe cette Revanche de la créature, connaît sur le bout des doigts son effet Koulechov. Du nom de la méthode empruntée par le cinéaste soviétique Lev Koulechov dans les années vingt : il filmait en gros plan le visage de l’acteur Ivan Mosjoukine. Si l’image était précédée d’une assiette de soupe, Mosjoukine exprimait la faim. Si c’était le cadavre d’une jeune femme, le même plan de Mosjoukine en disait long sur sa tristesse. Et si c’était une gamine qui jouait, les spectateurs applaudissaient la tendresse exprimée par l’acteur. Tout cela, redisons-le, avec le même plan du terrible Ivan. Arnold sait donc qu’en filmant sa créature enchaînée, puis regardant par le hublot Lori Nelson, on ne peut que craquer et soupirer après le Gill-Man. Et Lori Nelson ? Elle est, je l’ai déjà signalé, bien croquignolette et va rejoindre la cohorte des Fay Wray et autres Jessica Lange ou Naomi Watts, c’est-à-dire les jolies filles dont n’importe quel monstre, y compris vous et moi — syndrome Belle et la Bête —, peut tomber amoureux. Et là, ça ne manque pas : Gill devient raide dingue de Lori et se montre plein d’égards pour elle, même s’il l’enlève en la balançant sur son dos comme un sac de patates et l’emmène au fin fond de l’océan. Ce qui va déclencher, on s’en doute, une course-poursuite effrénée. Et forcément, dans ce combat entre l’homme et la bête, nous nous plaçons du côté de la victime, c’est-à-dire la bête.

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En 1955, époque où il tourne cette Revanche de la créature, Jack Arnold a déjà deux films importants à son compteur : It Came from Outer Space (1953, Le météore de la nuit), dans lequel les extra-terrestres, pour une fois, ne sont pas méchants, et Creature from the Black Lagoon (1954, L’étrange créature du lac noir) qui marqua tellement les esprits que, dans Seven Year Itch (1955, Sept ans de réflexion) de Billy Wilder, Marilyn Monroe et Tom Ewell vont voir ce film à New York. Suivront deux autres chefs-d’œuvre : Tarantula (1955) et The Incredible Shrinking Man (1957, L’homme qui rétrécit), films indémodables s’il en est ! Si Arnold se range du côté pacifique des scientifiques contre des militaires plus belliqueux — c’est le cas de l’astronome amateur du Météore de la nuit qui veut aider les aliens contre la petite armée levée par le shérif —, il sait aussi que c’est à ces mêmes scientifiques, et tout autant à l’armée, que l’on doit les explosions nucléaires (cause des malheurs de son Homme qui rétrécit). Dans Tarantula, les scientifiques veulent agrandir la taille des animaux pour mettre fin à la malnutrition mais, manque de pot, les gigots d’araignée ne sont pas du goût de tout le monde.

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Dans le rôle de l’éthologiste de La revanche de la créature, on reconnaît John Agar, jeune premier des films de cavalerie de John Ford et futur médecin dans Tarantula. La force d’Arnold est d’en faire un type tout à la fois sympathique et sérieux dans son boulot, compétent, et pourtant un rien sadique quand il s’agit des traitements infligés au Gill-Man. On l’a vu auparavant, dans son labo — et, je vous le donne en mille, son laborantin n’est autre que Clint Eastwood, dans son premier rôle au cinéma, qui jouera plus tard le pilote qui bombarde la tarentule géante de Tarantula —, obtenir des résultats probants avec un sympathique chimpanzé. Quand on saisit ses méthodes pour calibrer les réactions de la créature, on plaint à retardement le singe. Bon, cette façon de faire portera ses fruits mais, malgré tout, on en retiendra la cruauté.

Autre bonne invention dont on peut créditer le film, c’est qu’il ne se déroule ni à Los Angeles ni à New York. Une fois échappée, la créature ne terrorise pas les foules mais survient au beau milieu de séquences balnéaires, avec des gens dansant au rythme du jazz dans des guinguettes de bord de mer. Autant d’originalité qui fait que cette Revanche de la créature n’est pas seulement une suite qui reprend le succès d’un premier film mais une production qui procure un réel plaisir.

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Bon, disons-le à présent tout de suite, les humains croient à chaque fois être parvenus à se débarrasser du méchant monstre et, à chaque nouveau film, il ressurgit des eaux. Il en est ainsi au début de La créature est parmi nous (1956, The Creature Walks Among Us), toujours produit par William Alland mais cette fois dirigé par John Sherwood. Cet assistant-réalisateur de métier a déjà 53 ans en 1956, année où il signe ses deux premiers films, La créature et Raw Edge. Il a un peu tout fait : des comédies musicales avec Fred Astaire, des comédies avec Laurel et Hardy, suivies de tout un tas de films importants pour lesquels il a dû certainement passer du service des cafés à la direction de seconde équipe. Citons pêle-mêle Autant en emporte le vent, plusieurs westerns d’Anthony Mann, Budd Boetticher et Gordon Douglas, un musical de Howard Hawks, quelque Douglas Sirk… Bref, en 1956, à l’époque de La créature, le monsieur a déjà bossé avec le gratin du studio Universal.

Reprenons. Une bande de scientifiques a pris place dans un bateau, où ils sont accompagnés par la (jolie) femme (Leigh Snowden) de l’un d’eux (Jeff Morrow), et partent à la recherche du Gill-Man. Qu’ils trouvent assez rapidement, ce qui nous vaut de fort agréables séquences sous-marines. Tant qu’il évolue dans l’eau, le Gill a l’agilité gracile de Ricou Browning. Las, une fois repêché, est-ce dû à son alimentation ou aux traficotages des docteurs qui veulent faire de lui une créature terrestre mais voilà que Gill prend l’allure d’un abonné aux recettes minceur des Weight Watchers.  Il faut dire que, sous le latex, Dan Megowan a remplacé Ricou. Et le Dan, si l’on en croit wikipedia, a été jusqu’à dépasser les 150 kg. D’où la différence flagrante de corpulence.

the creature among us

Jean-Pierre Dionnet, qui livre toujours dans les bonus des réflexions très instructives, fait de la scène où évoluent sous l’eau Leigh Snowden, Rex Reason et Gregg Palmer le climax du film, autant dire le point culminant. La jeune femme, qui jusqu’à présent ressemblait méchamment à une allumeuse, succombe à l’ivresse des profondeurs et effectue un ballet aquatique beaucoup plus suggestif que ceux auxquels se livrait à la même époque Esther Williams. Quand elle remonte sur le bateau, remarque Dionnet, elle a changé du tout au tout et devient une victime.

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Victime aussi que le personnage du Gill-Man. Livré aux scalpels des scientifiques, il s’est transformé en une malheureuse créature qui plus jamais ne pourra retourner dans son milieu d’origine, l’eau, puisqu’à présent il est capable de se déplacer sur la terre et de respirer par poumons interposés. Comme cela est déjà présent dans les films de Jack Arnold, les hommes de science n’ont pas toujours le beau rôle et leur curiosité bien naturelle se double parfois de sadisme. Autant dire que si elle ne présente pas la même force que les deux précédents opus, cette troisième aventure de la Créature ne démérite toutefois pas. Loin de là.

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Jean-Charles Lemeunier

2 DVD (dont un en combo Blu-ray/DVD) édités en versions restaurées par Elephant Films le 27 avril 2016. Présentations par Jean-Pierre Dionnet.

 


Artus Films : Gothique italien et fantastique britannique

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Le manoir maudit jaquette

Si le gothique était une charade, mon premier serait un château isolé et lugubre. Forcément. Dans lequel se baladeraient la nuit de jolies filles perdues et effrayées. Va pour mon deuxième. Pour mon troisième, on choisirait un monstre bien moche qui, rien qu’en apparaissant, ferait pousser des cris d’orfraie à mon deuxième. Mon tout, on l’a dit dès le début donc n’essayez pas de faire les fortiches en prétendant que vous avez deviné, mon tout est le film gothique. Il pourra être britannique et cela donnera la brillante série des Dracula de la Hammer. Américain, il fera un tour réjouissant du côté d’Edgar Poe en compagnie de Roger Corman et Vincent Price. Et s’il est italien, cela peut aller du meilleur (Mario Bava, Riccardo Freda) au grand n’importe quoi.

Artus Films, qui nous a déjà régalés à plus d’une reprise avec le genre, sort deux nouveaux titres : Metempsycho (1963, Le manoir maudit) d’Antonio Boccaci — qu’il signe sous le nom plus anglo-saxon d’Anthony Kristye — et Contronatura/Schreie in der Nacht (1969), coproduction italo-allemande d’Antonio Margheriti. D’ailleurs, le DVD de ce film comporte les deux versions, italienne et allemande. Davantage curiosités que chefs-d’œuvre, les deux sujets méritent toutefois qu’on s’y arrête un instant. Filmé en noir et blanc, Le manoir maudit dispose de tous les ingrédients précédemment cités : le château qui fait peur, les filles qui s’y paument, le monstre hideux dont le maquillage relève davantage de la bulle de chewing-gum qui vous a pété en pleine poire que du travail d’un Jack Pierce ou d’un Bud Westmore, voire, pour rester côté transalpin, d’un Eugenio Bava, le papa de Mario. Ajoutons-y une vieille châtelaine, une histoire de malédiction/réincarnation, des filles jolies mais bêtes, et qui aiment se fourrer dans des situations inextricables, un père pas vraiment inquiet du sort de sa progéniture, bref du classique fauché somme toute assez réjouissant. Quelques mecs se baladent par là, que l’on soupçonne les uns après les autres d’être les méchants, dont un plutôt rigolo avec un turban hindou sur la tête qui semble sortir d’une version cheap du Tigre du Bengale. Ou du Kali Yug, déesse de la vengeance du bien-aimé Mario Camerini. Mais là s’arrête la ressemblance.

Le manoir maudit hindou

Évidemment, il serait trompeur de faire croire qu’un tel film peut effrayer. On s’amusera en revanche de raccourcis historiques, genre l’héroïne rencontre un jeune homme au bord d’une rivière et lui jure son amour quelques minutes plus tard. Qu’est-ce qui fait qu’on tienne jusqu’au bout de cette curieuse histoire ? Une certaine patte, un look, des images qui font qu’on s’y accroche. D’autant plus qu’à la fin, on n’aura pas toutes les réponses aux questions que l’on se pose, du style à qui appartient la voix masculine que l’on entend dans la chambre de torture ? Si quelqu’un a la réponse, je suis preneur.

contronatura

D’une meilleure facture — Antonio Margheriti, qui signe ici de son pseudo habituel d’Anthony M. Dawson, n’a plus à faire ses preuves —, Contronatura est malgré tout plus bavard et mélange plusieurs éléments : la reconstitution des années vingt, le spiritisme, une histoire de meurtres et de vengeances à travers la mort. Dans un entretien accordé à Sergio Baldini et retranscrit sur le site Nanarland, Margheriti avoue que Contronatura, qu’il a écrit, réalisé et produit, « est un film très personnel ».

Les cinq personnages qui, bloqués par la pluie et des torrents de boue, se voient contraints de demander l’hospitalité dans un manoir du genre lugubre, ont tous, nous l’apprendrons au fur et à mesure, quelque chose à se reprocher. Et c’est, éclairés par des bougies parce que le courant a sauté, qu’une vieille dame immobile — nous apprendrons qu’elle est en transe — et son fils (Luciano Pigozzi, connu aussi sous le pseudo d’Alan Collins) se livrent avec leurs invités impromptus à une séance de spiritisme. Il faut reconnaître que tout cela est assez lent et peu choquant, pas plus les scènes saphiques à peine esquissées que les différents meurtres. Reste une atmosphère très pesante dont Margheriti sait tirer les meilleurs effets. À noter, parmi les participants forcés au spiritisme, la présence de Claudio Camaso, dont la ressemblance avec son frère Gian Maria Volonté est assez frappante.

Poupee diabolique

On change complètement de cadre et d’atmosphère avec deux films britanniques également édités par Artus Films, deux productions fantastiques qui nous donnent l’occasion de nous intéresser à leur acteur principal, l’Américain Bryant Haliday. Il incarne le Grand Vorelli, un ventriloque qui pratique l’hypnotisme dans Devil Doll (1963, La poupée diabolique) de Lindsay Shonteff et un détective dans Tower of Evil (1974, La tour du diable) de Jim O’Connolly. Mais ce n’est pas pour ses rôles que Haliday s’est fait un nom mais pour les films d’art et essai en provenance d’Europe et du reste du monde qu’il a distribués aux États-Unis grâce à sa société Janus Films. Ceux de Bergman, Fellini, Truffaut, Eisenstein, Antonioni, Kurosawa, Ozu…

Filmée en noir et blanc, La poupée diabolique va nous réserver plusieurs surprises. Le film s’engage d’abord sur une des voies majeures du cinéma fantastique britannique, celle de la marionnette de ventriloque qui prend le dessus sur son manipulateur, dont le meilleur exemple reste l’un des sketches de Dead of Night (1946, Au cœur de la nuit), celui réalisé par Alberto Cavalcanti. Mais ne nous emballons pas car, comme un bon spectacle de magie, tout n’est qu’illusion. L’histoire suit donc un journaliste du genre cynique, joué par un autre Américain, William Sylvester, qui n’hésite pas à balancer sa copine (Yvonne Romain) dans les pattes de l’hypnotiseur pour obtenir un papier juteux. Exception faite d’un petit western tourné au pays, Devil Doll marque les réels débuts derrière la caméra de Lindsay Shonteff, un Canadien qui s’est retrouvé à diriger le film parce que son copain Sidney J. Furie, lui aussi Canadien et beaucoup plus expérimenté, avait décliné l’offre de Devil Doll pour une autre production, sans doute Wonderful Life avec le chanteur à la mode Cliff Richard. Et, l’année suivante, Furie signera The Ipcress File (Ipcress, danger immédiat) avec Michael Caine, sujet d’un tout autre calibre.

Poupee haliday

Film tout à fait honnête, Devil Doll présente un autre avantage, mis en valeur par les bonus du DVD : il nous parle d’une époque disparue où les histoires sortaient en Europe et aux USA dans des versions différentes, plus ou moins pimentées de filles à poil. Si la version retenue par le DVD nous montre fugitivement le sein de la plantureuse Sandra Dorne, les scènes alternatives exposées dans les bonus éclairent d’un jour nouveau ce type de production. Au cours de son enquête, Sylvester téléphone à un copain journaliste à Berlin (Alan Gifford) pour qu’il se renseigne sur Vorelli. Gifford est sur son lit et, de la salle de bains, sort une fille en sous-vêtements. Dans la variante, la copine est seins nus. Beaucoup de films anglais de l’époque ont connu ainsi des doubles versions : on peut citer, parmi les plus connus, Jack the Ripper (1959, Jack l’éventreur, Robert S. Baker et Monty Berman) ou The Flesh and the Fiends (1960, L’impasse aux violences, John Gilling).

tour du diable

La tour du diable est nettement un cran au-dessous. Dans les années soixante-dix, la Hammer commence à être en perte de vitesse et la Amicus est tout aussi bringuebalante. Que dire alors de Grenadier Films, qui produit cette Tower of Evil ? Le casting n’est pourtant pas honteux : aux côtés de Haliday, on retrouve des gens tels que Jill Haworth, Jack Watson et deux vieux de la vieille, Dennis Price et George Coulouris. Le premier a acquis son titre de noblesse avec King Hearts and Coronets (1949, Noblesse oblige, Robert Hamer), face au multiple Alec Guinness. Quant au second, il a tout de même démarré en 1933 et faisait partie, en 1941, de la distribution du Citizen Kane d’Orson Welles. Non, ce qui pèche le plus, c’est tout autant l’histoire originale (c’est vite dit) de George Baxt que la réalisation à l’emporte-pièce de Jim O’Connolly. Le petit père O’ veut faire plaisir à son public sans se poser les bonnes questions. Certes, son île et le phare qu’elle abrite sont glauques à souhait. Mais n’est-ce pas pour attirer le public sur autre chose que le manque de moyens qu’il filme des filles nues qui hurlent ? Des giclées de sang ? Des ralentis, des coups de zoom, des gros plans de hachoirs ? Des lumières qui clignotent dans des laboratoires improbables ? Côté maquillage, décors et effets spéciaux, il se pose aussi là : les monstres sont à mourir de rire et la statue de Baal ferait s’évanouir n’importe quel archéologue. Mais n’est-ce pas là finalement le but ultime d’O’Connolly ? Nous faire sursauter et surtout nous faire marrer, puisque c’est la direction plus ou moins prise par l’horreur anglaise dans les seventies ?

Jean-Charles Lemeunier

Le manoir maudit et Contronatura : 2 DVD Artus Films distribués par Arcades et sortis le 3 mai 2016.
La poupée diabolique et La tour du diable, 2 DVD Artus Films.


Quatre DVD chez Elephant Films : Les plus beaux Sirk du monde

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Mirage de la vie

Les cinéastes sont comme les saisons. Ils passent puis reviennent sur le devant de la scène. Ce fut le cas de Douglas Sirk. D’origine danoise mais né en Allemagne, ce réalisateur connut sa première heure de gloire sous son vrai nom, Detlef Sierck, avec des films tels que Paramatta, bagne de femmes et La Habanera, tous deux de 1937. Fuyant le nazisme, sa patrie, sa première femme et son fils — qui fit partie des Jeunesses hitlériennes et mourut au combat sans avoir revu son père —, le cinéaste part aux USA avec sa seconde épouse (juive), américanise son nom en Douglas Sirk et porte le mélodrame aux sommets de son art. Flamboyant sera désormais le qualificatif qui convient le mieux à ce style, surtout lorsqu’il appartient à la filmographie de notre homme. Nous sommes dans les années cinquante et les studios Universal profitent largement de l’audience de Sirk.

Le succès est public, un peu moins goûté par les critiques américains. Godard toutefois célèbre Le temps d’aimer et le temps de mourir dès sa sortie en 1959. En quittant la Major, Sirk renonce au cinéma et n’y reviendra qu’en 1975, avec des films tournés en Allemagne, où il enseigne à l’université de Munich. Le succès critique renaît à la fin des années soixante et au début de la décennie suivante grâce aux Cahiers du Cinéma et au bouquin de Jon Halliday, Sirk on Sirk. Puis les cinéastes lui rendent hommage : Fassbinder à la même époque, qui affirme que Sirk est l’auteur des « plus beaux films du monde », puis Todd Haynes dans les années 2000 avec, surtout, Loin du paradis.

Il était donc temps que l’on se penche à nouveau sur l’œuvre de Douglas Sirk. Après Le temps d’aimer et le temps de mourir, La ronde de l’aube et Tempête sur la colline, voilà qu’Elephant Films sort quatre nouveaux films du maître : deux chefs-d’œuvre assurés (Mirage de la vie et Écrit sur du vent), un superbe mélo, même s’il se situe un cran au-dessous des deux précédents (Tout ce que le ciel permet) et une curiosité (Le signe du païen).

Commençons par cette dernière, qui fait partie de ces jeux de Sirk, autant de films en costumes qui épuisent les poncifs hollywoodiens et, souvent, les retournent : le western Taza, fils de Cochise ; le péplum Le signe du païen et le film d’aventures Capitaine mystère, tous trois réalisés entre 1954 et 1955.

 

le-signe-du-paien-blu-ray

 

Sign of the Pagan (Le signe du païen) raconte donc l’arrivée d’Attila en Italie, sa volonté de faire chuter l’Empire romain d’Occident — à la tête duquel se trouve Valentinien — et cette alliance digne de la carpe et du lapin qu’il signe avec Théodose, qui dirige l’Empire romain d’Orient. Face à lui, un centurion va mettre des bâtons dans les roues du Hun et ramasser au passage la jolie sœur de Théodose, laquelle va remplacer son frangin sur le trône. Bon, tout ceci est bien fait, pas super original malgré ce qu’en dit l’excellent Jean-Pierre Dionnet dans le bonus, qui voit dans Le signe du païen un péplum « sale », et l’on remarque surtout le face à face entre Jack Palance, qui joue un Attila nerveux, violent, intransigeant et malgré tout traversé par le doute, et Jeff Chandler, centurion solide mais qui, en matière de personnalité, ne fait guère le poids face à Palance. Quant aux femmes, que ce soit Rita Gam, la fille d’Attila, ou Ludmila Tcherina, l’impératrice, elles servent un peu de faire-valoir.

 

Tout ce que le ciel

All That Heaven Allows (1955, Tout ce que le ciel permet) est un Sirk d’hiver. Autant le cinéaste a su jouer des couleurs ocres de l’automne — y compris dans ce film —, autant il donne ici la préférence à la neige et aux étendues blanches. Dans ce beau mélo, une jeune veuve — qui a dû dépasser la quarantaine — s’éprend d’un jardinier, d’une quinzaine d’années son cadet. Dans la vie, les deux acteurs qui jouent ces personnages, Jane Wyman et Rock Hudson, ont huit ans d’écart. Tout sépare donc Cary (c’est elle) et Ron (c’est lui), non seulement l’âge mais le milieu social et les enfants de la veuve, qui ne rechigneraient pas à ce qu’elle refasse sa vie avec un vieux barbon fatigué qui appartient à leur monde plutôt qu’avec ce jeune prolo amoureux. On sent bien là tous les éléments qui dépassent le simple mélodrame pour toucher à des sujets beaucoup plus profonds, beaucoup plus dérangeants. Car Sirk ose braver le fameux « american way of life » qui veut que l’argent fasse le bonheur et que les conventions soient un mode de vie à suivre.

Moins fort que ce qui va suivre dans la filmo du cinéaste, Tout ce que le ciel permet est malgré tout un très beau film dont certaines séquences, qui pourraient passer inaperçues, prennent une dimension incroyable. Ainsi, lorsque les enfants, croyant faire plaisir à leur « vieille » mère, lui offrent un poste de télévision — qu’elle a déjà refusé par le passé. Le livreur le pose au milieu de la pièce, les enfants le déballent et Sirk filme l’écran noir du téléviseur, dans lequel se reflète la tristesse de Jane Wyman. Du grand art ! Le cinéaste est également clairvoyant et annonce que le petit écran va finir par avoir raison du grand et, du coup, de la vie. Parmi les autres justesses du film, il entoure son héroïne d’une galerie de portraits d’Américains moyens assez vils — comme ce soit-disant copain qui essaie d’embrasser la veuve et qui, quand il apprend qu’elle a choisi un autre amant que lui, lui balance en toute suffisance une horreur blessante. Mais il faudrait aussi parler de la commère, toujours le ragot à la bouche, et de la bonne amie (Agnes Moorehead) qui, au lieu de soutenir Jane Wyman, lui montre qu’elle aussi ne comprend pas. Tout ce petit monde juge les autres et l’on se demande si Sirk ne brosse pas là le portrait de n’importe quel microcosme, y compris celui de Hollywood.

On peut mettre en avant un autre point fort du film : le choix de l’actrice principale. Jane Wyman n’est pas spécialement glamour, à cent lieues de la Lana Turner de Mirage de la vie. Elle a plutôt une allure guindée, un visage assez coincé dans le style de celui qu’a pu avoir Claudette Colbert (quand elle ne jouait pas Cléopâtre ou Poppée). Elle ne ressemble pas à une bimbo, comme on en voit trop aujourd’hui, mais à une madame tout-le-monde. Face à elle, Rock Hudson est, comme il le sera toujours chez Sirk, avec qui il a tourné huit films, un gars solide, terrien, qui observe beaucoup plus qu’il n’agit.

 

Robert Keith portrait

Hudson est en tout cas ainsi dans Tout ce que le ciel permet et il l’est encore plus dans le formidable Written on the Wind (1956, Écrit sur du vent). Le film a laissé sa trace dans les mémoires, à tel point qu’un de ses détails est repris et parodié, et donc salué, par les frères Zucker et Jim Abrahams dans Airplane (1980, Y a-t-il un pilote dans l’avion ?). L’action d’Écrit sur du vent se déroule au milieu des champs pétrolifères du Texas. Le magnat local, Robert Keith, possède, au-dessus de son bureau, un grand portrait de lui posant devant un petit derrick et, sur la table, on reconnaît le même objet. Dans Airplane, Lloyd Bridges, le chef de l’aéroport, a des soucis avec l’avion en perdition. Clope au bec, l’air renfrogné, il est surpris par la caméra devant un portrait de lui sur lequel il pose dans la même attitude, clope au bec et l’air renfrogné.

 

Robert Keith2

 

Lloyd Bridges

Mais laissons l’anecdote pour entrer dans le vif du sujet. Dans ce petit bled du Texas où se passe la majeure partie de l’action, la famille Hadley possède tout et les deux rejetons du patriarche, Robert Stack et Dorothy Malone (sacrément sexy), se permettent également tout. Ils sont unanimement respectés, même s’ils créent beaucoup de dégâts. À leurs côtés, Mitch Wayne (Rock Hudson) fait figure de troisième enfant. Ce qu’il n’est pas, au grand dam de Robert Keith qui aimerait bien le voir épouser sa fille. Ce grand gaillard solide ne la ramène jamais. Il recolle les pots cassés par le frère et la sœur quand il le faut, les tire de mauvais pas et, se faisant souffler sous le nez une femme qu’il a repérée à New York (Lauren Bacall), la respectera en tant qu’épouse de son ami/patron. L’argent ne faisant pas le bonheur, les deux gosses de riches sont désespérément malheureux, se cherchent sans se trouver et causent autour d’eux quelques séismes irréparables. Non seulement Écrit sur du vent magnifie les sentiments en les exacerbant mais le film est éblouissant grâce aux couleurs rendues par le Technicolor de Russell Metty.

 

Susan Kohner Juanita Moore

 

Et puis arrive Imitation of Life (1959, Mirage de la vie), là aussi baigné dans un Technicolor admirable, dû toujours à l’œil aguerri de Metty. Pour la deuxième fois après Magnificent Obsession (1954, Le secret magnifique) — un film édité en 2007 chez Carlotta et qu’on espère voir refleurir dans le catalogue d’Elephant —, Douglas Sirk s’attaque au remake d’un film de John M. Stahl. Ce dernier étant le roi du mélo à la MGM dans les années trente. Déjà, en 1934, le premier Imitation of Life était gonflé. Et le sujet le reste 25 ans plus tard. De ces deux femmes qui se rencontrent sur la plage de Coney Island grâce à leurs deux petites filles et qui vont se lier, on comprend, dès les premières images, que l’une étant blonde platine (Lana Turner) et l’autre Noire (Juanita Moore), ce ne pourra être une véritable amitié qui s’installe entre elles mais bien un mutuel respect. Malgré tout, Juanita entre au service de Lana, qui à l’époque n’a pas le sou et qui ne tardera pas à devenir une actrice à la mode. Là où le bât blesse, c’est que la fille de Juanita, interprétée par Susan Kohner lorsqu’elle est jeune fille, a la peau claire et renie ses origines africaines. Dans le film de 1934, c’était Fredi Washington qui l’incarnait. On peut d’ailleurs s’étonner que Kohner, qui rata de peu l’Oscar pour ce rôle — elle fut coiffée au poteau par Shelley Winters dans Le journal d’Anne Frank — mais reçut quand même deux Golden Globe Awards, n’ait pas connu la célébrité. 

Déjà fort en soi, le thème du racisme est ici accentué par la maîtrise du mélodrame, véritablement flamboyant, et le plus endurci des crocodiles ne pourra s’empêcher de verser des larmes devant tant de beauté et de magnificence. À plus forte raison lorsque la voix de Mahalia Jackson vient ébranler les derniers remparts aux pleurs. Les superlatifs pleuvent toujours à propos de ce film et ils sont amplement mérités. Ce fut un énorme succès public qui, paraît-il, redonna de la vigueur à Universal.

Jean-Charles Lemeunier

Quatre DVD et Blu-ray sortis chez Elephant Films le 3 mai 2016.



« Caligula » et « Porno Holocaust » : Joe D’Amato, le César du bis

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caligula

 

Bach Films poursuit son approche de l’immense filmographie d’Aristide Massaccesi, aka Joe D’Amato, en éditant deux nouveaux films du cinéaste italien, Caligula, la véritable histoire et Porno Holocaust : du lourd !

Signé sous le pseudo de David Hills et sorti en 1982, le Caligula de Joe D’Amato ne peut bien sûr supporter la comparaison avec le film de Tinto Brass de 1979. Brass a bénéficié d’autres moyens et d’un casting à toute épreuve : Malcolm McDowell, Peter O’Toole, John Gielgud, Helen Mirren… D’Amato n’est pas dupe, même si lui-même a eu un budget conséquent, bien meilleur que ceux octroyés d’habitude. Il précise donc que, de l’empereur romain, il va raconter « la véritable histoire ». Exit donc la démesure baroque et cruelle du maître Tinto et place à un film qui, progressivement et grâce à l’interprétation de David Cain Haughton, connu aussi sous le patronyme de David Brandon, nous attache à l’empereur dément.

À cette époque, les péplums, qui ont de tous temps flirté avec le sexe, sont devenus pornographiques. Curieusement, Massaccesi/D’Amato, qui s’est lancé dans le porno une paire d’années auparavant, tarde à s’y mettre dans Caligula. Il faut attendre la préparation de l’orgie pour qu’apparaissent des scènes véritablement interdites aux moins de 18 ans. Le sexe ne semble pas être ici le carburant principal de l’œuvre, même si D’Amato l’utilise forcément, mais bien plutôt la description et la compréhension de celui que le cinéma et les historiens ont définitivement condamné au cabanon — et pour cause ! Le Caligula de D’Amato et Haughton est d’abord décrit dans toute son abjection, malgré tout mâtinée d’un véritable malaise. L’empereur est poursuivi par un cauchemar récurrent qui, au final, l’humanise. On se doute bien que la scène initiale va finir par se concrétiser et, entre temps, celui qui tient son nom latin de petites bottes qu’il portait enfant, rencontrera l’amour en la personne de Laura Gemser.

 

caligula Gemser

 

Sujet en or pour un cinéaste qui œuvre dans l’érotisme et le bis — il en est même l’un des César —, Caligula consacre la majeure partie de son temps au sexe et au meurtre. Et si l’on évite la machine à trancher les têtes que l’on voyait à l’œuvre chez Tinto Brass, le sang est ici aussi au rendez-vous. En parallèle, en particulier avec le personnage joué par Gabriele Tinti, les trahisons et les complots de palais prennent toute leur place au cœur de ce drame. Et Tinti lui-même va se retrouver au centre d’une séquence pas piquée des hannetons et aux effets spéciaux très réussis.

 

Caligula Tinti 

Alors, puisque la violence est moche et déviante, la débauche l’est tout autant. Le sexe, est-il dit plus haut, n’est peut-être que l’un des aspects de la Rome antique mais, quand il l’illustre, D’Amato ne le fait pas le petit doigt en l’air et parvient à surprendre et, encore aujourd’hui, mettre mal à l’aise le spectateur le plus aguerri. Ainsi, dans son bestiaire, un étalon voisine-t-il avec des nains que d’expertes mains et bouches féminines tentent d’exciter ou avec de vieux sénateurs qui vomissent leur trop plein de bouffe avant d’embrasser à pleine bouche de jolies femmes.

On aurait toutefois tort de cantonner D’Amato seulement dans le trash. Il a été un chef opérateur reconnu du cinéma italien et il sait donner à ses images une force qui n’est pas qu’érotique ou brutale. Ainsi, le reflet d’un visage dans une flaque de sang ou tous les passages sur une plage donnent au film, quand D’Amato en a décidé ainsi, une certaine retenue poétique.

Caligula, la véritable histoire étant présenté dans une version la plus complète possible, le film, quand on le regarde en v.o., passe allègrement d’une langue à l’autre, de l’italien à l’anglais, d’une couleur affadie à une autre mieux travaillée, et l’on se dit qu’il est le résultat d’une longue recherche pour réussir à réunir toutes les scènes coupées ici ou là au gré des censures des différents pays où il a été distribué.

 

porno-holocaust

 

Après cette heureuse découverte, on était en droit d’attendre avec plus d’appréhension Porno Holocaust (1981) qui appartient à la période dominicaine de D’Amato, avec des films tels que Sesso nero et Orgasmo nero, précédentes livraisons de Bach Films. Comme pour Sesso nero, le scénario de Porno Holocaust est dû, sous le nom de Tom Salina, à Luigi Montefiori qui, sous un autre pseudonyme, celui de George Eastman, est la vedette des plus grands succès de D’Amato : Anthropophagous et Horrible, tous deux également disponibles chez Bach Films.

 

Porno-Holocaust-Shannon - Eastman - Annj-Goren

 

Et , de la même manière que la plupart des sujets tournés par D’Amato en République dominicaine, Porno Holocaust rend hommage, dès ses premières images, au peuple de l’île, à ses rues et ses paysages. Jusqu’à utiliser des amateurs du cru en figurants de séquences hard, dont les regards caméra ne trompent pas. Et l’on retrouve au générique du film Mark Shannon, Annj Goren et Lucia Ramirez, tous droits déjà présents dans Sesso nero et Orgasmo nero.

 

Porno-Holocaust-Lucia-Ramirez-Annj-Goren-Mark Shannon

 

 

Après sa balade dans les rues de la capitale, Mark Shannon, capitaine d’un bateau, va à la rencontre des scientifiques qu’il doit emmener sur une île où ont eu lieu des essais nucléaires. Parmi eux, a-t-il précisé à son matelot, trois femmes. Et ce sont justement elles qu’il retrouve en bikini au bord d’une piscine : Dirce Furnari, Annj Goren et Lucia Ramirez. Shannon a beau leur demander si elles sont biologistes, elles lui font chuter le moral en déclinant leur titre de physicienne nucléaire ou mathématicienne. On aimerait d’ailleurs bien connaître quelles facultés forment un tel cheptel de scientifiques.

 

Porno-Holocaust-Lucia-Ramirez

 

La mise en bouche mollement pornographique, sans grande invention, est suivie par le départ dans l’île. Le film va pouvoir commencer véritablement. D’un point de vue étreintes, on n’aura rien de mieux que l’amour à la plage, aou cha-cha-cha. En revanche, le monstre — car il y a bien sûr un monstre sur cette île déserte, un Vendredi pour qui ce n’est pas tous les jours dimanche — vient secouer un petit peu de sa torpeur un scénario qui avait tendance à s’assoupir. On retrouve là le D’Amato qui aime souligner l’action d’un détail cru, tel le sang qui fait tache sur le corps nu d’une jeune femme violée. Et qui ajoute toujours une note psychologique pour épaissir ses personnages. Ici, cela concernera bien sûr le monstre, dont on apprendra le prénom et aussi le pourquoi de sa présence. Mais également la scientifique jouée par Lucia Ramirez. Cette dernière, une habituée des films de D’Amato tournés en République dominicaine, n’a sans doute pas le port aussi altier que la splendide Laura Gemser mais possède non seulement la beauté adéquate pour jouer ce genre de rôle mais aussi une tristesse dans le regard dont le cinéaste sait se servir. En principe, dans les pornos, les femmes sont là pour se déshabiller et passer à l’acte le plus rapidement possible, sans être jugées par la caméra. Or, ici, D’Amato fait la différence entre les filles faciles (Furnari et Goren) et Lucia Ramirez qui, même si elle se livre à des activités similaires, le fait avec beaucoup plus de retenue. Et D’Amato sait filmer la douceur d’un regard, sa détresse aussi, et cette lassitude désespérée dont fait preuve Lucia ici mais aussi, encore plus, dans Orgasmo nero.

Jean-Charles Lemeunier

Caligula, la véritable histoire et Porno Holocaust sortis en DVD chez Bach Films le 4 avril 2016.


Cannes 2016 : En corps et en corps

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Difficile, lorsque l’on prend en marche le train d’une sélection, s’accrochant ici et là à quelques-uns des derniers wagons, de donner une vue précise de l’ensemble. Alors que le palmarès de la sélection officielle du 69e festival n’est pas encore tombé, que retiendra-t-on de l’édition 2016 de la manifestation cannoise ? Sans doute que le corps y fut à l’honneur, plus que jamais. Vivant, malade, malmené, subversif, vieillissant, ectoplasmique ou réduit en cendres, il s’est souvent retrouvé plein cadre.

Le corps vivant, inutile de le préciser, sera présent dans chacun des films projetés sur la Croisette. Avec une préférence pour Le cancre de Paul Vecchiali où, octogénaire, le corps est quasiment omniprésent, élégamment vêtu et à la recherche des émois qu’il a connus par le passé. Dans ce joli film attendrissant que l’absence de moyens n’affaiblit aucunement, le cinéaste revient sur toutes les femmes qui ont jalonné son parcours. Darrieux est bien sûr de la partie, son nom inscrit sur une plaque qui trône dans la villa de Vecchiali, mais d’autres encore que, malicieusement, le réalisateur devenu ici son propre acteur, convoque devant sa caméra : Françoise Lebrun, Édith Scob, Françoise Arnoul, Annie Cordy, Catherine Deneuve et Marianne Basler.

 

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La séance spéciale de « La mort de Louis XIV » : Jean-Pierre Léaud et Albert Serra dans la salle du Soixantième (Photo Christian Delvoye)

 

Le grand corps malade du festival a une double appartenance : il est à la fois celui du Roi-Soleil, dont Albert Serra filme formidablement l’extinction dans La mort de Louis XIV, et celui de son interprète, Jean-Pierre Léaud, dont ce grand retour sur écran est salué aujourd’hui par la remise d’une Palme d’or d’honneur amplement justifiée. La caméra de Serra reste au plus près de ce visage couronné d’une perruque gigantesque, de ces jambes meurtries et de ces pieds gonflés que gagne inexorablement la gangrène et qui noircissent lentement. Un vrai film d’auteur, avec un parti pris évident !

 

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Isabelle Huppert dans « Elle » de Paul Verhoeven

 

Le corps malmené sera forcément celui d’Isabelle Huppert dans Elle de Paul Verhoeven, dont on attendait avec curiosité et quelque crainte le retour au travail sous bannière tricolore. Nous n’aurons pas à désespérer : Verhoeven est égal à lui-même : violent, dérangeant, manipulateur, enthousiasmant. Malmenée, Huppert l’est dès les premières minutes avec une dure séquence de viol. Tout au long du film, son corps va subir beaucoup de coups et quelques caresses, des humiliations jusque par images virtuelles, des blessures et l’actrice, formidable comme à son habitude, va prendre cette distance, ce recul qui lui feraient mériter un prix d’interprétation si cela ne dépendait que de moi.

 

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L’équipe de « Captain Fantastic » le soir de la présentation à Un Certain Regard (Photo : Christian Delvoye)

 

Côté subversion, c’est le corps de Viggo Mortensen dans Captain Fantastic — prix de la mise en scène Un Certain Regard — qui remporte le pompon : sauvage, complètement dérangeant à force d’être sain, offert à la vue de tous, il réussit tout ce que Sean Penn rate avec The Last Face : comment dire merde à l’establishment sans pathos ni bons sentiments au rabais. Autant dire que la platitude de The Last Face ne fait pas le poids devant Captain Fantastic — sur deux sujets qui n’ont rien à voir l’un avec l’autre, si ce n’est que l’image de rébellion qui colle à Penn n’est pas du tout illustrée dans son film, contrairement à celui de Matt Ross.

 

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Kristen Stewart dans « Personal Shopper » d’Olivier Assayas, un autre choix possible pour un prix d’interprétation

 

Et puisque l’issue du corps est la mort, au moins par trois fois dans ce festival il fut question de cendres funéraires dont on doit se débarrasser, dans des toilettes (selon la volonté de la défunte dans Captain Fantastic) ou ailleurs (Julieta, Elle), et d’un enterrement dont on veut absolument s’occuper (La fille inconnue). Sans oublier les ectoplasmes de Personal Shopper d’Olivier Assayas, dont les apparitions en ont fait frissonner plus d’un. Assayas qui, décidément, confie à Kristen Stewart, après Sils Maria, de très beaux rôles, beaucoup plus riches émotionnellement que celui confié par Woody Allen dans Café Society.

Comme les films pour Truffaut, le festival est ce train qui roule dans la nuit et poursuit ensuite son parcours longtemps dans les têtes. Ensuite, quand à savoir lequel des wagons va se détacher et prendre la tête du convoi, c’est une autre histoire que nous laissons cette année aux spécialistes guidés par George Miller.

 

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L’arrivée du jury : ici George Miller, le président, suivi de Valeria Golino (Photo Christian Delvoye)

 

Allez, encore quelques heures et on saura tout du palmarès 2016.

Jean-Charles Lemeunier


Trois films de Julien Duvivier chez Pathé : Le noir lui va si bien

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La fin du jour jaquette
On est toujours heureux lorsqu’on tombe sur l’annonce d’une ressortie de films de Julien Duvivier, cinéaste majeur des années vingt à cinquante. Celle de Pathé a de quoi nous rendre aussi guilleret qu’Aimos sur le toit de sa guinguette dans La belle équipe : trois films de Duvivier en versions restaurées et non des moindres. Outre Voici le temps des assassins (1956), très bon Gabin de la maturité dont une copie existait déjà chez René Chateau, deux raretés paraissent en même temps, deux chefs-d’œuvre : La belle équipe (1936) et La fin du jour (1938).

Commençons par ce dernier. Duvivier a toujours eu la réputation d’un cinéaste dont la noirceur ne fait aucun doute et le sujet de La fin du jour — une maison de retraite pour comédiens — nous indique que nous allons assister à un drame. Un beau drame mais un drame tout de même que, malgré tout, Duvivier et son scénariste Charles Spaak parviennent à truffer de mots d’auteur et d’humour. Dès les premières minutes, avec cette troupe qui doit rapidement quitter le théâtre de province où elle joue de peur de rater son train, le ton est donné. Nous sommes du côté de ces Grands Ducs décrits par Patrice Leconte, ceux dont les tournées les amènent de sous-préfectures en salles de troisième zone. Malgré tout, ces artistes-là assument correctement leur métier, le font du mieux qu’ils peuvent avec, en contrepoint, les quolibets des machinistes et des techniciens. La force de Duvivier et Spaak est de nous dire d’emblée qu’il n’existe pas deux mondes, celui de l’Art et celui du public, mais bien plusieurs. Car machinos et comédiens, s’ils partagent les mêmes épreuves, ne sont pas tout à fait du même monde. Les acteurs de drames et les comiques non plus. Et tout au long du film, les auteurs nous prouvent que tous ces gens font partie d’une même et grande famille dont ils refusent de reconnaître les multiples branches. Au milieu de tout cela, le cinéma vient se glisser et nos deux auteurs ne peuvent s’empêcher une petite pique. Toujours au début du film, alors que tous se dépêchent pour ne pas louper le train, le directeur de la troupe compte ses sous. « Nous n’avons pas fait beaucoup ! » Et l’explication tombe toute seule : c’est qu’il y avait, ce soir-là, deux sévères concurrences, celles du cirque et du cinéma. « L’art se meurt ! » entend-on soupirer.

 

La fin du jour louis jouvet madeleine ozeray

On ne va pas faire semblant de découvrir, grâce à ce merveilleux film, le métier de Duvivier et Spaak. Les dialogues et le montage donnent un rythme certain qu’on pourrait envier encore aujourd’hui. Lorsque l’arrivée de Saint-Clair (Louis Jouvet), joli cœur à la scène comme à la ville, est annoncée dans la maison de retraite, l’émoi féminin est à son comble. Le Don Juan saura-t-il reconnaître toutes ces demoiselles qui se sont ridées loin de lui ? « Les hommes n’ont pas de mémoire », soupirent-elles. La phrase suivante, c’est Marny (Victor Francen), l’acteur sérieux, grand ennemi de Saint-Clair, qui la prononce : « J’ai de la mémoire ! » Une qualité qui mine le pauvre homme, lui dont la femme s’est enfuie au bras de Saint-Clair. Car il n’y a jamais eu de printemps pour Marny, qui vit dans le souvenir de la femme chipée par le Casanova des cours et des jardins et décédée ensuite, il ne sait pas trop comment.

On aimerait, ainsi, citer tous ces dialogues marquants, ces vacheries, ces mots qui sonnent et restent dans les oreilles et qui étaient la force du cinéma de cette époque. « Tu mens avec franchise », dit Jouvet à la jeune Madeleine Ozeray. Plus cruel est l’échange entre le même Jouvet et son ancienne amante, Gabrielle Dorziat. Elle lui montre une photo d’elle jeune et constate la différence avec son visage d’aujourd’hui. Jouvet réplique que le cliché est un instantané puis, la regardant, il ajoute : « Et toi, on dirait que tu as posé depuis 22 ans ! »

 

La fin du jour michel simon pierre andrieu

Toute cette émotion qui affleure est cristallisée dans le personnage de Cabrissade, à qui Michel Simon donne tout son panache. Ce cabot qui bouscule les habitudes de la maisonnée, ce qui lui vaut quelques inimitiés, lâche dans un moment de désarroi : « Être raisonnable, c’est être résigné, être résigné c’est être vieux et je ne veux pas vieillir ! » Car plus l’histoire avance et plus la drôlerie s’efface. Et lorsque la caméra, la nuit, erre dans les couloirs et s’arrête devant chaque porte, sur lesquelles sont inscrits les noms des pensionnaires, les applaudissements que l’on entend ne peuvent que serrer le cœur. À côté des vedettes déjà citées, tous ces visages fripés ont sans doute appartenu réellement à des artistes qui firent les beaux soirs du théâtre des années dix ou vingt. On est ainsi étonné de reconnaître, dans un rôle quasi muet, Charles Granval qui fut, seulement six ans auparavant, le libraire qui accueillait chez lui Boudu/Michel Simon dans le film de Renoir — on le voit aussi dans La belle équipe. Dans ce film de vieillards épiques, les jeunes n’apportent qu’un côté mièvre — Madeleine Ozeray, François Périer et Pierre Andrieu, le chef des scouts — que sauve la truculence des anciens.

 

Belle equipe jaquette

La belle équipe reste LE film du Front populaire avec Le crime de Monsieur Lange et La vie est à nous. Celui de la camaraderie et de la mise en commun des biens entre cinq copains chômeurs (Jean Gabin, Charles Vanel, Aimos, Charles Dorat et Raphaël Medina) qui, ayant tiré le gros lot, achètent une guinguette sur les bords de Marne. La goutte d’eau qui va faire déborder ce vase d’amitié porte évidemment des jupes et a le joli minois de Viviane Romance. Pessimiste comme à son habitude, Duvivier, toujours épaulé par Charles Spaak, tempère son acidité par de chaleureuses démonstrations de solidarité. Tous ces gens simples et attachants pensent découvrir des lendemains qui chantent. Bien sûr, nous le savons aujourd’hui, leurs espoirs vont faire comme ce fabuleux gendarme du film interprété par Charpin : se trotter.

C’est une évidence, Duvivier n’est pas Madame Soleil pourtant le ton de son film est dramatiquement prophétique. « C’était une belle idée ! » pleurniche Gabin après le désastre final orchestré par le cinéaste et son scénariste qui ont préféré privilégier la fin pessimiste à celle plus heureuse voulue par les producteurs et tournée également. Une belle idée qui s’achève dans la violence comme on peut se dire, quatre-vingt après, que le Front populaire était une belle idée dissolue dans les atrocités de la Seconde guerre mondiale. Sur les deux fins, optimiste et pessimiste, ajoutons que la télévision publique, à l’époque où elle s’intéressait à autre chose qu’à l’audimat, avait diffusé La belle équipe et ses deux chutes possibles. Depuis, si l’on en croit wikipedia, René Chateau avait sorti une version ne comportant que la seule fin optimiste, version attaquée par les héritiers de Duvivier et disparue des circuits. Aujourd’hui, Pathé sort donc la seule version concevable pour le cinéaste et ses ayant-droit : la pessimiste. On peut heureusement se rendre compte de la deuxième fin, l’optimiste, celle dont Duvivier disait qu’elle « ridiculisait tout le film », dans le bonus.

 

La belle equipe les cinq

 

Les cinq hommes au centre de La belle équipe ne sont ni gentlemen ni maudits. Il s’agit de cinq amis, quatre vivant dans un meublé borgne et le dernier, Républicain espagnol, se cachant de la police. L’hôtel est sale et mal entretenu par son propriétaire (Charles Granval), qui veut d’ailleurs les jeter à la porte. Ce à quoi répond d’ailleurs Gabin : « Je chôme donc je reste ! » Jolie phrase dont n’aurait pas rougi Descartes ! Le public des années trente, qui a traversé la grande crise de 1929, se reconnaît entièrement dans un nouveau type de héros : ouvrier ou chômeur, hâbleur, généreux, solidaire et ne se laissant pas faire. « Être chômeurs, poursuit Gabin avec ces beaux dialogues écrits par Spaak, ce n’est pas ce qu’on avait rêvé quand on était mômes. »  Nous sommes dans une époque charnière du cinéma français, où se mêlent bonne humeur et lucidité, la gouaille et un certain désespoir. Et lorsque les cinq amis s’aperçoivent qu’ils ont gagné à la loterie, les voilà qui invitent tout l’hôtel dans leur chambre, y compris le peu sympathique patron qui, finalement, se révèle être un brave type. Et la petite pièce se remplit, se remplit à tel point qu’on a l’impression de se retrouver dans la cabine des Marx Brothers dans One Night at the Opera (Une nuit à l’opéra) de Sam Wood, sorti l’année précédente.

L’argent gagné, les copains décident de le mettre en commun et d’ouvrir une guinguette sur les bords de la Marne. Ce qui nous vaudra, une fois le bâtiment achevé, l’une des plus belles séquences et l’une des plus connues du film et de l’époque : Gabin chantant Quand on s’promène au bord de l’eau, accompagné à l’accordéon par Adolphe Deprince. Et quand l’acteur ouvre le bal avec la grand-mère Marcelle Géniat, on aimerait avancer la théorie que les films se répondent à travers les époques, se parlent entre eux et nous parlent aussi par la même occasion : comment ne pas penser à la scène similaire où Henry Fonda ouvre le bal de My Darling Clementine (1946, La poursuite infernale) avec Cathy Downs ?

 

La belle equipe jean gabin viviane romance

 

Lorsque Gina — Viviane Romance, dont c’est le premier grand rôle, obtenu, d’après ce qu’elle raconte dans le bonus, en coiffant au poteau Edwige Feuillère et Marlene Dietrich — débarque dans cette belle histoire d’amitié, le spectateur de l’époque sait que plus rien ne va tourner rond. Les femmes fatales, c’est bien connu alors, versent à tour de bras et de poitrine des grains de sable dans les rouages. Et la Gina, dont la chambre est joliment décorée des photos de nus pour lesquelles elle pose, tirer avantage de n’importe quelle situation, ça la connaît. Les femmes sont toujours cruelles, chez Duvivier, et Viviane Romance annonce le personnage que tiendra Danièle Delorme dans Voici le temps des assassins. La même question se repose à chaque fois : le cinéaste est-il misogyne ? Ou ne dit-il pas que, pour s’en tirer dans la société macho qui est la nôtre, les femmes sont obligées d’user de leurs propres armes. Après tout, lorsque revient le type (Jacques Baumer) qui a vendu aux cinq amis le terrain et les ruines dont ils ont fait une très jolie guinguette et qu’il réclame des droits sur le travail accompli, que s’entend-il dire, ce petit patron, ce bourgeois ? « Il y a des ouvriers qui vont vous botter les fesses ! » Peut-être que Romance, Delorme et les autres héroïnes de Duvivier veulent aussi, pour tous les coups qu’elles ont pris, botter quelques fesses. Le problème est qu’elles se trompent de cibles.

 

Charles Dorat

Acteur dans La belle équipe — il joue le rôle de Jacques, le copain qui rêve du Canada comme c’était déjà le cas d’Albert Préjean dans Le paquebot Tenacity —, Charles Dorat a toujours été un proche de Duvivier. Proche également du poète Max Jacob qui, sous le titre L’amitié, a publié sa correspondance avec l’acteur, désigné sous son vrai nom de Charles Goldblatt. Dorat apparaît dans quatre Duvivier, le dernier étant Panique en 1947, mais il est également le scénariste, en 1956, avec Maurice Bessy et Duvivier lui-même, de Voici le temps des assassins. Un restaurateur joué par Gabin, qui semble tout droit sorti d’un bouquin de Simenon, tombe amoureux d’une jeune fille qu’il a recueillie (Danièle Delorme). Dans ce monde de forts des Halles — le film est en ce sens un vrai document sur les défuntes Halles de Paris —, les femmes mènent la danse et les hommes ne s’en rendent pas compte. Autour du restaurateur, il faut compter avec Madame Jules (Gabrielle Fontan), minuscule vieille dame à qui rien n’échappe et qui tient la dragée haute au patron. Et puis il y a la mère de Gabin (Germaine Kerjean), qui dirige à coups de fouet et d’aigreur une guinguette sur les bords de Marne — tiens, encore. Sans compter Lucienne Bogaert et toutes les poules qui accompagnent le temps d’un repas — et plus puisqu’affinités — le riche vieux beau Aimé Clariond. Duvivier nous gratifie même d’un couple de lesbiennes dans lequel la plus riche domine. Danièle Delorme, qui débarque de sa province, va vite se révéler manipulatrice et son visage d’ange cache parfaitement des aspects démoniaques. On est forcé de penser à ces héroïnes américaines à qui Cornel Wilde ou Robert Mitchum accordent à leur dépens le Bon Dieu sans confession : Gene Tierney dans Leave Her to Heaven (1945, Péché mortel, John M. Stahl) et Jean Simmons dans le bien nommé Angel Face (1952, Un si doux visage, Otto Preminger). 

 

Voici le temps des assassins gabin

 

Gabin, qui tient sa boutique d’une main d’expert, ne voit rien rien de cette dictature féminine, pas plus que Gérard Blain, son jeune copain. Les hommes sont si naïfs, quel que soit leur âge ! Misogyne encore, Voici le temps des assassins ? Ce n’est pas le mot juste, Duvivier, Bessy et Dorat soulignant davantage les différences essentielles qui existent entre individus mâles et femelles sans pousser les secondes vers le mauvais côté de la balance. Car Germaine Kerjean et Gabrielle Fontan protègent leur enfant, réel ou adoptif, et l’on ne saurait le leur reprocher. Ce qui peut paraître nouveau à nos yeux mais qui ne l’est pas dans la filmo de Duvivier, c’est la noirceur. Le cinéaste est un pessimiste, ce que prouvent la grande majorité de ses sujets. Sa force est de situer son action dans le monde du travail, où l’on n’a pas le temps de prendre en compte ses sentiments, où il faut se lever, trimer et se coucher pour recommencer le lendemain. Et lorsque l’amour survient sans crier gare, on ne sait pas forcément en distinguer toutes les subtilités.

 

Voici le temps des assassins jaquette

 

Moins reconnu que La bandera, Pépé le Moko, La belle équipe, Un carnet de bal ou La fin du jour, Voici le temps des assassins reste un Duvivier majeur, comme le sont également Le paquebot Tenacity et Panique. Tout y est maîtrisé, de l’interprétation aux décors, du montage aux prises de vues. L’écrivain Robert Sabatier m’a un jour raconté une anecdote édifiante sur la vision qu’avait la Nouvelle Vague de Duvivier. Ce dernier s’était intéressé à Boulevard, un roman de Sabatier, et était en train de le tourner avec Jean-Pierre Léaud dans le rôle principal. Un jour, le romancier s’est rendu sur le plateau et a constaté que le petit Jean-Pierre, quinze ans à l’époque, commentait la moindre action de Duvivier par ces mots : « Monsieur Truffaut n’aurait pas fait comme cela ! »

L’histoire peut faire sourire d’autant plus que Boulevard n’est resté dans aucune mémoire alors que Léaud et Truffaut ont amplement fait leurs preuves. Elle montre toutefois combien ces grands anciens qu’étaient Duvivier et quelques autres, aux palmarès impeccables, étaient sortis de la profession à grands coups de pied au cul. « Nous entrerons dans la carrière, chantait Ferré, quand nous aurons cassé la gueule à nos aînés. » Plus de cinquante après, maintenant que c’est chose faite, on ne peut que saluer tout autant les ressorties des films de l’Ancienne Vague que ceux de la Nouvelle. D’autant plus quand ils sont en versions restaurées.

Jean-Charles Lemeunier

« La belle équipe », « La fin du jour » et « Voici le temps des assassins » : trois films de Julien Duvivier en versions restaurées, édités en DVD et Bu-ray par Pathé le 1er juin 2016.




« Justin de Marseille » et « Tartarin de Tarascon » en versions restaurées : Les années trente avé l’assent

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La sortie en copies restaurées chez Pathé de Justin de Marseille de Maurice Tourneur et de Tartarin de Tarascon de Raymond Bernard, deux films de 1934, est une bonne occasion de se plonger, via la Provence des années trente, dans deux types de cinéma, différents et pourtant proches par certains aspects dont l’assent n’est pas le moindre. Car autant Maurice Tourneur que Raymond Bernard, deux cinéastes qui ne sont pas méridionaux, utilisent l’accent provençal pour nourrir leurs films.

C’est justement un fada (Raymond Aimos) qui, dans Justin de Marseille, ouvre la danse. Maurice Tourneur va ainsi placer son histoire au confluent de plusieurs courants. Nous aurons le film policier, tout autant inspiré du modèle américain – Chicago et Scarface, prononcé Scarfasse, sont ainsi convoqués dans les dialogues – que du folklore français, avec ses apaches, ses maquereaux noirs, ses bals dans les bistrots, ses droguées au rire hystérique et ses policiers pas très pressés. Dès le début, la scène où les gangsters se cachent derrière des tonneaux, sur le port, pour arroser copieusement les flics qui veulent les arrêter renvoie directement à une séquence similaire du Fantômas (1913) de Feuillade où les entrepôts de Bercy servaient de décor. D’ailleurs, Alexandre Rignault, qui joue ici le méchant gangster italien, reprendra le rôle de l’inspecteur Juve dans Fantômas (1947) et Fantômas contre Fantômas (1949) où là, c’est une séquence complètement surréaliste d’enterrement qui peut faire écho à celle de Justin de Marseille. Ce clin d’œil rappelle que l’élément comique n’est pas absent de Justin de Marseille, renforcé par le dialogue parfois pagnolesque de Carlo Rim. Ce dernier sait prendre la juste distance entre un film américain et sa copie française. Plusieurs lignes de dialogue, on l’a vu, mentionnent le cinéma américain et un des policiers à la poursuite des gangsters, s’arrête boire un coup – la distance, je vous dis – et entre dans le bistro en promettant à la patronne de lui raconter une sacrée histoire  : « C’est du cinéma, commence-t-il… C’est pire que du cinéma ! »

Alexandre Rignault, Antonin Berval

Une des autres originalités de Justin de Marseille, c’est son aspect documentaire et ses nombreux extérieurs, avec le Vieux-Port, les docks, le marché sur la Canebière. Documentaire qui entre parfois en conflit avec une sur-scénarisation du récit. Ainsi, les Chinois et la fumerie d’opium reconstituée en studio sont un des archétypes du film exotique à la française. Tout ceci est bien sûr à mettre au crédit de Maurice Tourneur. Déjà, il intitule son film Justin de Marseille, tous les personnages évoquent la légende du fameux Justin et le Justin en question n’apparaît qu’au bout de vingt minutes. C’est gonflé ! Ajoutons les nombreux plans avec lesquels Tourneur montre qu’il connaît parfaitement son métier, un métier déjà vieux à l’époque d’une vingtaine d’années. Ainsi quand il filme le couple composé par Ghislaine Bru, une jeune fille naïve, et par Armand Larcher, de la graine de barbeau. Tous deux sont d’abord filmés à travers une grille et, en montant la rue, s’en libèrent, manière d’annoncer que la jeune proie va trouver la délivrance. Plus tard, c’est un travelling arrière sur une table de jeux qui en met plein la vue, ou cette porte d’une vieille bâtisse en ruines qui claque au vent et permet de voir puis de ne plus voir Rignault et Berval, qui joue Justin.

Justin-de-Marseille Larquey Berval

Antonin Berval est bien oublié aujourd’hui. Il s’était illustré à l’époque dans deux films d’André Hugon consacré à Maurin des Maures et dans un autre du même réalisateur sur Gaspard de Besse – il existe en DVD chez LCJ -, héros provençaux s’il en est. Il est un Justin tout à fait crédible, pas imposant physiquement mais ni Paul Muni ni James Cagney ni Edward G. Robinson, ses alter ego américains, ne l’étaient non plus. Il est en revanche capable, par le regard, la voix et la détermination, de forcer le respect. Une phrase en dit d’ailleurs long à son sujet. Avant que Justin n’apparaisse physiquement, on l’a vu, il est beaucoup question de lui. Ses hommes, dont le Bègue (Pierre Larquey), parlent de lui et le patron du bistro les coupe pour leur dire qu’entre ce que dit Justin et ce qu’il fait, il y a le Vieux-Port. Et il conclut en disant que Justin est trop bon. « Tu le le le lui dirais en en faface ? » s’énerve le Bègue. « Non, mais je le lui ferai comprendre par le regard. » Cet échange prouve bien, de la même manière que lorsque Justin et sa bande dînent au bord de mer, sur fond de chanson chantée par Tino Rossi, et discutent aimablement avec le chef de la police, que Justin est un type fréquentable, pas un de ces malfrats que les forces de l’ordre rêvent de mettre à l’ombre. D’autant plus que de l’ombre, à Marseille, on peine à en trouver. Un autre exemple est donné lorsque Justin empêche un petit voleur à la tire de détrousser un matelot. Et, pour en finir avec le Bègue, fidèle lieutenant de Justin, attachant parce que c’est c’est Larquey qui qui l’incarne, il est l’occasion de plusieurs dialogues humoristiques. « Si tu marchais comme tu parles, lui dit un de ses amis, tu ferais du surplace ! » Ce genre de mots d’auteur dont le cinéma français était friand, on le retrouve tout au long du film, malgré quelques péripéties beaucoup plus dramatiques. Ainsi ces deux maquereaux qui parlent de leurs bonnes femmes et dont l’un s’exclame, parce qu’il a appris que la copine de son ami préférait débusquer un emploi plutôt que de finir sur le trottoir : « Celles qui cherchent du boulot, c’est des paresseuses ! »

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Si Justin de Marseille oscille ainsi tout le temps entre comédie et tragédie, il ne fait aucun doute que Tartarin de Tarascon appartient complètement au premier genre. Raymond Bernard, qui signe ce film, sort pourtant de deux drames, Les misérables et Les croix de bois. Il s’octroie quelques vacances tarasconnaises sans craindre ce qui était arrivé à Alphonse Daudet à la sortie de son livre en 1872 et qui arrivera encore à Bruno Dumont avec P’tit Quinquin : s’attirer la colère des gens du cru parce que le bouquin et le film sont jugés par trop irrévérencieux. En 1934, Tartarin est devenu une gloire nationale. Qui plus est, Raymond Bernard s’octroie les services de Marcel Pagnol pour le scénario et de Raimu pour l’interprétation. C’est donc dans la poche, on ne peut qu’apprécier les aventures du sympathique fanfaron, sorte de Monsieur Jourdain méridional.

Tartarin

Le film est composé de deux parties : la première se déroule à Tarascon avec son folklore colporté par les acteurs à accent appréciés du public ; la seconde en Algérie où Tartarin, comme Don Quichotte, comprendra beaucoup de choses, tant sur lui-même que sur les autres. Tout au long de ces deux épisodes, Raimu se taille la part du lion, celui que justement il veut terrasser. Si l’on connaît par cœur sa voix puissante, sa façon de traîner sur les syllabes, sa faconde formidable, on s’amusera ici également de sa démarche avec cette façon inimitable d’avancer le ventre en avant. L’acteur sait mettre, mais ce n’est une surprise pour personne, beaucoup d’humanité dans ce personnage, à plus forte raison lorsqu’il va être contraint de prendre vraiment les armes et partir en Afrique chasser les fauves. Tout au long ce parcours, Raimu s’appuie sur ses habituels comparses que l’on prend toujours plaisir à retrouver : Charpin, Milly Mathis, Maupi et quelques autres. Et tous jouent leur partition habituelle avec le même plaisir, un plaisir partagé par les spectateurs.

Jean-Charles Lemeunier

Les versions restaurées de Justin de Marseille et Tartarin de Tarascon sortent chez Pathé en DVD et Blu-ray le 1er juin 2016.


« La nuit des diables » de Giorgio Ferroni : Morsures d’amour

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Il existe toutes sortes de raisons d’apprécier un film et l’une d’entre elles, et non des moindres, est de trouver dans le récit plusieurs portes par lesquelles le spectateur peut, à son choix, s’engouffrer ou pas. C’est le cas de La notte dei diavoli/La noche de los diablos (1972, La nuit des diables), coproduction italo-hispanique signée Giorgio Ferroni, que vient de sortir dans un superbe coffret de trois DVD/Blu-ray Le Chat qui fume, petite maison d’édition montpelliéraine qui se trace à coups de serpette un itinéraire impeccable à travers la jungle inextricable du bis. Tout ça pour dire tout le bien que l’on peut penser de cette Nuit des diables et des multiples clefs de lecture que Ferroni et son scénariste, Eduardo Manzanos Brochero, ont laissées sous le paillasson. Un petit mot sur ce dernier : cet écrivain prolifique a éparpillé dans son sillage quelques-unes des aventures de héros qui se sont fait un nom : Django, Satanik, Kriminal, Sartana… Signalons qu’il est aussi l’auteur de deux très beaux gialli de Sergio Martino, Lo strano vizio della Signora Wardh (L’étrange vice de Madame Wardh) et La coda dello scorpione (La queue du scorpion), tous deux de 1971. Quant à Ferroni, de l’énorme filmographie qui s’étale de 1935 à 1975, on retiendra essentiellement deux titres, un des chefs-d’œuvre du gothique italien, Il mulino delle donne di pietra (1960, Le moulin des supplices), et un western, Un dollaro bucato (1965, Le dollar troué).

 

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La nuit des diables et ses multiples voies d’accès, donc. Adaptée d’une nouvelle de Tolstoï, La famille du Vourdalak, qui avait déjà inspiré Mario Bava pour l’épisode I Wurdalak (Les Wurdalaks) de son film I tre volti della paura (1963, Les trois visages de la peur), le scénario peut se lire comme une histoire classique de vampires : un homme (Gianni Garko) s’égare en pleine campagne yougoslave, tombe sur une famille de vampires et échappe aux morsures tant bien que mal. C’est évidemment très réducteur. On peut alors voir dans La nuit des diables la folie qui fait des ravages. Le film ne s’ouvre-t-il pas sur l’eau bouillonnante d’une cascade, symbole d’un esprit qui, dépourvu de canalisation, voit sa raison partir en éclaboussures ? Ce lien entre l’eau et la folie était en tout cas flagrant dans le Lilith (1965) de Robert Rossen et l’insistance que met Ferroni à filmer la cascade, suivie de la vision de cet homme hagard qui semble marcher au hasard, elle-même entrecoupée par plusieurs plans dérangeants — un crâne empli de vers, une tête qui explose, une main qui se pose sur un sexe féminin, une femme nue les mains attachée dans le dos semblant être la victime d’un rituel sadique, un cœur qu’on arrache en train de battre —, en dit long sur la santé mentale du héros. Les bonus toujours performants de l’éditeur montrent d’ailleurs une ouverture alternative d’où ont disparu toutes les séquences-choc. On en est donc là de nos atermoiements, histoire de vampires ou simplement visions horribles dues à la folie, quand, un peu plus loin, Ferroni et Brochero nous glissent une troisième interprétation : et si seulement, chez ces êtres frustres et éloignés de tout qui forment cette famille dans laquelle Garko débarque sans le vouloir, il était simplement question d’amour ? Un amour qui suscite un tel besoin que les possédés en arrivent à dévorer l’objet de leur désir passionnel ? Ainsi, sont placées au centre du récit deux mignonnes petites filles (Sabrina Tamborra et Cinzia De Carolis, qui est interviewée dans un bonus), symboles à la fois de la pureté et d’une possible perversion.

 

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Rien n’est sûr tout au long de cette nuit et le pauvre Garko ne va jamais savoir sur quel pied danser, et encore moins avec la jeune fille de la famille, la ravissante Agostina Belli, à qui l’étranger est prêt à accorder le Bon Dieu sans confession avant de se raviser. Le film est également parsemé de trucages dus à un tout jeune Carlo Rambaldi, comme ce pieu qui transperce une poitrine ou ce visage qui semble s’effondrer sur lui-même. Un Rambaldi qui n’a encore travaillé ni sur Alien, ni sur E.T., et n’a donc pas encore obtenu ses Oscars pour ses effets spéciaux. À noter enfin la musique prenante de Giorgio Gaslini, le musicien d’Antonioni pour La notte (La nuit) et d’Argento pour Profondo rosso (Les frissons de l’angoisse), dont l’une des partitions ici fait parfois penser au Morricone d’Il était une fois la révolution, sans doute, et Gaslini en parle, parce qu’il a utilisé la voix de la chanteuse Edda dell’Orso, également présente sur le score du film de Leone. L’interview du musicien, que l’on trouve dans les bonus, est passionnante à plus d’un titre. D’abord parce qu’il explique son travail et son souci de ne pas créer de compositions simplement illustratives, aussi parce qu’il parle de Ferroni et de La nuit des diables mais aussi d’Antonioni, de Miles Davis et de Duke Ellington, qu’il a bien connus. Saluons, dans tous les bonus que présente le coffret, le travail exemplaire de Freak-o-rama.

Jean-Charles Lemeunier

La nuit des diables

Année : 1972

Origine : Italie

Titre original : La notte dei diavoli

Réalisateur : Giorgio Ferroni

Scénario : Eduardo M. Brochero, Romano Migliorini, Gianbattista Mussetto d’après Alexis Tolstoï

Photo : Manuel Berenguer

Musique : Giorgio Gaslini

Montage : Gianmaria Messeri

Effets spéciaux : Carlo Rambaldi

Avec Gianni Garko, Agostina Belli, Mark Roberts (Roberto Maldera), Bill Vanders, Cinzia De Carolis, Teresa Gimpera, Maria Monti, Umberto Raho, Sabrina Tamborra…

Edité en DVD/Blu-ray par Le Chat qui fume le 1er juin 2016.

 


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