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« Turbo Kid » du collectif RKSS : du futur antérieur qui carbure au bis

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Le cinéma de genre des années 80 fait-il encore des émules crédibles ? Sorti la semaine dernière au Québec après avoir récolté de nombreux prix dans les festivals, Turbo Kid fournit une réjouissante réponse à cette question. Coproduction entre le Canada et la Nouvelle- Zélande – un pays, rappelons-le, grand pourvoyeur de pellicules azimutées (songeons seulement au travail de Peter Jackson ou d’Andrew Niccol) – cette série B, un poil zédifiante autant par volonté de distanciation que par économie de moyens, reconnecte les enjeux de l’industrie cinématographique d’aujourd’hui avec la liberté de la sous-culture filmique d’autrefois. On ne se le cachera pas, une partie du public comme des exploitants exposés à la chose ignorent qu’on leur parle-là, dans Turbo Kid, d’un temps que les moins de 35 ans et les lecteurs de critiques pépères et académiques ne peuvent pas comprendre. Pourtant, il est à parier que le film signé par François Simard, Anouk Whissell et Yoann-Karl Whissell saura aussi convaincre ces spectateurs qui, à défaut de décoder les références alignées tout au long du métrage, apprécieront ce petit air de déjà-vu (« mais où ? », se demanderont-ils) assumé par le projet. Nostalgique, oui, mais non, donc ! C’est sans doute dans cette antinomie volontaire que réside le véritable intérêt de Turbo Kid. Car, en soi, l’histoire ne révolutionne rien (futur hypothéqué, planète ruinée, rareté de l’eau, gangs de voyous au look sado-maso-motorisé, tout ça, tout ça) et se contente même de reprendre les grandes lignes de classiques du genre fantastique / post-apocalyptique : Mad Max en tête, mais aussi certains aspects des Terminator de Cameron, pour ne citer que les plus évidents. Seul ajout qui circonscrit plus encore le film dans un territoire de chasse gardée : les décapitations, démembrements, énucléations, éviscérations et on en passe, qui rejoignent les premiers délires de Peter Jackson et de Sam Raimi tout en payant leur (lourd) tribut au bon gros bis italien – y compris la veine western spaghetti – qui tache. On a vu moins roboratif.

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Plus qu’une production à louanger pour son originalité (inexistante en fait) ou son ingéniosité (réelle mais pas fondamentale), Turbo Kid reste à saluer pour la vibrante authenticité de son hommage à une cinématographie qui n’est plus distribuée dans les circuits officiels. Un vrai coup de boule aux programmateurs, à la bien-pensance générale et à l’uniformité visuelle qui a cours dans les multiplexes. Tout comme Hobo with a Shotgun il y a quelques années (dont le réalisateur Jason Eisener fait ici une apparition ), Turbo Kid se fiche de caresser le spectateur dans le sens du pop-corn. À noter, pour la petite histoire, qu’il s’agissait au départ d’un court-métrage intitulé T is for Turbo, remarqué par Ant Timpson, producteur du film d’horreur à sketches ABCs of death… Si à l’arrivée, son résultat en version longue, OFNI aussi mal élevé que bien bouclé (avec un sens réel du raccord et une photographie soignée), mérite amplement un détour critique, c’est en fait pour l’ironie avec laquelle il oscille à tout bout de champ (et de contrechamps) entre pastiche et parodie, conscient des tensions intérieures – et formellement intéressantes – qu’induisent cette démarche. Entre une façon de dépeindre les méchants bigarrés « à la manière de » George Miller et une musique singeant John Carpenter et/ou le thème « terminatoresque » de Brad Fiedel ; entre un filmage au ras de l’asphalte (ou ce qu’il en reste) hurlante et la substitution de bolides par… des vélos de bicross (!), les trois auteurs-réalisateurs s’amusent autant qu’ils font œuvre de thuriféraires du culte de la série B, égratignant aussi au passage leurs modèles entre autres issus des Goonies (un personnage s’appellel Bagou), des comic-books, des Super sentai, de l’univers de Sergio Leone, de Robocop ou d’Evil Dead 3 (quand on vous dit que cette pellicule bouffe, avec gourmandise assumée, à tous les rateliers…).

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Avec Turbo Kid, Simard et les Whissell alignent les morceaux de bravoure, sortes de clins d’œil et mini-remakes des fleurons du genre, pour mieux les déjouer puis les dynamiter de l’intérieur. Tout est dit dans cette première phrase énoncée en off par le cow boy Frederick (Aaron Jeffery, vu dans XMen OriginsWolverine) : « Voici le futur… Voici 1997 ! » Doit-on y voir une échappatoire esthétique pour un film qui, sans originaux à honorer en même temps qu’à reproduire à humble échelle, ne trouverait point de légitimité ? Peut-être. Chose certaine, la position anti-héroïque du protagoniste principal (le Kid, joué par Munro Chambers), de même que le choix de confier le rôle du grand méchant Zeus caricatural au très iconique Michael Ironside épaissit le trait destiné à souligner la nature ludique et définitivement paradoxale du projet. En clair : à ne pas prendre au pied de la lettre, quand bien même celle-ci, tantôt B tantôt Z, voudrait redonner sa noblesse à des références souvent moquées par la doxa.

Stéphane Ledien

Canada / Nouvelle-Zélande, 2014
Réalisation & scénario: Anouk Whissell, François Simard & Yoann-Karl Whissell (The RKSS Collective)
Production: Anne-Marie Gélinas, Ant Timpson, Benoit Beaulieu, Tim Riley pour EMAfilms (QC), T&A Films (New Zealand) et Epic Pictures Group (CA), avec la participation de Téléfilm Canada, New Zealand Film Commission & Super Channel
Costumes : Éric Poirier
Direction artistique: Sylvain Lemaitre
Effets visuels: Jean-François Ferland, Luke Haigh
Montage : Luke Haigh
Musique : Le Matos
Photographie : Jean-Philippe Bernier
Interprètes : Munro Chambers, Laurence Lebœuf, Michael Ironside, Aaron Jeffery, Edwin Wright, Romano Orzari…
Durée : 1h33
Date de sortie au Québec : 14 août 2015
Date de sortie au Canada et aux Etats-Unis : 28 août 2015



« Driver » et « Les Rues de feu » de Walter Hill : Drive on fire

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C’est dit, l’automne 2015 aura été une saison agréable : non seulement en cette fin octobre, n’étant certes pas frileux, je n’ai toujours pas allumé le chauffage, mais deux longs-métrages de Walter Hill apparaissent sur les présentoirs. Si Les Rues de feu avait déjà connu en nos contrées une édition honorable (mais sans suppléments), Driver lui faisait partie d’une longue liste de films inédits en DVD zone 2. Il était temps de réparer ce triste oubli, d’autant que la VHS de votre serviteur réclamait une retraite bien méritée.

Quelque peu héritier de Sam Peckinpah, pour qui il écrit Guet-apens et auquel il rendra hommage dans le final d’Extrême préjudice après avoir tutoyé le maître lors d’une remarquable séquence du Gang des frères James, Walter Hill commença un peu par hasard sa carrière dans le cinéma en écrivant ou coécrivant une poignée de scénarios (dont Le Piège, de John Huston, et La Toile d’araignée, de Stuart Rosenberg), passant également une courte période comme assistant-réalisateur (sur deux films avec Steve McQueen, L’Affaire Thomas Crown et Bullitt). En 1975, à 33 ans, il réalise son premier long, l’agréable (et inédit en DVD Zone 2) Le Bagarreur, avec Charles Bronson et James Coburn. Après Driver, Hill sera également producteur (en particulier sur Alien et ses suites), tournera un fantastique film de gang, Les Guerriers de la nuit puis s’avèrera l’un des grands animateurs du polar et du film d’action des années 80-90 via notamment 48 heures, Sans retour, Double-détente, Extrême préjudice, Les Pilleurs (autre inédit en DVD Z2) et Dernier recours.

S’inscrivant dans une tradition d’un cinéma de genre ultra efficient façon Robert Aldrich, Raoul Walsh ou Richard Fleisher, Hill sera le concepteur de productions solides, rarement absentes de sens, toujours capable de lier le fond et la forme dans d’occasionnels messages tantôt humanistes, tantôt blasés, abordant des thèmes comme la vieillesse, la solitude, la mort, la guerre, les actes manqués, l’amitié, la droiture. Peu ou prou de la génération des John Flynn, John Frankenheimer, Larry Cohen ou Peter Hyams, Walter Hill, membre discret du Nouvel Hollywood, fera des westerns, des polars, des films d’aventure et d’action, également animé d’un intérêt pour le fantastique et la science-fiction, manquant certes parfois son coup.

Hill a, surtout en début de carrière, cherché d’autres voies à l’intérieur de schémas aussi roboratifs que récurrents dans la production usuelle. Driver, par exemple, est à la base une sorte de film de casse avec la plupart de ses clichés, à commencer par l’utilisation de la voiture. Il va pourtant à l’encontre de la plupart des productions de ce type en donnant la primauté à l’atmosphère, en se faisant relativement lent. Sa froideur et son épure ont des airs lointains de créations japonaises où les samouraïs ne dévient jamais de leur ligne de conduite. Dans cette optique, Hill sera rejoint par Michael Mann avec Le Solitaire en 1980 : comme dans Guet-apens, un pro, ici un cambrioleur, là un braqueur, est contraint de s’acoquiner avec une drôle d’engeance. Ce sont des œuvres précieuses et matures, alors même que réalisées par des cinéastes débutants.

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Tourné en 1977, sorti en France l’été suivant, Driver est un film de casse et de poursuite tentant de réactualiser des figures du film noir, s’inscrivant dans un cinéma de genre à vocation populaire tout en conceptualisant jusqu’à l’abstraction certaines figures du polar : destin inéluctable, élément féminin à l’apparence de femme fatale, ambiance nocturne et interlope. Le scénario de Hill se base sur un canevas classique : un professionnel de la conduite (Ryan O’Neal), spécialisé dans les « coups », est coursé par un flic teigneux (Bruce Dern). L’intrigue est enrichie par les relations houleuses du chauffeur avec divers malfrats et un personnage féminin (Isabelle Adjani) qui pourrait être accessoire mais apporte bel et bien sa pierre à l’édifice : cette joueuse invétérée est recrutée pour servir de paravent aux investigations policières, pour couper l’herbe sous les pieds des inspecteurs chargés de l’enquête. Divers twists consolident ainsi le squelette primaire. De l’un naît l’intrigue centrale : après un braquage minable et foiré, un bandit retourné est chargé de recruter le « héros » pour un gros coup. Le but est de le faire tomber. Pas si simple, évidemment.

Un tel sujet engendre il va de soi des poursuites automobiles. Comme souvent chez Hill, l’attention est plus à la photo qu’à un filmage relativement standard : Hill recherche généralement l’angle le plus efficace, pas le plus spectaculaire ou novateur. L’intérêt de ces séquences est plutôt dans un montage serré et dans leur sécheresse. Ni dialogue, ni musique. Les seuls sons récurrents sont ceux des crissements de pneus et des rugissements de moteurs. Il est permis de penser à une version nocturne – le film se passe essentiellement de nuit – et new-yorkaise de Bullitt, en volontairement moins fluide et moins classe.

Pour le cinéaste, ce qui prime est la mécanique d’une partie d’échec à l’échelle d’une ville où les protagonistes sont autant les joueurs que les pions. Hill veut, sur un mode hyperréaliste, épurer la forme et dépouiller ses archétypes humains de tout superflu dans un trip comportementaliste austère et froid. À ce titre, les personnages n’ont pas de patronymes. Ils sont désignés par leur fonction, parfois par un surnom : Le Chauffeur (également désigné comme Le Cow-boy), Le Détective, La Joueuse, les seconds rôles étant L’Intermédiaire, Lunettes, Mâchoire, Les Inspecteurs, etc. (1) Ils récitent leurs rares dialogues sur un ton monocorde, souvent dans des décors minimalistes plongés dans une semi-pénombre granuleuse. Seul le personnage de Bruce Dern, plus sanguin, a toujours l’air d’être prêt à couler une bielle d’un instant à l’autre, mais c’est normal, c’est Bruce Dern.

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C’est avec Le Chauffeur que le concept est poussé loin : il ne parle presque pas. Quand il le fait les mots claquent comme un fouet. Il vit dans des chambres d’hôtel de seconde zone, n’a pas d’autres affaires personnelles qu’un transistor sur lequel il n’écoute que de la musique country, on ne sait rien de son passé. C’est un ascète voué à une fonction nourricière, une enveloppe qui pourrait être vide s’il n’était obsédé par la notion de challenge, voire de combat. Son but est de repousser ses limites, d’affûter son « art », manière de vivre qui impose d’être libre d’entraves. Il n’est pas sans évoquer le Costello du Samouraï de Jean-Pierre Melville en 1967 (lui-même inspiré du Raven de Tueur à gages de Frank Tuttle en 1942) ainsi que du personnage titre d’un autre film français, celui de Philippe Labro en 1976, L’Alpagueur, dont les nom et prénom ne sont jamais prononcés.

Après le premier braquage, Le Chauffeur largue la voiture dans une casse et signale aux deux hommes l’ayant engagé qu’il ne retravaillera plus avec eux puisque en retard (de presque rien) et qu’il « aime la précision ». À la limite, comme le devine La Joueuse, il se fout même de l’argent. Ce qu’il veut, c’est la confrontation avec Le Détective, considéré comme un adversaire à sa mesure. Le principe béhavioriste mit en application, avec son absence apparente de psychologie, avec ces personnages qui ne semblent réagir qu’à des stimuli directement liés à leur fonction dans l’avancée de l’intrigue, donne à Driver une atmosphère qui prête le flanc à une lecture de surface occasionnant un rejet éventuel. C’est pourtant un long-métrage intrigant, plus cérébral que spectaculaire, où l’on traite également de la vacuité. La dernière séquence est à ce titre exemplaire. Driver manie avec une dextérité certaine réflexion, sens de l’épure et cinéma de genre codifié. Hill n’ira pourtant pas plus loin dans ce sens. Dans la plupart de ses travaux suivants, si les personnages reflètent sa fibre comportementaliste en étant réactifs et agissants, cela sera plutôt dû à une situation d’urgence intense et une question de survie immédiate. En bonus, deux courtes scènes d’entrées inédites effectivement pas indispensables et un petit reportage d’époque lors du tournage d’une cascade, avec le producteur Lawrence Gordon faisant le panégyrique du film et de Hill, que l’on voit également et qui répond à quelques questions d’un air à la fois professionnel et presque goguenard. C’est assez peu, mais bien sympathique.

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Enfin, vous le savez, amis cinéphiles, Driver s’avère être l’une des principales influences du cinéaste Nicolas Winding Refn pour son Drive de 2011 : « un protagoniste principal sans patronyme, peu disert, au passé inconnu, pour qui conduire semble littéralement vital, qui participe comme chauffeur à des braquages dont il exige un minutage serré sous peine de ne pas être potes. Dans les deux films, le Chauffeur est un maniaque, un rônin mutique non matérialiste : sa vie est ritualisée, ascétique, vouée à une pratique qui vaut bien un art martial, il ne possède apparemment rien, dort dans des hôtels ou des appartements ne recelant aucun élément personnel qui ne tiennent dans une poche de vêtement. En 1978, on sait seulement du Chauffeur (campé par Ryan O’Neal) qu’il écoute de la musique country et que chaque mission est autant le moyen de repousser ses limites que de défier l’autorité. En 2011, on subodore que le Chauffeur (incarné en mode underplay par Ryan Gosling) apprécie le football américain… » (2)

THE DRIVER
Réalisation : Walter Hill
Scénario : Walter Hill
Interprètes : Ryan O’Neal, Bruce Dern, Isabelle Adjani, Ronee Blackley…
Montage : Tina Hirsh & Robert K. Lambert
Photo : Philip H. Lathrop
Musique : Michael Small
Origine: Etats-Unis
Durée : 1h31
Sortie française : 23 août 1978
DVD et Blu-ray : 20 octobre 2015
Distributeur : Arcadès

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Les Rues de feu
se déroule lui dans une ville fictive mais plausible entre Chicago, New York et une cité industrielle. S’y trouvent un métro aérien, des bars, des diner, tout un décorum à la fois années 50 (juke-box, musiciens à bananes, motards) et postmoderne : le héros, jeune vétéran d’une guerre jamais nommée, débarque en métro, cache-poussière sur le dos et se fond parfaitement dans un décor de rues crades ceinturées d’entrepôts et de ferrailles luisantes et rouillées. Un concert va être donné par une superstar de retour chez elle (Diane Lane). Dans la foule, une horde de mauvais garçons. Recouverts de cuir, ils provoquent une baston et repartent à moto, la belle dans les bras du chef ricanant (Willem Dafoe). Pas contente, la patronne d’un coffee shop (Deborah Van Valkenburg, vue dans Les Guerriers de la nuit) appelle son frère à la rescousse. Le héros (Michael Paré) est un soldat de fortune. Il vient contre monnaie sonnante et trébuchante, débarque dans le bar de la frangine, casse la tête à des roquets, fait copain-copain avec une aventurière aux coups de poings facile (Amy Madigan, que l’on reverra dans Alamo Bay avec son mari Ed Harris, vient de tourner dans Under Fire après avoir débuté quatre ans plus tôt dans Chicanos). La vedette de la chanson est l’ex du mercenaire. Aidé par le manager grande gueule de la chanteuse (Rick Moranis), le commando part en campagne, fait tout péter et revient dowtown poursuivi par les bikers. La population, au coude à coude avec la police, fait face. Parmi les défenseurs, Bill Paxton, un habitué des productions James Cameron.

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Bref, « l’écran crépite, les images tourbillonnent, le son éclate ! Vous avez écouté du rock and roll, vous l’avez dansé, vous l’avez éructé, mais jamais, avant Les Rues de feu, vous ne l’avez VU. Avec la musique de Ry Cooder, Hill le concrétise, il fait d’un film le rock lui-même, avec tous ses mythes, ses clichés destructeurs et naïfs et les rêves révoltés de ceux qui s’en repaissent. Un monde de la nuit, entre le noir des ténèbres, noir du cuir et du mystère, et le rouge de la lumière, rouge du sang et de la violence. » (3)

Tour à tour polar, fable, aventure, rétrofiction, musical, Les Rues de feu est l’un des produits les plus énergique et ludique des années 80. Le budget est à l’écran, les comédiens sont beaux et belles, charismatiques à souhaits, sympathiques ou inquiétants, la mise en scène ultra stylisée. Hill utilise les acteurs adéquats : dans le rôle du grand méchant loup, Dafoe, comédien de théâtre apparu dans Loveless et La Porte du paradis, se fait remarquer. En 1985, il sera l’ange noir de Police fédérale Los Angeles. Michael Paré a le physique de l’emploi. Il enquillera sur Philadelphia Experiment et un tas de films d’action pas transcendants, cachetonnant de-ci de-là jusqu’à aujourd’hui. La photogénique Diane Lane sort d’Outsiders et va faire Cotton Club. Côté technique, Hill s’entoure de connaissances : les producteurs Lawrence Gordon et Joel Silver, les décorateurs John Vallone et Richard Goddard, le scénariste Larry Gross, le monteur Freeman Davies, le directeur photo d’origine yougoslave Andrew Laszlo. Cet aspect doit rassurer Walter Hill qui passe là d’un projet voulu modeste à un budget conséquent, plus difficile à gérer. Casting, décors, cascades, tout prend de l’ampleur. Il doit aussi de manière nettement plus évidente qu’auparavant affiner son goût de l’action millimétrée, chorégraphiée même hors des scènes musicales. Dans Les Rues de feu, on ne danse pas comme dans West Side Story mais les actions suivent des processus qui portent au choc et au mouvement.

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Reste que, malgré ou à cause du look à la fois rétrofuturiste et atemporel de cette bande dessinée sur pellicule, c’est paradoxalement l’un des travaux du metteur en scène qui a le plus vieilli. Ses aspects ouvertement kitsch et naïf, sans parler de certains morceaux musicaux, ont pris un sérieux coup de vieux, tandis que l’agencement des plans et la tonicité du montage n’ont plus depuis longtemps l’aspect de la nouveauté. Ce divertissement haut-de-gamme intéressera donc probablement plus les schnocks comme votre dévoué et les cinéphages de tous âges (ils existent encore, je le sais, j’en ai rencontré) quand Driver devrait être maté par tous les amateurs de polar.

Laurent Hellebé

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(1) Si le fait que les protagonistes soient sans patronyme convient idéalement au sujet et à son traitement, il est amusant de savoir que cela n’était pas la première idée de travail : « Vous savez, c’était une sorte de blague en fait, je pense d’ailleurs que c’était une erreur d’avoir opté pour ça […] Les scénaristes, moi y compris bien sûr, évitent très souvent le « vrai » travail : ils passent des jours à chercher les noms des personnages, à regarder dans les bottins, et à fouiner un peu partout pour trouver ce qui pourrait convenir. Bref, j’étais avec des amis un soir, et j’ai dit : « Toute cette recherche pour les noms des personnages, c’est idiot. Quand on écoute les gens à la sortie d’un film, ils en parlent avec les noms des acteurs, pas des personnages. On peut donc faire un long-métrage où les héros n’ont pas de nom et personne ne le remarquera » […] Mais là où j’ai commis une très grosse erreur, c’est à la fin du film, durant le générique. En effet, on s’aperçoit alors que les fonctions propres aux personnages sont mentionnées… Cela a vendu la mèche ! Je pense qu’autrement, personne ne l’aurait remarqué. Mais bon, cela donne une certaine authenticité au film, et cette idée colle parfaitement à son style. Et dire que tout est parti d’une blague entre amis ! » Extrait de l’entretien accordé à Fausto Fasulo, paru dans le numéro 181 (décembre 2005) de Mad Movies, p74-75

(2) Extrait d’une chronique de votre serviteur parue sur ce blog et concernant Drive

(3) Hélène Merrick in Starfix n°21, décembre 1984, p13. Les propos du réalisateur reproduits dans une fiche d’un numéro de L’Écran fantastique de l’époque éclaire un peu plus sur ses intentions : « […] je préfère les films qui rappellent aux gens des choses qu’ils ont oubliés à ceux qui leur font découvrir des « nouveautés »…[dans mon adolescence], j’étais fasciné par les voitures personnalisées, les couples s’enlaçant sous la pluie, les enseignes multicolores au néon, les trains filant dans la nuit, les poursuites effrénées à toute vitesse, les batailles rangées, les stars du Rock’n’roll, les motos, les blousons de cuir, les blagues échangées à des moments cruciaux et les « questions d’honneur ». Pour moi, Streets of Fire est un conte Rock : le « Chef de la Bande » enlève la « Reine du Rythme » ; alors on fit appel au « Chevalier Solitaire » »


STREETS OF FIRE
Réalisation : Walter Hill
Scénario : Walter Hill & Larry Gross
Interprètes : Michael Paré, Diane Lane, Rick Moranis, Amy Madigan, Willem Dafoe …
Montage : James Coblentz, Freeman A. Davies, Michael Ripps
Photo : Andrew Laszlo
Musique : Ry Cooder
Origine: Etats-Unis
Durée : 1h34
Sortie française : 14 novembre 1984
DVD et Blu-ray : 02 septembre 2015
Distributeur : Warner Home Vidéo


« 007 Spectre » de Sam Mendes : un digest quasi indigeste

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Son nom a beau être Bond, James Bond, il n’en est pas moins un ringard. C’est du moins ce qu’affirme le bien nommé C — comme connard, mais il préfère qu’on l’appelle par son prénom, Max — dans 007 Spectre, la toute nouvelle aventure de l’immortel héros de Ian Fleming. Déjà riche en nouvelles têtes, Ralph Fiennes remplaçant Judi Dench dans le rôle de M et le geek Ben Wishaw nous faisant de plus en plus regretter le bon vieux Q de notre enfance qu’était Desmond Llewelyn, voilà donc que les services secrets britanniques s’octroient un nouveau chef, incarné par Andrew Scott. Un nouveau chef qui, surfant sur le jeunisme ambiant, classe définitivement les 00 — et donc notre Jimmy Bond, septième dans cette catégorie — au même rang que les dinosaures qui sont la clef de voute du musée d’histoire naturelle londonien, vous savez, à droite sur Cromwell Road, face au lycée français Charles-de-Gaulle. Bond un reptile du crétacé ? C’est en tout cas ce qu’affirme C, qui préfèrerait le remplacer par un drone.

Nous voilà donc avec 007 Spectre au cœur d’une nouvelle querelle des modernes et des anciens. Et comme Sam Mendes, le réalisateur, se place du côté de Bond, il décide de pratiquer le cahier des charges à la manière de ces épisodes de séries familiales qui, la fin de l’année venant, proposent un pot-pourri de tout ce qui s’est passé auparavant. N’avez-vous jamais vu, dans Friends ou Malcolm ou Une nounou d’enfer ou How I Met Your Mother, ces épisodes digest qui lient plusieurs séquences déjà vues par un fil très ténu ? Style : te souviens-tu quand… ?

Ainsi, dans 007, James entend reparler de ses anciens ennemis, ceux qu’il a dégommés par le passé. Ainsi doit-il subir, mais en raccourci, les passages obligés : la bad girl (Monica Bellucci, cinq minutes montre en main), la base cachée (on s’en débarrasse vraiment très rapidement), le méchant costaud façon Jaws/Richard Kiel ou Robert Shaw dans Bons baisers de Russie — il meurt d’ailleurs de la même manière —,  la good girl (Léa Seydoux) et l’amourette très culcul la praline, etc.

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Bon, tout démarre à fond les manettes avec une séquence digne des films précédents : la fête des morts de Mexico vaut la course en Afrique de Casino Royale, la poursuite italienne de Quantum of Solace et celle stambouliote de Skyfall. Tout est formidablement orchestré jusqu’à l’arrivée de l’hélico qui, avouons-le, pousse le bouchon un peu loin. Que retenir de ce qui est annoncé comme l’ultime participation de Daniel Craig à la série ? Que Bond a perdu l’intériorité et la noirceur qui faisaient tout le panache de Skyfall — alors que les scénaristes sont les mêmes dans les deux films. Que le très méchant incarné par Christoph Waltz qui, dans une scène, semble quasiment être le frère jumeau de Bond (ce que nous rabâchent les dialogues), est nettement en dessous du personnage diabolisé par Javier Bardem dans l’opus précédent. Que la scène de torture est réussie quoiqu’elle devienne, elle aussi, une figure imposée de la saga. Que la séquence où Bond atterrit dans l’antre romain du Spectre, quoiqu’improbable, vaut le coup d’œil sans doute grâce à l’attitude de Waltz. Et que celle qui suit, folle chasse à l’homme dans les rues de Rome, si pleines de décombres ainsi que le chantait Dylan, est agréable à suivre.

Et puisqu’on apprécie les successives aventures de l’espion britannique, que reste-t-il de nos amours à la fin de 007 Spectre ? Un sentiment de frustration, d’autant que le climax final qui rappelle fortement Casino Royale est assez bâclé comme l’a été, je l’ai déjà mentionné, la destruction de la base de Waltz — et ce n’est pas spoiler que de l’écrire, cela arrive à chaque fois. Quant à la fin, qui signifie clairement le départ de Craig de la série, elle est trop sommaire pour convaincre.

Lea

Alors ringard, Bond ? Sam Mendes affirme que C n’est pas parvenu à la prouver mais tendrait à dire le contraire. Comme si ces méchants cinématographiques sortis de nulle part ne faisaient plus le poids dans notre monde, ce monde où un Spectre sanguinaire s’est autoproclamé d’une manière autrement plus féroce. Comme si Bond sortait du siècle passé, impuissant face à de nouveaux héros de la trempe du (à mon goût) surclassé Jason Bourne. Comme si la saga avait besoin d’un souffle nouveau. Ce qui ne saurait tarder.

Jean-Charles Lemeunier

007 Spectre
Titre original : Spectre
Pays : Royaume uni – États-Unis
Réalisation : Sam Mendes
Scénario : John Logan, Neal Purvis, Robert Wade, Jez Butterworth
D’après Ian Fleming
Photo : Hoyte Van Hoytema
Musique : Thomas Newman
Montage : Lee Smith
Production : Barbara Broccoli, Michael G. Wilson, Daniel Craig…
Avec Daniel Craig, Christoph Waltz, Léa Seydoux, Ralph Fiennes, Monica Bellucci, Andrew Scott, Ben Wishaw, Naomie Harris, Roy Kinnear, Jesper Christensen…
Sortie : 11 novembre 2015


« La main gauche du Seigneur » d’Edward Dmytryk : Ombres chinoises

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Le cinéma hollywoodien a fabriqué des images dont il est difficile de se détourner. Ainsi, évoquer le nom de Humphrey Bogart renvoie à des films en noir et blanc produits par la Warner, dans lesquels Bogey porte le chapeau mou et l’imper, la clope au bec, le flingue à la ceinture, la langue pas dans sa poche. Quelle surprise alors de découvrir le même acteur dans La main gauche du Seigneur, que Rimini Éditions propose en DVD et Blu-ray. Produit par la Fox, le film est en couleurs et Bogart, s’il manie toujours le colt et a le verbe haut, a délaissé le costume de ville au profit d’une soutane. Plus fort encore, le cinéaste Edward Dmytryk, qui signe le film, place Bogart sur un cheval et lui fait même entonner la chansonnette auprès de Gene Tierney. Du jamais vu ! Notre ami a bien tourné quelques westerns dans les années trente et tiré une mule dans Le trésor de la Sierra Madre, ce n’est pas l’image qu’on a de lui. Quant au chant, il est vrai que, quatre ans avant La main gauche du Seigneur, Bogart a braillé une chanson de marin dans The African Queen, la voix plutôt avinée et face à une Katharine Hepburn horrifiée. Mais rien à voir avec sa performance vocale chez Dmytryk.

À l’identique de celle d’Elia Kazan, la carrière d’Edward Dmytryk est scindée en deux. Les critiques discernent un avant et un après et cette séparation porte une date précise : le 25 avril 1951. Membre du parti communiste, Dmytryk est emprisonné avec les fameux Dix d’Hollywood jusqu’à ce 25 avril 1951 où il accepte de dénoncer devant la Commission des activités anti-américaines, la terrifiante HUAC, plusieurs de ses anciens camarades. Autant dire que, tel Kazan, Dmytryk va, après cette action peu reluisante, filmer des héros tourmentés, convaincus d’incapacité ou de lâcheté  — The Caine Mutiny (1954, Ouragan sur le Caine) —, se battant entre frères — Broken Lance (1954, La lance brisée) —, parfois à propos d’une question politique : ainsi est-il question de la guerre de Sécession et d’incompréhensions sur l’abolitionnisme dans Raintree County (1967, L’arbre de vie).

Quoiqu’il en soit, il est évident que le meilleur de la filmographie de Dmytryk se situe avant 1951, alors qu’il signe pour la RKO plusieurs petits films nerveux et plutôt bien foutus, de Murder My Sweet (1944, Adieu ma belle) à Cornered (1945, Pris au piège), tous deux interprétés par celui que les bandes annonces du film désignent comme « le nouveau Dick Powell » qui, loin des comédies musicales grâce auxquelles il s’est fait connaître, délaisse la charmante Ruby Keeler, son habituelle partenaire, pour la tenue de privé ou de militaire teigneux.

Cornered se situe à la fin de la Seconde guerre mondiale et l’aviateur interprété par Powell recherche le collabo français responsable de la mort de son épouse. De même, dans Hitler’s Children (1943, Les enfants d’Hitler) et dans Behind the Rising Sun (1943, Face au soleil levant), Dmytryk dénonce les fascismes allemand et japonais. Et dans Crossfire (1947, Feux croisés), qui le met véritablement sur le devant de la scène, le cinéaste part en guerre contre l’antisémitisme au sein de l’armée américaine. Il est classé à gauche et l’on ne s’étonnera pas que les chasseurs de sorcières se soient intéressés à lui. Pourtant, dans l’un des bonus de La main gauche du Seigneur, Patrick Brion signale que les problèmes rencontrés par Dmytryk peuvent également provenir de son propre camp. Le scénariste John Howard Lawson, que Brion désigne comme « le gourou » des communistes hollywoodiens, reproche curieusement à Dmytryk son manque de militantisme dans Cornered. Ce qui peut expliquer le changement d’attitude quelques années plus tard.

Que se passe-t-il après 1951 ? Dmytryk se lance dans les grands sujets, tournés pour des studios tout aussi grands. Le manque d’argent et la liberté octroyés par la RKO s’inversent : Dmytryk dispose certainement de meilleurs moyens à la Columbia, la Fox ou la Paramount, au sein desquelles il poursuit sa carrière. En revanche, ses scénarios s’engluent dans un classicisme qui cherche par tous les moyens à ne pas faire de vagues. Tourné également pour la Fox, Warlock (1959, L’homme aux colts d’or) reste sans doute le film le plus applaudi de la seconde carrière de Dmytryk, à cause de son ambiguïté.

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Humphrey Bogart et Gene Tierney

Revenons donc à cette Main gauche, qu’interprètent pourtant Bogart — déjà de l’aventure du Caine et connu pour s’être opposé aux maccarthystes — et Gene Tierney, fidèle interprète de cinéastes résolument libéraux : Joseph Mankiewicz, Otto Preminger, Jules Dassin, Michael Gordon… Curieusement — ou sans doute à cause de tous ces épisodes douloureux pour notre homme —, Dmytryk s’est coupé de la politique. Ainsi place-t-il son récit dans la Chine de 1947, alors que les communistes de Mao se battent contre les armées de Tchang Kaï-Chek. Rien de tout cela n’apparaît dans le récit. Dmytryk fait de l’acteur Lee J. Cobb — qui lui aussi a craqué devant l’HUAC — un seigneur de la guerre chinois, comme on pouvait en trouver dans les récits hollywoodiens d’avant-guerre. Cette confrontation entre guerriers malintentionnés et mission catholique, dont on retrouve peu ou prou les mêmes éléments dans l’ultime film de John Ford, Seven Women (1965, Frontière chinoise), prend de l’intérêt parce que, justement, elle est filmée par Edward Dmytryk.

main-gauche-du-seigneur-Porter Cobb

Jean Porter — dans le civil, Mme Dmytryk — et Lee J. Cobb

Ce dernier ne cherche pas à s’appesantir sur une histoire d’amour naissante entre la jeune infirmière (Gene Tierney) et le curé (Humphrey Bogart). Ni sur la confrontation entre la foi et son absence, en période de guerre. Dans le scénario d’Alfred Hayes — qui, avant Dmytryk, a travaillé avec Roberto Rossellini, Nicholas Ray, Fritz Lang et Fred Zinnemann —, le cinéaste retient essentiellement le mensonge et le problème de positionnement d’un individu vis-à-vis des deux camps qui s’opposent. On comprend forcément son intérêt pour son héros qui, avant de débarquer dans la mission, a côtoyé ses ennemis. Et qui passe pour un traître quand il n’en est pas un. Bogart est l’interprète idéal pour ce genre de personnage : la sympathie que l’on éprouve pour lui n’efface pas les questions que l’on se pose à son sujet.

Intéressant mais bancal, La main gauche du Seigneur a du mal à trouver sa voie. Dmytryk aimerait sans doute pousser plus loin ses questionnements : l’homme doit-il choisir son camp selon ses convictions ou son intérêt ? Mais il garde en tête que son film s’adresse au grand public et ne doit pas le heurter. Alors, sous les dehors d’une histoire qui peut paraître conventionnelle, il tisse une toile subtile sous laquelle il capture et cache des problèmes beaucoup plus personnels. Comme autant d’ombres chinoises que l’on percevrait à travers un paravent !

Jean-Charles Lemeunier

La main gauche du Seigneur

Année : 1955

Pays : USA

Titre original : The Left Hand of God

Réal. : Edward Dmytryk

Scénario : Alfred Hayes, d’après le roman de William Edmund Barrett

Photo : Franz Planer

Musique : Victor Young

Montage : Dorothy Spencer

Prod. : 20th Century Fox

Avec Humphrey Bogart, Gene Tierney, Lee J. Cobb, Agnes Moorehaed, E.G. Marshall, Jean Porter, Carl Benton Reid, Victor Sen Yung, Philip Ahn, Benson Fong…

Édité en DVD et Bu-ray par Rimini Éditions depuis le 10 novembre 2015


« Le massacre des morts vivants » de Jorge Grau (Artus Films) : Zombis écolos

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Un clip pour la Cop 21 ? Si les costumes à pattes d’éph’, la musique et la façon de filmer n’annonçaient clairement les années soixante-dix, date à laquelle il a été tourné, l’ouverture du Massacre des morts-vivants, le film de Jorge Grau qu’Artus Films vient de sortir en DVD, pourrait illustrer l’annonce de cette prochaine grande manifestation parisienne. On y voit une circulation encombrée de gaz d’échappement, des gens le regard vide qui attendent leur transport en commun, d’autres bloqués dans les embouteillages, des cheminées d’usines qui fument… Cette société moderne, telle qu’elle apparaît en 1974, est toujours la même, quarante années plus tard. Seul moment de liberté de ce démarrage : une fille entièrement nue semble vouloir s’échapper de ce monde pollué et court à travers les voitures.

Les morts-vivants semblant être la composante principale de cette civilisation, pas étonnant que le héros, jeune barbu aux allures de hippie mais malgré tout propriétaire d’une boutique d’antiquités — donc un nanti, qu’on appellerait bobo aujourd’hui —, les retrouve dans la campagne anglaise en fuyant la pollution de Manchester.

Jorge Grau, qui a visiblement vu et apprécié Night of the Living Dead (La nuit des morts-vivants), sorti six ans plus tôt aux États-Unis et seulement quatre en Espagne, reprend, pour la première vision des zombis, une séquence similaire à celle que l’on trouve chez Romero et la situe, lui aussi, dans un cimetière. Tout au long du récit, on va d’ailleurs retrouver ces parallèles établis entre les deux œuvres. À la différence que, contrairement à de nombreuses séries Z hispano-germano-italiennes de la même époque, Le massacre des morts-vivants ne se contente pas de pomper allègrement une source prête à se tarir. Passé par le documentaire, le cinéma social et expérimental, Grau, qui a donc réalisé auparavant des films que l’on pourrait qualifier « d’auteur » — Acteón est ainsi inspiré d’Ovide —, prend le parti de se servir d’un même terreau pour l’enrichir à sa façon et mener un autre combat. Ici, les services de l’environnement sont beaucoup plus visés que l’armée chez Romero, même si apparaît un flic retors interprété par Arthur Kennedy, vite repéré comme l’incarnation du fascisme en uniforme. Et du fonctionnaire obtus qui ne comprend rien à ce qui se passe.

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Le film fonctionne parce que si le suspense est bien mené et le gore présent, comme dans ces séquences d’assaut des morts-vivants dans une crypte sous le cimetière ou dans la clinique, il est épaulé par une thèse écologiste qui, après toutes les histoires d’OGM et de vaches folles, résonne aujourd’hui d’une façon particulièrement juste.

Côté interprétation, à l’exception du déjà cité Arthur Kennedy, transfuge du grand cinéma hollywoodien (Les affameurs et L’homme de la plaine d’Anthony Mann, L’ange des maudits de Fritz Lang, Les indomptables de Nicholas Ray, Le bandit d’Edgar George Ulmer, etc.), les amateurs de bis reconnaîtront l’acteur anglo-italien Ray Lovelock, déjà vu dans l’excellent Avere vent’anni (1979) de Fernando Di Leo et dans le tout aussi cruel La settima donna (1978, La dernière maison sur la plage) de Franco Prosperi, sorti chez Artus Films il y a quelques mois. À ses côtés, l’Espagnole Cristina Galbó, une habituée des films d’horreur.

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Malgré son titre français un peu passe-partout — en anglais et espagnol, ça sonne nettement mieux —, Le massacre des morts-vivants est une heureuse surprise. On s’attendait à un petit remake italo-fauché-hispano-british d’un grand classique et on se retrouve avec un film étrange, plutôt bien foutu, au discours revendicatif prononcé.

Jean-Charles Lemeunier

Le massacre des morts-vivants

Origine : Espagne, Italie, Angleterre

Date : 1974

Titre original : No profanar el sueño de los muertos – The Living Dead at the Manchester Morgue – Let Sleeping Corpses Lie

Réalisateur : Jorge Grau

Scénario : Juan Cobos, Sandro Continenza, Marcello Coscia, Miguel Rubio

Images : Francisco Sempere

Musique : Giuliano Sorghini

Montage : Domingo Garcia, Vincenzo Tomassi

Avec Ray Lovelock, Cristina Galbo, Arthur Kennedy, Aldo Massasso, Fernando Hilbeck, José Lifante…


« Le Pont des espions » : la baignoire a moitié vide, ou à moitié pleine ?

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Le Pont des espions 1

Dans Le Pont des espions, son plus beau film depuis le début de la décennie, l’adulte Spielberg revient sur ce qu’était l’enfant Steven au tournant des années 60. Sur fond de Guerre froide, de récit d’espionnage, et de confrontations mémorables entre comédiens sublimés par la lumière vivante et vibrante de Kaminski, le film raconte surtout l’Amérique d’aujourd’hui regardée (et jugée) par celle d’hier. Pour nous rappeler, avec un sens certain du timing, que la nation, que toutes les nations, doivent camper sur leurs valeurs face à l’adversité, et toujours montrer à l’ennemi que leurs vertus sont plus fortes que l’intangible menace.

Steven Spielberg a beau être entré dans l’âge adulte depuis pas mal de films, il n’a pour autant jamais cessé d’observer le monde à travers le regard de l’enfant. La figure enfantine, c’est son bouclier à lui, cette entité derrière laquelle l’homme plein de sagesse (qui aura 69 ans le 18 décembre) se protège lorsque la réalité est trop cruelle pour être montrée telle quelle. De sorte qu’un jeu passionnant consiste à trouver, dans ses films, et surtout dans ceux qui ne traitent ni de l’enfance, ni directement des relations familiales, où se cache le môme et quel sens sa position dans le récit confère au scénario. Occasionnellement, c’est évident : rappelez-vous de la petite fille au manteau rouge qui tranchait avec le noir et blanc désespéré de La Liste de Schindler, ou du rôle primordial de la fillette de Tom Cruise dans La Guerre des mondes – c’était elle, avec une naïveté toute enfantine, qui nous révélait la clé de l’énigme, avec cette écharde plantée dans sa paume que son corps finirait par rejeter en tant que corps étranger. D’autres fois, c’est moins aisé, parce que l’enfant n’est qu’une présence spectrale : pensez au fils disparu de Minority Report qui conditionne tout le parcours du héros, ou à l’ombre du benjamin absent de la famille Lincoln, Willie, décédé à la Maison Blanche, source de l’anxiété (et, disons-le, de la folie latente) de Mary Todd Lincoln, laissant planer sur toute la maisonnée une menace inexprimée au parfum enivrant de mort.

Allons, enfants…

L’enfant, donc. Indispensable, même lorsqu’il se trouve en périphérie du récit, quand il est à deux doigts d’en être éjecté par la force centrifuge d’une narration qui accélère. L’enfant, et son regard posé sur le monde, ou sur sa famille – ce qui en revient au même. Qui veut comprendre Le Pont des espions, ce nouveau grand film « adulte » de Spielberg (l’adjectif, régulièrement accolé à la caractérisation d’une œuvre du réalisateur, n’est jamais innocent), ne peut pas se passer d’explorer la dimension enfantine qui le traverse, et sublime son message. Deux plans, au moins, nous informent de l’importance de cette dimension. Un raccord, d’abord, sans doute le plus beau du Pont des espions : celui qui fait se succéder l’entrée du juge Byers dans le tribunal, où doit débuter le procès de l’espion soviétique Rudolf Abel, et une salle de classe où de jeunes enfants se lèvent, semblant obéir, par effet de transition, à l’ordre du juge plutôt qu’à celui de la maîtresse. Il ne s’agit pas seulement, pour Spielberg (et pour son monteur Michael Kahn) de faire une analogie entre le monde des adultes et celui des enfants – analogie qui soulignerait que nous vivons dans la même triste réalité, nous et eux. Mais plutôt de dresser un pont entre une génération aux idées arrêtées, au socle éthique profondément enfoui dans le sol, et une autre, encore vierge de tout préjugé, libre de pouvoir prendre une direction ou une autre (l’amour ou la haine de l’Autre), en somme, une génération que l’éducation (publique, familiale) est en train de forger, et dont il faut préserver toutes les chances de se construire un juste bagage moral.

Le second plan se situe vers la fin. James B. Donovan vient de rentrer à la maison. Sa femme, qui le croit revenu d’un voyage d’affaires à Londres, l’accueille à la porte, mais pas ses trois enfants (une jeune femme d’une vingtaine d’années, Carol ; Roger, le cadet, d’une dizaine d’années ; Peggy, la benjamine, un ou deux ans plus jeune que Roger), scotchés devant le poste de télévision où un présentateur annonce la libération du pilote américain Francis Gary Powers, capturé par les Soviétiques après que son avion U-2 a été abattu dans leur espace aérien, ainsi que de l’étudiant Frederic Pryor, arrêté par la police est-allemande, tous deux remis aux autorités contre Rudolf Abel, révélant au passage le rôle essentiel tenu par Donovan dans cette opération. Estomaqués, les quatre membres de la famille se retournent vers le héros du jour (qui est monté se coucher). Le regard des enfants rayonne d’étonnement et d’admiration mêlés. C’est ce regard qui nous intéresse ; c’est ce regard, c’est ce changement de regard sur Donovan, et la transformation de l’image du personnage d’un bout à l’autre du film, qui véhicule le sens secret du Pont des espions.

Le Pont des espions 2

Donovan & Rudolf

Toutefois, pour bien comprendre l’impact de ce plan, il nous faut commencer par revenir en arrière, au début du film. Et à ces scènes, situées à la fin des années 50, en pleine Guerre froide, qui voient advenir l’arrestation d’un espion soviétique du nom de Rudolf Ivanovitch Abel, dans son petit appartement de Brooklyn, et l’entrée en jeu dans cette histoire d’un avocat d’affaires talentueux, spécialisé dans les assurances, James B. Donovan. Voilà l’histoire qu’a choisie de nous conter Spielberg, en s’appuyant sur un scénario remarquable d’un jeune auteur, Matt Charman, épaulé par les frères Coen, dont la patte résonne dans chaque petit recoin de chacun de ces personnages magnifiquement écrits. Au bonheur d’un tour de passe-passe, Donovan (impeccable Tom Hanks, comme toujours) doit quitter pour un temps le monde des assurances pour prendre la défense de l’espion (Mark Rylance) devant le tribunal ; car il n’est pas dit que l’Amérique ne traitera pas le fouineur soviétique comme n’importe quel citoyen américain, histoire de se donner une bonne image (retenez le terme, il va nous servir à nouveau) autant qu’une bonne conscience. Donovan est chargé de faire du mieux qu’il peut, sachant qu’Abel sera condamné quoi qu’il arrive, et sans nul doute exécuté. Sauf que l’avocat prend son rôle à cœur, et non content d’avoir soutenu son client devant le juge, le voilà qui porte la voix de la vertu jusqu’à la Cour suprême, encourageant les Américains à camper sur leurs valeurs et « à montrer à l’ennemi qui [ils sont] », à savoir : des hommes et des femmes qui croient aux idées de démocratie, de liberté, d’égalité pour tous. Sa force de conviction est telle, notamment auprès du directeur de la CIA, Allen Dulles, qu’Abel est envoyé en prison plutôt qu’à la chaise électrique, décision qui s’avère judicieuse lorsque, en 1960, Francis Gary Powers est abattu en plein vol et fait prisonnier par les Soviétiques. L’occasion d’un échange d’espions.

Pas facile d’être le porte-parole des valeurs de justice et de tolérance, rôle messianique que l’on retrouve à plusieurs reprises dans les longs-métrages de Spielberg (Lincoln en fut une occurrence supplémentaire), dans un contexte qui est celui de la Guerre froide, avec sa paranoïa et sa haine de l’Autre. À la seconde où Donovan s’affiche comme l’avocat de Rudolf Abel, il se transforme en l’homme le plus détesté du pays – juste derrière celui qu’il doit défendre. Ennemi de l’Amérique, traître, complice… Donovan est seul contre tous, il endosse le costume autrefois porté par Henry Fonda dans 12 hommes en colère : celui du Juste qui a pour mission de convaincre ses adversaires que le respect de son prochain doit prévaloir en toutes circonstances, et qui n’a, pour seule arme, que sa brillante rhétorique. Sauf qu’ici, c’est toute la nation qui incarne le rôle des onze jurés à persuader. Nation qui a également ses porte-parole : tous ces gens qui haussent le ton devant Donovan (le policier sur le porche de sa maison, visée par une attaque armée) ou, pire, qui l’observent de loin, dans le métro ou dans la rue, et le jugent en silence.

Le Pont des espions 4

L’image et le regard

Les scènes familiales, dans Le Pont des espions, ne sont pas très nombreuses, mais elles occupent une place particulière. On l’a vu avec la séquence qui suit celle du tribunal, parce que les enfants sont métaphorisés comme des canevas vierges que l’éducation nationale se charge de colorer à sa guise : son fils Roger tente de convaincre James de garder leur baignoire toujours pleine, parce que la maîtresse leur a appris qu’en cas d’attaque nucléaire ils devraient se plonger sous l’eau pour ne pas souffrir des radiations. La nouvelle génération devient ainsi le reflet vivant d’une société qui a sombré dans la peur (de la guerre, de la bombe atomique… ou du terrorisme, cette peur moderne qui serre le cœur des spectateurs du Pont des espions).

Mais les séquences familiales sont essentielles, surtout, parce qu’elles opposent James Donovan au regard de ses enfants, tour à tour regard d’indifférence, d’incompréhension, de jugement – puis, finalement, d’admiration. Et parce qu’à travers eux, Donovan se donne l’occasion de réconcilier son image (ce qu’il donne à voir de lui-même) avec ce qu’il est vraiment (à l’intérieur), et non pas seulement avec cette entité que sa famille croit capter dans l’intimité (son reflet). Car, dans ce film, la question du regard des enfants fait nécessairement surgir cette autre interrogation : quelle est donc l’image qu’ils voient ? Image qui est au cœur du dispositif filmique : Le Pont des espions ne s’ouvre-t-il pas sur une triple figuration de Rudolf Abel, l’homme étant en train de peindre son autoportrait tout en prenant modèle sur son reflet dans le miroir ?

Lors d’une de leurs entrevues, en prison, Donovan se fait relater par Abel une anecdote de son enfance, à propos d’un homme que l’avocat, toujours en position debout, lui rappelle. Abel avait alors l’âge du fils de James – détail qui a son importance. Il y avait un homme qui avait l’habitude de venir chez ses parents, et comme son père lui recommandait de le regarder, c’est ce qu’Abel faisait : il regardait cet homme, qui n’avait rien de remarquable. Un jour, des partisans pénétrèrent chez eux et rossèrent tout le monde, dont cet homme. À chaque coup qu’il recevait, ce personnage se relevait. Si le coup suivant était plus violent encore, idem. C’est peut-être la raison pour laquelle il le laissèrent vivre : son abnégation, son stoïcisme. Cet « homme debout », selon une expression russe, cet homme lui rappelle Donovan. Celui qui accuse le coup et se redresse quoi qu’il advienne. Celui qui résiste au vent du présent et se projette dans l’avenir.

Le seul juge, ici – le seul véritable juge –, c’est le petit Roger Donovan, c’est le garçon qui regarde avec attention le monde qui l’entoure. C’est lui qui donne son sens au film. Car, si l’on réfléchit bien, pour qui Donovan prend-il la décision de poursuivre sa défense de Rudolf Abel, malgré les menaces qui pèsent sur sa famille, si ce n’est, précisément, pour le bien de celle-ci, pour son bénéfice moral ? Si ce n’est, forcément, pour contribuer à forger le monde meilleur dans lequel il espère que ses enfants pourront grandir ? Si ce n’est, finalement, pour que son fils, pour que Roger, puisse voir, au moment de regarder vers son père, cet « homme debout », solide comme la roche et fier comme la montagne imprenable, qui a dessiné dans la mémoire de Rudolf Abel la silhouette de l’admiration ?

Ajoutons quelque chose. Ce petit garçon, ce Roger Donovan, ce pourrait être Steven Spielberg lui-même. Le réalisateur avait entre 11 et 15 ans à l’époque où se déroulent les divers événements relatés dans le film. Lui aussi a dû apprendre, à l’école, qu’il fallait garder sa baignoire constamment remplie d’eau afin d’y plonger en cas d’attaque nucléaire, pour (avoir l’illusion d’) échapper aux radiations. Lui aussi a dû craindre, comme les héros de cet autre film sur la Guerre froide vue par les enfants, Panique sur Florida Beach, que les jours de terreur de la crise des missiles de Cuba en 1962 ne fussent les derniers de sa vie. Et lui aussi, comme tous les jeunes américains et américaines, a dû avoir besoin de se forger l’image d’un père solide, d’un « homme debout », cette image statuaire qu’incarne James Donovan pour son fils. Quand Spielberg regarde le petit Steven à travers l’œil de sa caméra, il cherche, rétrospectivement, le super-héros qui aurait été pour lui, à l’époque, un modèle de fermeté face à un monde en déliquescence.

Le Pont des espions 3

Super-Donovan

De ce fait, oui, James B. Donovan devient un super-héros. Il l’est aux yeux de ses enfants – et c’est le plus important. Mais il l’est aussi au sens strict, parce que Donovan est doté d’un superpouvoir, celui de la conviction par la dialectique. Le superpouvoir des mots. Donovan est avocat, il est donc sophiste ; mais Donovan est également un défenseur brillant du droit des hommes à n’être que des hommes, il est donc humaniste. Voilà pourquoi il se métamorphose en super-héros pour sa famille, pour toute l’Amérique, et in fine, pourquoi pas, pour le monde entier : parce qu’il est désormais le papa de substitution de Francis Gary Powers, qu’il va échanger contre Abel ; et celui de Frederic Pryor, qu’il sauve au passage grâce à son superpouvoir ; et de tous les autres en même temps. Preuve est faite par le carton final, qui nous apprend qu’après sa participation triomphale à l’échange de Berlin, Donovan a négocié auprès de Fidel Castro la libération de milliers de prisonniers arrêtés après le débarquement raté de la Baie des Cochons à Cuba. Et, comme tout super-héros, il doit être gravé à même l’Histoire. Ce n’est pas pour rien que Spielberg insère, à la fin du film, dans la scène du retour au bercail, ce portrait de Donovan peint par Abel. Enfin ! Donovan a-t-il trouvé sa juste image, située quelque part entre son apparence et son reflet : son effigie figée pour l’éternité, par Abel, donc par Spielberg. Son image dessinée, super-héroïsée. Qui change le regard des autres : de Roger, des enfants, et de ces inconnus qui, dans le métro comme dans la rue, le jugeaient silencieusement, et le jugent toujours, mais pleins d’admiration cette fois.

Pas de naïveté mal placée chez Spielberg. Jamais. Si naïveté il y a (et il en faut un peu), c’est parce qu’elle est le propre de l’enfant qui, toujours, se cache quelque part dans le récit et observe le ballet mystérieux des Hommes. Alors, certes, le discours de tolérance et de défense des valeurs démocratiques tenu par Donovan devant la Cour suprême est d’une triste actualité. Mais ce n’est pas le hasard de la programmation des sorties qui fait du Pont des espions qu’il résonne si tragiquement avec nos deuils récents, expressions de la folie humaine. C’est parce qu’il est une ode à la tolérance et à la brûlante défense des valeurs démocratiques face à l’Autre – y compris de l’Autre comme sbire de l’Ennemi – qu’il se pose, et se posera toujours, en réponse au mal venu d’ailleurs.

C’est ce qui fait du Pont des espions, en plus d’être un grand film, une belle leçon pour nous adultes, et pour eux enfants. Leçon à résumer ainsi : que ce n’est pas en ayant peur de l’Autre qu’on pourra vider la baignoire pour de bon, mais en lui opposant nos inflexibles valeurs humaines.

Eric Nuevo

Le Pont des espions (Bridge of Spies)
Réalisation : Steven Spielberg
Scénario : Matt Charman, Ethan Coen & Joel Coen
Photographie : Janusz Kaminski
Musique : Thomas Newman
Montage : Michael Kahn
Interprétation : Tom Hanks, Mark Rylance, Amy Ryan, Scott Shepherd…
Durée : 2h12
Distribution : Twentieth Century Fox France
Date de sortie française : 02 décembre 2015


Deux films Pathé restaurés, avec Alain Delon : Manchette à la une

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3 hommes jaquette

Dans les années quatre-vingt, la rencontre paraissait improbable et, pourtant, elle s’est produite trois fois. Nous avions d’un côté Jean-Patrick Manchette, chantre du néo-polar gauchiste, et de l’autre Alain Delon, déjà repéré pour ses idées de droite malgré quelques bonnes fréquentations de l’autre bord (Luchino Visconti, Joseph Losey). Pathé vient de restaurer deux des trois films Manchette/Delon, 3 hommes à abattre (1980) et Pour la peau d’un flic (1981) — le troisième étant Le choc (1982) de Robin Davis —, deux belles occasions de se replonger dans les univers pourtant distincts de l’un et l’autre.

Filmés par Claude Chabrol (Nada) ou Yves Boisset (Folle à tuer), les romans de Manchette baignent dans la violence, laquelle provient tout autant de malfrats ou de terroristes que des forces de police et de l’État. Avec 3 hommes à abattre, Delon, le cinéaste Jacques Deray et le scénariste Christopher Frank adaptent Le petit bleu de la côte ouest, une série noire dans laquelle Manchette met face à face un cadre commercial et des tueurs payés par une multinationale proche du gouvernement, à la tête de laquelle, dans le métrage, Pierre Dux peut faire physiquement penser à Marcel Dassault.

3 hommes flingue

Bien rythmé, le film transforme Delon en joueur professionnel plongé malgré lui dans une affaire qui le dépasse et l’on suit avec un intérêt croissant son enquête. Dans ce parcours semé de morts violentes, le joueur va s’en tirer plutôt bien et devoir bluffer plusieurs fois avant d’abattre ses cartes. L’intelligence du scénario est de toujours laisser un doute sur le personnage incarné par la star. N’est-il vraiment que celui qu’il prétend être, lui qui se tire des embûches pourtant préparées par des pros du meurtre politique ? Les rebondissements, les moments de calme et les accélérations violentes font tout le charme de ce film que l’on est content de retrouver dans une version impeccable.

Chemin faisant, on prendra tout autant de plaisir à reconnaître des visages connus et appréciés, de Delon et Dux déjà cités à la jolie et peu avare de ses charmes Dalila Di Lazzaro, en passant par Michel Auclair, André Falcon, Christian Barbier, Jean-Pierre Darras, Simone Renant, Bernard Lecoq, François Perrot, Féodor Atkine et quelques autres.

trois_hommes_a_abattre_1980 Dalila

C’est donc à Christopher Frank, auteur désabusé de La nuit américaine, devenue devant la caméra de Zulawski le très désespéré L’important, c’est d’aimer, que Delon a demandé de transposer le bouquin de Manchette. Frank a déjà scénarisé Les passagers pour Mireille Darc, Attention les enfants regardent pour Delon et L’homme pressé pour le couple, l’acteur/producteur peut donc lui faire confiance. Est-ce lui, ou Delon, ou Deray qui apporte les modifications au roman ? Qui change le métier du héros ? Et surtout la fin, beaucoup moins héroïquement tragique chez Manchette mais sans doute plus dérangeante ? Ce qui marche à l’écriture ne fonctionne pas pour autant à l’écran, d’autant plus que le héros est incarné par Alain Delon. Forte, la conclusion décidée par le scénariste, le cinéaste et l’acteur l’est forcément. Elle surprend le spectateur et lui laisse un curieux sentiment qu’il n’est pas prêt d’oublier.

Pour la peau d'un flic jaquette

Adapté du Que d’os de Manchette par le même Christopher Frank, Pour la peau d’un flic est mis en scène par Delon lui-même. D’où cette originalité flagrante par ses partis-pris qui peuvent aussi se transformer en maladresses. Ainsi en est-il de la chanson principale du film, le très beau Bensonhurst Blues d’Oscar Benton. Cette voix à la Tom Waits qui nous emballe forcément accompagne les pérégrinations du héros tout au long du récit. Parfois un peu trop mais on pardonnera volontiers au jeune cinéaste qui nous permet de réécouter le titre.

pour-la-peau-d-un-flic Auclair

Le bât blesse un peu plus dans le choix d’Anne Parillaud pour accompagner Delon. Comme il l’a déjà fait l’année précédente avec Dalila Di Lazzaro, la star s’est choisi une inconnue pour l’accompagner. La belle Italienne avait été essentiellement remarquée pour sa prestation dans Chair pour Frankenstein (1974) de Paul Morrissey et Anne Parillaud n’avait rien tourné de transcendant : à peine pouvait-on la créditer d’apparitions dans L’hôtel de la plage de Michel Lang, Écoute voir d’Hugo Santiago et dans deux films érotiques de Just Jaeckin et Hubert Frank. Le problème n’est pas tant qu’Anne Parillaud joue un peu faux, elle est jolie et suffisamment déshabillée pour que les spectateurs n’y trouvent rien à redire. En revanche, la cinéphilie de son personnage paraît quelque peu artificielle. À travers elle, Delon cite Hawks (The Big Sky – La captive aux yeux clairs) et Cukor (Heller in Pink Tights – La diablesse en collant rose, que Michel Auclair juge à juste titre « léger »), tandis qu’il en rajoute dans la parodie avec la speakerine télévisée jouée par Claire Nadeau. Mais ces références paraissent plaquées et la colère d’Anne Parillaud, qui ne jure que par les v.o. — ce en quoi on ne saurait lui donner tort — paraît excessive. À noter aussi une allusion plus sérieuse à Lang — Fritz, pas Michel — et M le maudit avec le sifflement de l’air de Grieg repris par Jacques Rispal.

Pour la peau d un flic Parillaud

Car, et c’est bien là la curiosité de Pour la peau d’un flic, Delon oscille entre la violence parfois à la limite du soutenable et le second degré qui donne de la distance aux images. Ainsi multiplie-t-il les clins d’œil : du passage de Mireille Darc que Delon, manquant l’écraser, traite de « Grande sauterelle » alors qu’elle lui répond « Connard ! » à l’allusion à Belmondo — Delon, blessé, fait une grimace quand Anne Parillaud le panse, elle lui rétorque alors que Belmondo fait moins de chichi dans ses films. Dans les séquences finales, qui se déroulent dans une clinique quelque peu spéciale, le cinéaste-acteur-producteur va jusqu’à rappeler l’ambiance de Traitement de choc, le film de Jessua qu’il a interprété en 1973.

Cet humour est plutôt étonnant pour un film de Delon des années quatre-vingt — et Olivier Rajchman, auteur d’un livre sur les parcours parallèles de Delon et Belmondo, a raison de remarquer dans un bonus que le premier utilise ici la décontraction du second. Pour autant, ces ajouts ne peuvent faire oublier quelques séquences spectaculaires, parmi lesquelles les cascades de Rémy Julienne sur l’autoroute sont à placer au premier plan. Ni la violence de certaines autres. Ainsi, la dénonciation des collabos de la dernière guerre et de leurs tortures doit sans doute être mise au crédit de Manchette et Delon a l’intelligence de pousser l’ambiguïté jusqu’à faire utiliser cette même torture par le camp des bons.

Pour conclure, signalons que, dans la clinique, on a du mal à reconnaître Brigitte Lahaie en infirmière, sans doute parce qu’elle reste habillée.

Jean-Charles Lemeunier

Pour-la-peau-dun-flic

3 hommes à abattre
Année : 1980
Origine : France
Réalisation : Jacques Deray
Scénario : Alain Delon, Jacques Deray, Christopher Frank
D’après « Le petit bleu de la côte ouest » de Jean-Patrick Manchette
Photo : Jean Tournier
Musique : Claude Bolling
Montage : Isabelle Garcia de Herreros
Avec Alain Delon, Dalila Di Lazzaro, Christian Barbier, Simone Renant, Michel Auclair, Pierre Dux, François Perrot, André Falcon, Jean-Pierre Darras, Bernard Lecoq, Féodor Atkine, Pascale Roberts, Lyne Chardonnet, Yves Tanguy, Peter Bonke

Pour la peau d’un flic
Année : 1981
Origine : France
Réalisation : Alain Delon
Scénario : Alain Delon, Christopher Frank
D’après « Que d’os » de Jean-Patrick Manchette
Photo : Jean Tournier
Musique :Oscar Benton, Sidney Bechet, Neil Diamond
Montage : Michel Lewin
Avec Alain Delon, Anne Parillaud, Michel Auclair, Daniel Ceccaldi, Jean-Pierre Darras, Xavier Depraz, Annick Alane, Jacques Rispal, Gérard Hérold, Pascale Roberts, Étienne Chicot, Brigitte Lahaie, Dominique Zardi, Henri Attal, Mireille Darc, Claire Nadeau

Deux DVD et Blu-ray en versions restaurées à paraître le 16 décembre 2016


Trois films de Shohei Imamura : Désirs inassouvis

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La Nouvelle Vague française a-t-elle créé un mouvement de marée dont les lames sont parvenues jusqu’au Japon, au Brésil et même en Italie ? La Nuveru Vagu à Tokyo et le Cinema Novo à Rio ont été qualifiés de Nouvelles Vagues grâce aux films d’Oshima, Imamura, Shinoda, Masumura ou Suzuki chez les premiers, de Glauber Rocha, Joaquim Pedro de Andrade, Ruy Guerra ou Nelson Pereira dos Santos chez les seconds. Et, en Italie, il ne fait aucun doute que les œuvres d’Antonioni, Pasolini ou Bertolucci n’avaient rien à voir avec les films de leurs aînés.

La grande différence est qu’au Japon, au Brésil et en Italie, ces futurs grands cinéastes signèrent immédiatement des films politiques et ouvertement critiques, beaucoup plus que les premiers Truffaut ou Rohmer, davantage que les pamphlets anti-bourgeois de Chabrol et tout autant que les brûlots de Godard. Pour bien se rendre compte de l’importance d’un cinéaste tel que Shohei Imamura, double Palme d’or bien plus tard pour La ballade de Narayama (1983) et L’anguille (1997), il suffit de se précipiter sur les trois chefs-d’œuvre produits par la Nikkatsu et édités en DVD/Blu-ray chez Elephant Films ; Cochons et cuirassés (1961), La femme insecte (1963) et Le pornographe (Introduction à l’anthropologie) (1966).

Tous trois présentent cette même violence que l’on retrouve dans les films contemporains de Nagisa Oshima ou de Seijun Suzuki. Imamura montre l’image d’un pays vaincu, occupé par les militaires américains, dans lequel le système D prévaut sur toutes les notions d’honneur et de fierté véhiculées par la culture japonaise et auxquelles les films de Kurosawa ou les écrits de Mishima nous ont habitués. Tout n’est ici que pauvreté, violence dans les rapports, sexualité débridée et séquences chocs. Et Imamura n’y va pas avec le dos de la baguette ! Quand il décrit la misère de l’après-guerre, comme dans Chien enragé (1949), Kurosawa l’oppose à un personnage auquel le spectateur peut s’identifier, ici un flic incarné par Toshiro Mifune. Dans Cochons et cuirassés, La femme insecte ou Le pornographe, Imamura ne place aucun de ses acteurs dans le camp de la morale. Tous sont contaminés par la société en perdition dans laquelle ils ont le malheur de vivre, tous essaient de s’en sortir.

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Prenons La femme insecte : après avoir filmé en introduction l’image d’un insecte qui, malgré les difficultés du chemin, les aspérités et les côtes, poursuit bon an mal an son parcours, le cinéaste va suivre divers épisodes de la vie d’une femme, Tomé (Sachiko Hidari), depuis l’enfance jusqu’à la maturité, par sauts d’une dizaine d’années. Imamura pose sur elle et sur ses congénères le regard d’un entomologiste. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne ressente aucune empathie pour ses personnages, bien au contraire. Mais il ne les juge pas, pas plus leurs incestes que les détours qu’ils emploient pour survivre. Et il en va de même dans Cochons et cuirassés : l’homme est un animal qui, comme tous les autres animaux, cherche par tous les moyens à survivre.

On ne s’étonnera pas si, dans les traductions françaises que l’on donne des titres d’Imamura tout au long de sa carrière, le mot « désir » apparaît plusieurs fois : Désirs volés (1958), Désir inassouvi (1958), Désir meurtrier (1964), Profonds désirs des dieux (1968). Ses personnages ne font que désirer, et violemment désirer : un plaisir sexuel, une vie meilleure, quelque chose à se mettre sous la dent. Et pourtant ils subissent l’échec de leur pays, la misère, l’occupation étrangère, le machisme ambiant, la pression des parents et de la société ou le poids des traditions. Ce dernier était le sujet de La ballade de Narayama mais est aussi présent, parfois subtilement, dans ces trois formidables films des années soixante. Ainsi le pouvoir peut-il être représenté, à défaut des parents, par celui d’un chef de gang.

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Pour illustrer ces sujets forts, il fallait un vrai cinéaste et Imamura en est un. Il sait construire ses plans, il sait où poser sa caméra. L’ouverture de Cochons et cuirassés est en cela magistrale. Le plan d’une base américaine au Japon, accompagné de l’hymne américain revisité, est suivi par celui d’un bar d’où sort du jazz. Un long travelling arrière nous montre alors une rue de cette ville nipponne, bordée de bars louches et dans laquelle ne circulent que des Marines US. Très typés, chemises ouvertes sur t-shirts ou blousons sur torses nus, clopes au bec, des Japonais tentent d’alpaguer les militaires. « Tu peux ramener une femme au pays pour une cartouche de Lucky ! » La caméra, qui surprend le larcin d’une casquette de marin par un Japonais, suit les deux hommes qui se coursent dans une ruelle et aboutit dans un bordel où une descente de police va créer l’éparpillement. Sans s’y attarder, Imamura saisit des couples enlacés, des femmes nues de dos qui se sauvent, d’autres en sous-vêtements… En l’espace de quelques minutes et en quatre ou cinq plans, il a planté son décor et ses personnages. Il y aura une base américaine et des marins, des yakuzas et des prostituées qui tentent de survivre.

Ainsi, tout au long de Cochons et cuirassés, Imamura montre sa virtuosité. Il joue de la profondeur de champ, mêle sordide et comédie, ainsi lorsque les yakuzas qui dégustent un cochon rôti découvrent que ce dernier a dévoré le cadavre qu’ils voulaient faire disparaître. Il place souvent sa caméra en hauteur, comme si ses personnages étaient regardés du ciel, ce qui accentue la vision éthologique. Si la femme va être assimilée à un insecte dans son film suivant, ici les hommes sont ravalés au rang de cochons. Car l’ironie n’est jamais loin chez Imamura, une ironie souvent politique… mais pas que. Lorsqu’un chef yakuza tente de mettre fin à ses jours, c’est sous un panneau publicitaire qu’il le fait. Sur lequel on peut lire, quand le japonais n’a aucun secret pour vous, sinon le sous-titre est bien utile : « Assurance-vie Nissan : Prenez la vie avec le sourire ».

Les petits coups de cutter donnés dans le ventre mou de la société japonaise sont également légion. Pendant qu’une mère et ses deux filles se disputent — l’aînée se prostitue déjà et la maman exhorte la cadette à en faire de même pour boucler les fins de mois difficiles —, le petit frère lit à voix haute un texte sur les qualités du Japon, « état moderne et indépendant ». Lequel texte, qui regrette malgré tout l’archaïsme et la pauvreté qui subsistent au Japon, s’achève sur l’image de cochons ficelés dans une carriole. « C’est quand même chouette, l’Amérique ! » entend-on dans la bouche de vieilles dames qui regardent une parade aérienne. Cette vieillesse qui, à l’instar de la société japonaise, est partagée entre la quête d’une modernité à l’américaine et le poids des traditions.

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La femme insecte est un pas de plus en avant en direction de l’immontrable. Imamura prend des risques et ose filmer des séquences qui créent le malaise tout en étant très belles esthétiquement et très sensuelles par la même occasion. On a déjà vu que, dans ce film, le cinéaste suit les épisodes de la vie de Tomé. Celle-ci, après son premier accouchement, est aux champs avec son père. Ses seins, trop lourds du lait que son bébé ne peut boire, la font souffrir et elle demande à son père d’agir. Celui-ci se met à la téter sans qu’il ne soit question d’inceste pour les deux personnages comme lorsque plus tard dans le film, ce même vieux père est nu dans un baquet d’eau pour que sa petite-fille puisse le frotter. On sent dans les relations entre le père et la fille comme dans celles entre le grand-père et la petite-fille une intimité qui dérange les spectateurs occidentaux que nous sommes. Plus tard encore, alors que Tomé est devenue une prostituée, Imamura se refusera de juger. Et prendra même un malin plaisir à rapprocher la prostitution de la religion, puisque c’est dans une secte chrétienne que Tomé fait la connaissance de la mère maquerelle qui l’emploiera. Car sa femme galante est à cent lieues de l’O’Haru de Mizoguchi. La fonction reste la même mais la manière de la filmer est très différente.

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C’est encore un animal qui est au centre du Pornographe : une carpe, censée être la réincarnation d’un défunt mari. Le film est adapté du livre d’Akiyuki Nosaka, un romancier japonais disparu ce 9 décembre 2015 à l’âge de 85 ans et auteur par ailleurs du Tombeau des lucioles, une nouvelle qui inspira le magnifique dessin animé d’Isao Takahata.

Le héros, M. Ogata (Shôichi Ozawa), comme tous ceux qui peuplent les films d’Imamura, tente de gagner sa vie. Le meilleur moyen qu’il ait trouvé est de réaliser des films pornographiques. C’est une évidence, Imamura ne juge pas et ce cinéaste-là, celui qui court la campagne à la recherche d’un endroit isolé afin de tourner un plan érotique, est un cinéaste tout court. Avec son équipe technique. Qui parle de plan, de lumière et de son. Un vrai cinéaste, quoi ! Et comme, en cinéma, il est toujours question de cadre, alors Imamura va faire du cadre le vrai sujet du film. Au sens comme au figuré. Le cadre est celui des bois qui quadrillent les nombreuses fenêtres au travers desquelles il filme ses personnages. Les lignes du quai sur lequel ils vivent. Le contour de l’aquarium qui filtre souvent les prises de vue d’Imamura. Le cadre est tout autant celui de la société, duquel la plupart des personnages veulent à tout prix échapper.

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Personne ici ne ressemble à ce qu’il est. M. Ogata a davantage l’air d’un petit employé de sous-préfecture que d’un pornographe. Mais à quoi doit donc ressembler un pornographe, êtes-vous en droit de demander ? De même, à quoi doit ressembler un gangster ? Celui qui vient racketter Ogata est en costard-cravate et à tout du businessman. Souvenons-nous que, dans Cochons et cuirassés, les yakuzas voulaient devenir « des hommes d’affaires respectables » et céder 10% de leurs gains aux œuvres de charité.

Le cadre de la société, tout le monde veut y échapper, disions-nous. Par le sexe, c’est une évidence. Il sera question, une fois de plus, de l’inceste. De partouzes aussi. Et de folie, façon de sortir du cadre et d’y rester malgré tout enfermé. Quelles belles scènes que celles de la folie de la femme du pornographe ! Et ce travelling arrière qui la laisse seule, en bord de mer, accrochée à une grille qui ne ferme que son esprit ?

C’est sans doute ce qu’il faut mettre au premier plan du Pornographe : la qualité de sa mise en scène. Plus encore que le récit, un peu lent, c’est aux séquences d’une extrême beauté que l’on s’intéresse. La fin du film est tout simplement hypnotique avec cette chanson lancinante et ce dernier plan d’une barque qui dérive sur l’eau, face à un énorme paquebot.

Le pornographe

Jean-Charles Lemeunier

Cochons et cuirassés
Année : 1961
Origine : Japon
Titre original : Buta to gunkan
Réalisateur : Shohei Imamura
Scénario : Hisashi Yamauchi
Photo : Shinsaku Himeda
Musique : Toshiro Mayuzumi
Montage : Mutsuo Tanji
Production : Nikkatsu
Durée : 108 minutes
Avec Hiroyuki Nagato, Jitsuko Yoshimura, Tetsuro Tamba, Masao Mishima…

La femme insecte
Année : 1963
Origine : Japon
Titre original : Nippon konchuki
Réalisateur : Shohei Imamura
Scénario : Shohei Imamura, Keiji Hasebe
Photo : Shinsaku Himeda
Musique : Toshiro Mayuzumi
Montage : Mutsuo Tanji
Production : Nikkatsu
Durée : 123 minutes
Avec Sachiko Hidari, Emiko Aizawa, Masumi Harukawa, Emiko Higashi…

Le pornographe (Introduction à l’anthropologie)
Année : 1966
Origine : Japon
Titre original : Erogotoshi-tachi yori : Jinruigaku nyümon
Réalisateur : Shohei Imamura
Scénario : Shohei Imamura, Koji Numata d’après Akiyuki Nosaka
Photo : Shinsaku Himeda
Musique : Toshiro Kusunoki, Toshiro Mayuzumi
Montage : Mutsuo Tanji
Production : Nikkatsu
Durée : 128 minutes
Avec Shoichi Ozawa, Sumiko Sakamoto, Ganjiro Nakamura…

Trois films édités en combo (DVD + Blu-ray) et double DVD Collector par Elephant Films depuis le 2 novembre 2015



Pierre Véry en trois DVD, versions restaurées : Véry Well

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Et si tout Pierre Véry était dans le concierge de l’internat de Saint-Agil, fabuleux Armand Bernard « extraordinairement angoissé » qui s’inquiète de la disparition d’un élève et d’un morceau de salade ? Dans ce témoignage de l’intérêt qu’un adulte des années trente peut accorder à un enfant ? 

Romancier du siècle dernier souvent adapté à l’écran, parfois par lui-même mais aussi par Jacques Prévert, Charles Spaak et Jacques Becker, poète de l’enfance malheureusement passé à la trappe aujourd’hui, Pierre Véry revient sur le devant de la scène grâce à trois films, trois merveilleux films à nouveau disponibles dans de très belles copies : Les disparus de Saint-Agil, L’assassinat du père Noël et Goupi Mains Rouges.

À trop vouloir foncer sur des lignes droites, on en oublie parfois de regarder dans le rétroviseur ou de s’apercevoir qu’il existe des chemins de traverse. Ces trois grands films français restaurés par Pathé en DVD et Blu-ray appartiennent à l’une et l’autre des habitudes qui n’ont plus cours : ils font partie du passé — et d’un glorieux passé cinématographique. Et ne figurent pas tous, à tort, dans les manuels d’histoire du septième art.

Dans l’univers de Pierre Véry, on retrouve souvent des pensionnats où des enfants, qui sont la pierre angulaire des films tirés de son œuvre, vivent leurs propres drames à l’insu des adultes. Qui a déjà vu Les disparus de Saint-Agil ne peut oublier ses Chiche-Capons, cette société secrète enfantine qui, cachée dans un monde adulte trop dur pour eux, leur permet de rêver d’Amérique. Les enfants sont souvent au cœur de nombreux films adaptés de Véry ou scénarisés par lui : Saint-Agil (1938, Christian-Jaque) et sa « suite », Les anciens de Saint-Loup (1950, Georges Lampin), L’enfer des anges (encore Christian-Jaque, tourné en 1939 et sorti en 1941), L’assassinat du père Noël (1941, toujours Christian-Jaque)… Quant aux adultes, leurs qualités et défauts s’entremêlent étroitement. Ainsi, dans Goupi Mains Rouges (1943), la galerie de personnages est tout bonnement étonnante. On se croirait dans Ces gens-là de Brel. Et pourtant, malgré toutes ces tares et tous ces vices qui remontent peu à peu à la surface, tous ces paysans-là sont terriblement attachants, habités extraordinairement, pour reprendre l’adverbe cher au concierge de Saint-Agil, par des acteurs formidables.

 

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D’abord, d’abord y’a l’aîné mais alors le grand aîné, le centenaire, celui qui sait encore son nom et, surtout, où est caché le magot familial que toute sa nombreuse descendance recherche avidement. Dans cette famille Goupi, tous les membres sont nommés par leur surnom : L’Empereur, le plus vieux (Maurice Schutz) qui a connu Napoléon, La Loi (Guy Favières) qui a été gendarme, Mes Sous le radin (Arthur Devère), Cancan la bavarde (Marcelle Hainia), Tisane qui a dû verser du venin dans ses préparations (Germaine Kerjean), Muguet la toute fraîche (Blanchette Brunoy), Tonkin le colonial frappé de fièvre exotique (Robert Le Vigan), Dicton le sentencieux (René Génin), Monsieur le fils revenu (Georges Rollin) et Mains Rouges (Fernand Ledoux), le plus intéressant, inquiétant, intelligent, digne de donner son sobriquet au roman et au film.

On pourrait faire de même avec Les disparus ou L’assassinat du père Noël : chez Véry, les personnages sont sans doute tout aussi intéressants que la trame qui les fait s’agiter. Le récit peut être un prétexte à la description de ces fortes personnalités, mais il est pourtant bien présent, un réel fil conducteur qui met en valeur les aspérités, les caractères, les forces et les vélléités.

Résumons en quelques mots les trois scénarios : dans Les disparus de Saint-Agil, un enfant disparaît d’un pensionnat et ses amis décident de partir à sa recherche. Dans L’assassinat du père Noël, un meurtre et un anneau volé vont mettre en émoi un petit village savoyard. Dans Goupi Mains Rouges, le retour à la ferme du fils, parti depuis longtemps à Paris, ponctué là encore d’un meurtre, est l’occasion d’un portrait sans fard, en pleine Révolution nationale pétainiste, d’une catégorie sociale peu représentée dans le cinéma : les paysans.

Les disparus de Saint-Agil met donc face à face deux mondes, celui des enfants empli d’espérances, de frayeurs et d’innocence, et celui des adultes, aux rêves de grandeur déçus. Là, c’est plutôt la détestation, les moqueries, les jalousies qui règnent. Et les mesquineries entre « bons Français » et « étrangers », reflet souligné avec justesse par Prévert de l’état d’esprit de la France d’avant-guerre. Et voir Michel Simon, prof de dessin ivre, s’en prendre à Erich von Stroheim, le prof d’anglais, est un régal. Les enfants sont également présents dans L’assassinat du père Noël. Ils représentent encore l’innocence qui trouve un écho dans le personnage adulte de Renée Faure, la fille de l’horloger Harry Baur qui se déguise tous les ans en père Noël. Outre la richesse de l’interprétation, le film propose des séquences inoubliables, celle du bal où tout virevolte autour de Renée Faure, les paysages enneigés qui recouvrent tout de blanc mais ne parviennent à cacher la noirceur, la course finale…

Il est d’ailleurs amusant, plus de soixante-dix ans après, d’essayer de lire entre les lignes. Dans ce film tourné à la Continental, la fameuse firme allemande sous la bannière de laquelle furent tournés plusieurs chefs-d’œuvre de l’occupation, Renée Faure est promise à l’instituteur Robert Le Vigan mais tombe sous le charme de l’aristocratique Raymond Rouleau. C’est ce qui se passe pendant le tournage. Mariée, Renée Faure est séduite par son metteur en scène qui l’épousera quelques années plus tard.

 

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L’inscription dans la salle de classe de L’assassinat du père Noël, en dessous de l’horloge, pourrait caractériser toute l’œuvre de Pierre Véry : « Le temps perdu ne se rattrape jamais ». Mais est-ce perdre son temps que rêver ? Car les héros de l’écrivain sont souvent des rêveurs, de l’Amérique de Saint-Agil aux Chinois du Père Noël. Une fois devenu grand, l’enfant s’aperçoit que tout cela n’était que faribole mais, à l’instar de Raymond Rouleau dans L’assassinat du père Noël, il peut courir le monde à la recherche de ses rêves.

Deux cinéastes signent ces trois adaptations de Véry. Souvent qualifié d’honnête artisan, Christian-Jaque met dans Saint-Agil et L’assassinat du père Noël toutes les qualités de son côté et s’octroie plusieurs véritables morceaux de bravoure. L’apport de Jacques Becker est tout autre. Longtemps assistant de Renoir, il n’a à cette époque réalisé que deux moyens-métrages et un premier long l’année précédente, Dernier atout. Goupi est son premier grand film à faire date. L’ambiance créée par ce fourmillement de personnages dont on ne sait pas trop, au début, qui ils sont vraiment et quels liens de parenté ils partagent prouve la maîtrise du jeune cinéaste (il a alors 37 ans). Maîtrise qui se prolonge dans la direction d’acteurs. Avoir un tel casting et ne pas se contenter de filmer des numéros d’acteurs, donner du sens à leurs habitudes, à leurs tics — et des interprètes tels que Le Vigan, Ledoux ou Devère, qui connaissent parfaitement leur métier, n’en sont pas dépourvus — et les récupérer au profit de l’intrigue, voilà bien des qualités qui méritent d’être relevées.

 

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Robert Le Vigan et Fernand Ledoux dans « Goupi Mains Rouges »

 

Un dernier mot sur Robert Le Vigan, présent dans les trois films. Inquiétant dans Les disparus, amoureux transi dans L’assassinat et Goupi, Le Vigan a toujours su profiter de cette folie qui l’habitait, qui perçait dans son regard, pour donner à ses personnages une dimension impressionnante. La face noire de cet excellent acteur s’incarne dans les discours antisémites qu’il aboyait sur Radio Paris. Interprète de tous les grands cinéastes de son époque, de gauche comme de droite, résistants ou collabos, La Vigue  ainsi que le surnomme son grand ami Céline dans les trois romans qui content leur fuite chaotique à travers l’Allemagne bombardée, s’échappe donc à Sigmaringen. Il sera emprisonné avant de s’exiler en Argentine. Sans jamais vouloir rentrer au pays, malgré les exhortations du milieu cinématographique, y compris celles de François Truffaut.

Le temps a passé, bien sûr. Le cinéma a évolué et il est certain que les films contemporains n’ont plus rien à voir avec cette période d’avant-guerre et d’occupation. Pourtant, il subsiste ça et là des perles qui ont marqué non seulement leur époque mais celles qui ont suivi, qui ont suscité parions-le des vocations et qui demeurent aujourd’hui tout autant des témoignages d’une époque révolue que d’excellents exemples du savoir-faire de nos aînés.

Jean-Charles Lemeunier

Les disparus de Saint-Agil

Année : 1938

Réalisateur : Christian-Jaque

Scénario : Jean-Henri Blanchon d’après Pierre Véry

Dialogues : Jacques Prévert (non crédité)

Photo : Marcel Lucien

Musique : Henri Verdun

Montage : Claude Nicole, William Barache

Production : Dimeco Productions

Durée : 100 minutes

Avec Serge Grave, Marcel Mouloudji, Jean Claudio, Erich von Stroheim, Michel Simon, Robert Le Vigan, Aimé Clariond, Armand Bernard, René Génin et, parmi les élèves, Charles Aznavour, Serge Reggiani, Robert Rollis

L’assassinat du père Noël

Année : 1941

Réalisateur : Christian-Jaque

Scénario : Pierre Véry, Charles Spaak d’après Pierre Véry

Photo : Armand Thirard

Musique : Henri Verdun

Montage : René Le Hénaff

Production : Continental Films

Durée : 105 minutes

Avec Harry Baur, Raymond Rouleau, Renée Faure, Marie-Hélène Dasté, Robert Le Vigan, Fernand Ledoux, Jean Brochard, Jean Parédès, Héléna Manson, Arthur Devère, Marcel Pérès, Georges Chamarat, Bernard Blier

Goupi Mains Rouges

Année : 1943

Réalisateur : Jacques Becker

Scénario : Pierre Véry, Jacques Becker d’après Pierre Véry

Photo : Jean Bourgoin, Pierre Montazel

Musique : Jean Alfaro

Montage : Marguerite Renoir

Production : Minerva

Durée : 104 minutes

Avec Fernand Ledoux, Robert Le Vigan, Georges Rollin, Blanchette Brunoy, Arthur Devère, Germaine Kerjean, Maurice Schutz, Guy Favières, Marcelle Hainia, René Génin, Albert Rémy, Line Noro, Marcel Pérès, Louis Seigner

Trois films en versions restaurées DVD et Blu-ray édités par Pathé le 16 décembre 2015

 


« Cavanna » de Denis et Nina Robert : Ni bête ni méchant

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Portrait n’est pas vraiment le mot qui convient. Le sous-titre du documentaire que le journaliste Denis Robert et sa fille Nina consacrent à Cavanna en dit d’ailleurs un peu plus : Jusqu’à l’ultime seconde, j’écrirai. Car c’est bien à l’écrivain que s’intéressent les Robert, au « polygraphe » un peu plus qu’à cette « figure tutélaire des derniers  journaux vraiment libres de ce pays ». Malgré la soixantaine de bouquins et les milliers de chroniques, ce n’est qu’à quelques titres que veulent se cantonner les auteurs du film. Ainsi, au cours d’une discussion, Denis Robert mentionne-t-il des romans historiques signés par Cavanna, sans citer leurs noms. « Ceux-là aussi, tu les assumes ? » questionne-t-il en substance. Et Cavanna acquiesce, de ses beaux yeux tristes et, malgré tout, toujours plus grands que le ventre, puis de sa bouche surmontée de cette jolie moustache blanche immaculée, tout autant que l’est sa tignasse. Il faudra donc faire avec. Le père François défend tout autant ses Ritals, ses Russkoffs et ses encyclopédies bêtes et méchantes que ses six tomes de Mérovingiens ou ses Aventures de Napoléon.

Cavanna disparaît le 29 janvier 2014, environ un an avant les tueries de Charlie Hebdo, un journal qu’il avait créé avec le Professeur Choron. Quelques mois auparavant, Denis et Nina Robert décident de l’interviewer sur plusieurs séances et de le filmer. Ce qui semble plus intéresser les deux auteurs, c’est donc l’écriture romanesque du grand monsieur. Même s’ils évoquent Hara-Kiri et Charlie, les polémiques allumées par les deux larrons, Choron et Cavanna, et leurs copains, même s’ils illustrent d’extraits d’émissions ou de unes de journaux, c’est avant tout à l’écrivain qu’ils posent des questions. D’où le surtitre.

 

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François Cavanna et Denis Robert

 

Au moment de ces discussions souvent à bâtons rompus, Cavanna est un homme usé, souffrant de cette maladie, Parkinson, dont il n’aime pas parler. Il évoque en revanche l’immortalité à laquelle l’Homme va tôt ou tard accéder. Cette immortalité qui le séduit tant et qui lui permettrait d’écrire encore et toujours. « Et de continuer à faire chier le monde », ajoute malicieusement Siné. Cavanna est également un discret qui, au contraire du fier Sicambre à qui Clovis demandait de courber la tête, n’aime pas brûler ce qu’il a adoré. Denis Robert évoque le procès qui a opposé Cavanna et Choron et le vieil homme n’en parle que du bout des lèvres. C’est à Delfeil de Ton que revient le mérite de raconter cette histoire douloureuse.

Les différents entretiens qui émaillent le film — Delfeil, Willem, Siné, Sylvie Caster, Virginie Vernay, etc. — brossent un portrait hagiographique qui aurait vraisemblablement gêné le principal intéressé. Sans doute aurait-il été judicieux de faire entendre d’autres sons de cloche puisque, c’est entendu, tant pour les auteurs que pour les spectateurs, Cavanna est un grand qui mérite tous ces hommages. On aurait également aimé un grand document sur le parcours de François Cavanna, son goût pour la lecture, son passage obligé par le STO et la période de la guerre, sa participation au magazine Zéro puis l’arrivée de Choron et les années épiques d’Hara-Kiri et Charlie Hebdo. Enfin, le premier roman suivi du suivant suivi du suivant. Et les combats écolos et ceux contre la drogue, qui lui a pris sa petite-fille. Nina et Denis Robert préfèrent à la rétrospective les dernières  images de Cavanna, émouvantes, comme le sont également celles de ses funérailles au Père-Lachaise, témoignages d’anonymes et de gens connus. Parmi ces derniers, Delfeil de Ton, Siné ou l’éditeur Jean-Marie Laclavétine. Mais aussi les présences incontournables, tout au long du film, de Cabu, Charb et Wolinski, assassinés un an après.

 

Cavanna par Baumann

 

L’ombre de la mort, c’est une évidence, flotte sur le film comme elle devait déjà flotter au moment des entretiens. Alors, dans tous les extraits d’émissions montrés, Nina et Denis choisissent de désigner les morts par un petit symbole muni de deux ailes. Si, par exemple, au cours d’un show télévisé, Cavanna se retrouve aux côtés de Brassens à la guitare, en train de chanter Le roi des cons avec Maxime Le Forestier, Georges Moustaki, François Béranger et Marcel Amont, seuls Brassens, Béranger et Moustaki, les trois disparus, ont droit au petit symbole muni de deux ailes. Les autres ne sont ni désignés ni nommés.

Jusqu’à l’ultime seconde, j’écrirai a un autre mérite, mentionné par Denis Robert en voix off au début du métrage. Il a parlé de son projet de tourner un film sur Cavanna à sa trentaine d’étudiants en journalisme. Quand il leur a demandé qui le connaissait, seuls cinq ont levé la main. Et encore, regrette-t-il, quatre serait plus juste car le cinquième le confondait avec l’humoriste québécois Anthony Kavanagh. Il y avait donc urgence à filmer le bonhomme, urgence à redire tout le bien que l’on pensait de lui.

« Dieu n’existe pas, remarquait Charb au Père-Lachaise. Cavanna, oui ! » Quelle meilleure conclusion ?

Jean-Charles Lemeunier

Cavanna – Jusqu’à l’ultime seconde, j’écrirai

Origine : France

Année : 2015

Réalisateur : Denis  et Nina Robert

Scénario : Denis  et Nina Robert

Photo : Pascal Lorent, Nina Robert

Musique : Léo Vincent

Montage : Nina Robert

Durée : 1h30

Avec François Cavanna, Delfeil de Ton, Siné, Sylvie Caster, Virginie Vernay…

Double DVD édité par Blaq Out le 15 décembre 2015

 

Bach Films : Italie années quarante

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Lucrezia

Forcément, les éditeurs qui ont de la suite dans les idées, on les aime ! Prenez Bach Films : après avoir rendu un hommage conséquent à Tinto Brass, après avoir sorti une dizaine de films italiens introuvables, de l’époque du muet à l’immédiat après-guerre, voici qu’est mise sur le marché une nouvelle série made in Italy composée de quatre films, tous tournés à la fin de la période fasciste. Deux sont réalisés par des Allemands – dont un avec un coup de main de Jean Renoir – et deux par des Italiens : Lucrezia Borgia (1940, Lucrèce Borgia) de Hans Hinrich, Tosca (1941, La Tosca) de Carl Koch et Jean Renoir, La bisbetica domata (1942, La mégère apprivoisée) de Ferdinando Maria Poggioli et Un garibaldino al convento (1942, Un garibaldien au couvent) de Vittorio De Sica. Et tous sont passionnants par les relations ambiguës qu’ils tissent entre l’Histoire (la Renaissance, Bonaparte, Garibaldi) et la réalité contemporaine, entre le récit lui-même et le régime de Mussolini : ainsi, dans La mégère apprivoisée qui est adaptée à l’époque moderne, le héros est-il baptisé L’Américain, parce qu’il arrive de là-bas. N’oublions pas que l’Italie est alors en guerre contre les États-Unis. De même que, dans Tosca et Un garibaldien, les héros sont pro-français et résistent au pouvoir en place.

Ce sous-texte politique va encore plus loin avec Lucrèce Borgia. La réalisation en a été confiée à l’Allemand Hans Hinrich qui, malgré ses origines juives, a poursuivi son travail dans un pays dirigé par les nazis. Quand il se décide à passer en Italie, il connaîtra encore quelques soucis avec le régime fasciste. Le personnage de Lucrèce Borgia, que l’on sait avoir été sous la coupe de son père le pape Alexandre VI et sous celle, encore plus cruelle, de son frère César, est, dans le film de Hinrich, surveillée étroitement par un mari jaloux. Comme Hinrich lui-même devait se sentir surveillé, autant par les hitlériens que par les mussoliniens. On n’en est pas à une psychanalyse de bistrot près : si, devant la caméra de Riccardo Freda, Hans Hinrich endosse la défroque du policier Javert dans la version des Misérables (L’évadé du bagne) tournée en 1947, n’est-ce pas encore une parabole qu’il dessine entre le parcours du flic de Hugo et le sien propre ? Né en prison, Javert est devenu gardien de l’ordre comme Hinrich, né juif, qui dut travailler main dans la main avec des antisémites. Le cinéaste place son Lucrèce Borgia chronologiquement après le Lucrèce Borgia (1935) d’Abel Gance. Chez ce dernier, l’héroïne à qui Edwige Feuillère donne toute sa splendeur est encore dominée par son frère. Dans le film de 1940, incarnée par Isa Pola, elle a derrière elle sa réputation d’empoisonneuse et est à présent mariée au duc d’Este (Nerio Bernardi). En guise de clin d’œil à Gance, Hinrich invente un concours d’apnée juvénile entre la jeune Lucrèce (qui a tout juste une vingtaine d’années à l’époque de ses noces avec Alfonso d’Este) et sa copine Barbara (Pina De Angelis). Les deux jeunes femmes ne portent qu’une petite culotte en guise de vêtements et doivent rester le plus longtemps possible sous l’eau d’un bassin. On pense évidemment à la magnifique séquence impudique tournée par Gance cinq ans plus tôt, dans laquelle la belle Edwige exhibait dans sa quasi totalité un corps impeccable. Ici, on ne voit bien sûr plus grand chose. Les deux filles plongent de dos et, quand elles émergent de l’eau, ne sortent la tête que jusqu’aux épaules. Nouvelle réminiscence : celle de Claudette Colbert qui, dans son bain de lait d’ânesse du Signe de la croix (1934, Cecil B. DeMille), laissait apparaître la pointe d’un sein. Ici, Isa Pola le fait également, dans une version très édulcorée du fameux et ultérieur Boys, Boys, Boys de Sabrina. Elle sautille dans l’eau fugitivement et donne l’idée que…

 

Lucrezia 2

 

Lucrèce joue sur plusieurs tableaux. D’un point de vue du scénario, on l’a vu, le film est riche comme le sont les images d’Otello Martelli, futur grand chef op’ de Rossellini et Fellini, qui s’appuie sur le luxe des costumes et des décors. Fellini s’amuse même à donner le nom de Martelli à l’un des scouts méritants des Tentations du docteur Antoine, son sketch de Boccace 70 en 1962. Ce Martelli méritant compose ici une photo admirable, notamment dans les scènes de fonderie à l’éclairage digne des gravures d’époque. Signé Eraldo Da Roma, un chanteur d’opéra reconverti dans le cinéma, le montage est tout aussi moderne, qui s’amuse avec les dialogues, faisant annoncer son score à l’un des deux spadassins qui jouent aux dés (« 18 ») pour passer immédiatement à une discussion entre Lucrèce et Barbara : « 18 ? » Il s’agit là de l’âge de Barbara.

 

Tosca

 

Pour La Tosca, Jean Gili, spécialiste du cinéma transalpin, explique dans un bonus que Jean Renoir a sans doute été amené à Rome par celui qui fut son assistant sur Les bas-fonds et Une partie de campagne, Luchino Visconti. Un autre assistant de Renoir, qu’il a côtoyé sur La grande illusion, La Marseillaise et La règle du jeu, Carl Koch, fait sans doute partie du voyage, accompagné par sa femme Lotte Reiniger, avec qui il a réalisé le film d’animation Les aventures du prince Achmed (1926). Ami de Bertolt Brecht et situé à gauche sur l’échiquier politique, Koch a été contraint de fuir son pays. Lorsque la guerre est déclarée entre la France et l’Italie en 1940, Renoir quitte le film – sur lequel il n’avait visiblement que peu travaillé – et en laisse la réalisation à Koch. Visconti et Reiniger sont crédités comme assistants. Quant à Michel Simon, s’il reste au générique du film et s’installe à Rome pour un temps, c’est que, rappelle Gili, il a la nationalité suisse.

Tiré de l’opéra de Puccini et de la pièce de Victorien Sardou, Tosca n’est pas, comme le sera plus tard le film de Benoît Jacquot, une adaptation filmée de la scène. A peine cette version comporte-t-elle quelques chansons. Elle n’en reste pas moins étonnante vu son sujet et la période qui l’a vu naître. Nous sommes en 1800 et Rome est sous le joug des souverains des Deux-Sicile, soutenus par les Anglais et en butte aux Français. En parallèle avec ce qui se passe 140 ans plus tard, les cartes sont complètement brouillées puisque l’Italie vient de déclarer la guerre à la France, soutenue par les Anglais. Or, les héros de Tosca sont pro-Français. Mais ils s’opposent aux Anglais. Circonstance aggravante : le chef de la police joué par Michel Simon, le méchant de l’histoire à qui l’acteur confère beaucoup de profondeur, n’hésite pas à recourir à la torture, méthode approuvée tout à la fois par les nazis et leurs alliés fascistes et franquistes – et, ne l’oublions pas, le film est une coproduction italo-espagnole, qui met en avant au moins trois acteurs hispanophones : l’Argentine Imperio Argentina, les deux ibériques Juan Calvo et Nicolas Diaz Perchicot. Là encore, les résonances politiques sont troublantes. Face au couple formé par Imperio Argentina et Rossano Brazzi, Michel Simon est, une fois de plus, impérial.

 

la megere

 

Dans l’adaptation moderne de La mégère apprivoisée qui conserve les personnages de Shakespeare, Petruccio (Amedeo Nazzari) est donc L’Américain qui va mettre au pas l’insupportable Caterina (Lilia Silvi). Jean Gili, dont les commentaires sont toujours enrichissants, reconnaît alors que le courant néo-réaliste n’est pas né d’une génération spontanée et, qu’avant Rossellini, De Sica, De Santis, Lattuada, existaient des cinéastes qui avaient commencé à creuser le sillon. Il insiste sur l’importance de Ferdinando Maria Poggioli, qui signe cette Mégère et qu’on a complètement oublié de nos jours. Si le film cultive un aspect pré-néo-réaliste avec ses vues de Rome, il annonce également un autre courant, celui de la comédie italienne, lequel s’est beaucoup nourri par la suite du néo-réalisme. Ainsi, lors de la séquence de l’alerte – étonnante parce qu’il est rare qu’on en parle dans les films de cette époque, si ce n’est du côté des Américains, chez Lang par exemple -, tandis que l’aviation alliée bombarde Rome et que les héros se sont réfugiés dans un abri souterrain, une troupe de théâtre poursuit la pièce qu’elle était en train de répéter. On ne peut que penser aux Nouveaux monstres (1977) et à la mémorable scène de l’enterrement dans le sketch signé par Ettore Scola. Dans des funérailles ou sous un bombardement, l’Italien ne se refait pas, à plus forte raison s’il est artiste : il est toujours en représentation !

 

un-garibaldi-au-couvent

 

Le Garibaldien au couvent dont il est question dans le film de De Sica nous plonge dans une autre époque où, là encore, le sentiment pro-Français est très présent. Dans un collège de jeunes filles tenu par des religieuses, le cinéaste s’amuse à montrer les petits défauts de ces demoiselles, les jalousies et les particularités de chacune, comme cacher un cochon d’Inde ou rapporter systématiquement les ragots. À noter que les deux rôles principaux sont tenus par l’Italienne Carla Del Poggio et l’Espagnole Maria Mercader, preuve d’une nouvelle coproduction entre les deux pays. Maria Mercader qui, pour l’anecdote, deviendra Mme De Sica. Dans ce microcosme charmant et assez anodin, le drame guette et De Sica, avec tout le talent qu’on lui connaît, parvient sans fausse note à faire glisser son récit de l’un à l’autre. Non seulement il maîtrise son passage à la gravité, mais il est capable d’ajouter, ci et là, quelques détails qui prouvent qu’il n’est pas dupe de ce que lui réserve l’avenir. Invité dans le collège – le couvent du titre – pour la fête de fin d’année, le gouverneur félicite les soldats à la recherche des partisans garibaldiens. Lorsque les hommes de Garibaldi, menés par Nino Bixio (joué par De Sica) viennent s’emparer du couvent, le gouverneur n’hésite pas et les félicite à leur tour. Annonçant en cela tous les résistants de la dernière heure qui, après avoir prêté allégeance au pouvoir en place, sont allés applaudir le débarquement des libérateurs. Et, à n’en pas douter, l’arrivée des troupes américaines en Italie a dû ressembler à celle des garibaldiens au couvent. Après ce film, De Sica va réaliser I bambini ci guardano (1943, Les enfants nous regardent), un des films officiellement reconnus comme étant précurseurs du néo-réalisme. Il est temps de tourner la page de l’Italie des années quarante. Cinq ans encore et Rossellini lancera sur les écrans Allemagne année zéro. Une nouvelle époque est née !

Jean-Charles Lemeunier

 Quatre films italiens édités par Bach Films depuis le 18 novembre 2015
 

Coffret Ed Wood : Vive la nanarchie !

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coffret ed wood

Si seulement deux détails étaient à inscrire au compteur d’Edward D. Wood Jr, ce serait d’avoir réalisé le plus mauvais film de l’histoire du cinéma américain et d’avoir été au coeur d’un excellent métrage de Tim Burton. En proposant un coffret qui contient, non pas l’intégralité de l’oeuvre du cinéaste, ce qui serait quasiment impossible à réaliser, mais dix de ses principales réalisations – pour La fiancée de la jungle d’Adrian Weiss, il n’est que le scénariste –, auxquelles s’ajoutent quelques courts, Bach Films offre un royal cadeau à tous les aficionados de Wood, qui sont nombreux, mais également à tous les curieux qui ne demandent qu’à découvrir le bonhomme. Nombreux, les aficionados ? Il n’y a qu’à se reporter au Pire bonus de tous les temps pour s’en rendre compte. Réalisé par Carine Bach et Yannick Delhaye, on y croise en effet Hideo Nakata, Guy Maddin, Marc Caro, Lucile Hadzihalilovic et quelques autres.

Si Wood n’est pas du bois dont on fait les Maîtres du Panthéon du Septième Art, il est malgré tout parvenu à un statut quelque peu spécial. Certes, des tas de bouquins US de contre-culture l’ont célébré pour son manque de qualités et pour ses « spécialités », telle celle de porter des vêtements féminins sous ses costumes masculins, mais si Ed Wood est parvenu à pénétrer d’un orteil dans la cour des grands, c’est à Tim Burton qu’il le doit : Burton qui s’est forcément reconnu dans ce grand frère, Burton qui a embauché Vincent Price comme Wood avait eu Bela Lugosi, Burton qui a rendu un sacré hommage au cinéaste cinéphile avec Ed Wood. À tel point que, dans son film, la rencontre improbable sur un improbable pied d’égalité de Wood avec Orson Welles décroche le pompon. Comme Welles, Wood est scénariste, réalisateur, acteur, monteur et même producteur. N’ayant pas les sous de la RKO ou, plus tard, de la Columbia et d’Universal dont Welles a bénéficié, Wood a recours à des expédients : il convertit toute son équipe au baptisme pour obtenir la production de Plan 9 from Outer Space ou fond toutes les économies de sa starlette pour monter La fiancée du monstre. Mais surtout, surtout, Wood, à l’instar de Welles, rêve, pense, ne vit que pour le cinéma. L’un a réalisé des chefs-d’oeuvres, l’autre des nanars, mais tous deux sont sur la même longueur d’onde. Welles est un génie, le doute n’est pas permis. Mais Edward D. Jr, qui est-il ? Un Orson mal léché ? En peluche ? Quelqu’un qui croit en tout cas suffisamment à son talent pour se permettre de suspendre des vaisseaux spatiaux à des ficelles visibles à l’écran ou de remplacer sa vedette décatie, et morte entretemps, par un chiropracteur dissimulé derrière une cape. La légende est diserte à ce propos. Car il vaut mieux des vaisseaux suspendus à des filins que pas de vaisseaux du tout. Et un bout de Bela Lugosi, même si Bela s’est fait la belle, que pas de Bela du tout.

De son premier western, tourné en 1948 en deux jours et resté inachevé (Crossroads of Laredo), aux derniers métrages plus ou moins pornographiques, la carrière d’Ed Wood s’étend sur près d’un quart de siècle. Le coffret de Bach Films démarre en 1953, avec le court-métrage Crossroad Avenger — une gentille curiosité — et le premier long, Glen or Glenda, qui apporte à son auteur ses premiers lauriers. Il s’achève en 1970 avec Take It Out in Trade, un film longtemps considéré comme perdu et qui fut projeté à New York en 2014.

glenglendaangora

Alors, Glen ou Glenda ? Le titre original, que curieusement le site Imdb traduit en français par l’invraisemblable Louis ou Louise, renvoie à la transsexualité. Un mec, joué par Wood lui-même — sous le nom de Daniel Davis —, aime porter des sous-vêtements féminins qu’il barbote à sa propre femme (Dolores Fuller, alors la compagne de Wood). Sur un sujet scabreux ou, en tout cas, jugé tel par le public de 1953, le cinéaste décide d’aborder plusieurs cas sans prendre de gants, en ayant soin néanmoins d’avertir le spectateur par un panneau en amont : « Vous êtes la société. Ne jugez pas. » Il choisit de confier la narration du film à Bela Lugosi. Le comédien hongrois qui a connu son heure de gloire avec le Dracula de 1931 a, depuis, accumulé les nanars pour manger et se payer sa dope. Ed Wood lui octroie un rôle de démiurge sentencieux, capable d’asséner des incohérences telles que « Tirez les ficelles, dansez, vous avez été créés pour ça » ou « Méfiez-vous du dragon vert » ou encore de balancer à plusieurs reprises une série d’énumérations qui contiennent à chaque fois de « gros escargots » et des « queues de chiots ». Allez savoir pourquoi. Quand Lugosi ne coupe pas le récit par ces drôles d’injonctions ou en mélangeant, avec semble-t-il un zeste d’inquiétude, les contenus d’éprouvettes qui se mettent à dégager une importante fumée, on suit donc les aventures de Glen (Ed Wood), fiancé à Barbara (Dolores Fuller) et qui, bien qu’hétérosexuel, adore s’habiller avec des vêtements féminins. Non seulement Wood se base sur sa propre expérience — il est connu pour avoir combattu pendant la Seconde guerre mondiale en portant sous son uniforme des sous-vêtements féminins — mais aussi sur celle de Christine Jorgensen, un G.I. qui, en 1952, était devenu, selon la première page du New York Daily News, « une ravissante blonde ». Utilisant la pédagogie, il explique que, souvent, les Américains ont refusé les premiers avions ou les premières voitures parce que « le Créateur n’a pas voulu qu’on roule ou qu’on vole ». Dans le cas du changement de sexe ou du désir de se vêtir en femme, Wood n’ose mettre en doute la divinité mais explique que c’est la nature qui a pu se tromper. Le résultat étant le même, il pousse à l’indulgence les méfiants. Pour retomber sur ses pattes et jouer sur tous les tableaux, Wood va même jusqu’à comparer l’homme qui est devenu une femme au monstre de Frankenstein. Comme Bela Lugosi a lui-même été pressenti pour jouer la créature du docteur allemand dans la première adaptation parlante du chef-d’œuvre de Mary Shelley — il sera finalement remplacé par Boris Karloff —, la boucle est bouclée.

jail

Jail Bait (1954) est sans doute le plus classique des films d’Ed Wood et celui qui lui ressemble le moins. On pourrait toutefois établir un parallèle entre le jeune héros du film, fils d’un chirurgien réputé qui se sent attiré vers la délinquance, et Wood lui-même qui lui aussi est attiré irrésistiblement vers quelque chose, le cinéma en l’occurrence. Outre quelques acteurs déjà repérés dans Glen or Glenda — Dolores Fuller, Lyle Talbot et Timothy Farrell, auxquels on ajoutera pour l’anecdote le débutant Steve Reeves, futur Hercule et autres héros baraqués des péplums italiens, sans oublier Tedi Thurman qui joue la séduisante compagne du méchant Tim Farrell—, le film contient une ou deux phrases de dialogue, pas plus, qui font sursauter, tant elles paraissent incongrues. Du pur Ed Wood ! Ainsi quand le flic Lyle Talbot, qui relâche le fils du chirurgien, avertit sa sœur qu’il portait une arme et que cela est dangereux, Dolores Fuller lui répond « Pas plus que de construire un gratte-ciel ! » Pardon ? On ne prête qu’aux riches, direz-vous, et on a tendance à expliquer d’autres séquences plutôt étonnantes par telle ou telle raison. Ainsi, les malfrats veulent dévaliser la caisse d’un théâtre de Monterey. Wood pourrait se contenter de les filmer quand ils commettent leur forfait. Non, et sans doute est-ce pour faire plaisir aux propriétaires du théâtre dans lequel quelques plans sont tournés, il prend le soin de nous montrer l’intégralité d’un numéro de duettistes réputés comiques, l’un maquillé en Noir et affligé d’un terrible accent d’Oncle Tom. Si la séquence est totalement inutile, au moins a-t-elle l’avantage de présenter aux spectateurs avides de connaissances que nous sommes ce qu’étaient les fameux Minstrels de seconde zone des années cinquante. Le film reste très visible, se payant même le luxe d’un petit suspense final — dont l’audience attentive est venue à bout en quelques secondes, mais peu importe. Enfin, autre trait woodien : dans l’introduction, le critique Stéphane Bourgoin rappelle que l’étrange musique du film, une sorte de flamenco qui dénote avec l’ambiance de polar années cinquante, est entièrement reprise de Mesa of Lost Women (1953) de Ron Ormond et Herbert Tevos. Ce qui n’est guère étonnant quand on sait qu’Ormond a produit Jail Bait avec sa compagnie Howco et qu’on retrouve au générique de Mesa Dolores Fuller et Lyle Talbot.

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On est en droit de se demander, pour Bride of the Monster (1955, La fiancée du monstre), qui d’Ed Wood ou d’Alex Gordon, créateur de l’histoire originale, a eu l’idée de la pieuvre géante, quand on sait que dans Underwater City (1962) de Frank McDonald, le même Alex Gordon a là encore casé un octopode sous amphètes. L’anecdote est d’ailleurs connue : comme Ed Wood a besoin d’un gros calmar pour ses séquences d’horreur, il envoie son équipe en dérober un en caoutchouc dans les studios de Republic mais les apprentis voleurs oublient de prendre le moteur qui va avec. Résultat des courses : les pauvres acteurs censés périr étouffés sous les tentacules du monstre sont obligés de s’enrouler dedans sous peine de paraître ridicules.

Bride-of-the-monster-pieuvre-bela-lugosi-octopus

Anecdote ou légende, d’ailleurs, comme celle qui veut que Bela Lugosi, toujours pas très à l’aise avec l’anglais, dise dans le film, en parlant de son serviteur, joué par le catcheur Tor Johnson : « Il est doux comme un chaton », ce dernier mot se disant « kitten » et non « kitchen », cuisine, comme soit disant Lugosi l’aurait prononcé. Légende donc, puisque, en tendant l’oreille, on entend bien « kitten » et non « kitchen » ! Que dire de plus de cette Fiancée du monstre, sinon que le film est une réelle démonstration de foi ? Celle dont fait preuve Ed Wood : non seulement il croit au cinéma comme en une divinité mais pense que le fait de placer des acteurs devant une caméra suffit à faire un film. On peut qualifier tout cela de navrant mais c’est aussi touchant et la naïveté pousse parfois ses limites jusqu’à la poésie. Ainsi, lorsque le cinéaste, reprenant la thématique de la Belle et la Bête, place dans le même plan le gros Tor et la charmante Loretta King, la scène devient pathétiquement attendrissante. Et l’on pardonne volontiers à Edward Jr tous ses défauts pour quelques plans de cet acabit !

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Puisqu’il était question de foi dans le paragraphe précédent, de foi et de cinéma, voilà celle-ci qui revient au galop d’une manière édifiante dans The Violent Years (1956). La délinquance juvénile est à la mode. Elle est un fléau constaté par la société américaine et se retrouve au centre de nombreux films. L’originalité de ce Violent Years, c’est que les délinquants sont… des délinquantes. Mignonnes, qui plus est. Entendons-nous bien : le film n’est pas le premier à montrer des bandes de filles en butte à la police. George Weiss, le producteur de Glen or Glenda, met en chantier Racket Girls en 1951 et Girl Gang en 1954, connu pour montrer une injection d’héroïne. Les deux films sont réalisés par Robert C. Dertano, qui rallongera la sauce d’un Gun Girls en 1957. The Violent Years met donc en scène quatre jeunes filles de bonne famille qui braquent les stations services et ne vont pas hésiter à passer à des crimes passibles de la prison à vie voire plus. Le Faster, Pussycat, Kill ! Kill ! viendra plus tard — en 1965 — et l’on se doute que Tarantino et son Boulevard de la mort ont été tout autant inspirés par Russ Meyer que par Ed Wood et ses Violent Years. De la même manière que Jail Bait, The Violent Years est une petite série B bien menée, qui pose d’emblée un problème intéressant : les parents ne sont-ils pas les premiers à incriminer en cas de délinquance juvénile ? Progressivement, le film est rattrapé par la moralité. Lorsque le gang féminin saccage une école, l’une des filles s’approche du drapeau bien en vue dans la salle de classe, hésite, mais ne le touche pas. Nous n’aurons droit à aucun signe de destruction de la bannière étoilée. Et, pour le mot de la fin, le juge annonce que la meilleure façon de combattre la délinquance et de ramener ces pauvres brebis vers la religion. Ah, d’accord.

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Pour The Bride and the Beast (1958, La fiancée de la jungle), seul le scénario est signé par Ed Wood, la réalisation étant confiée à Adrian Weiss. Et, à vrai dire, ce scénario, qui ne tient qu’en une ligne, vaut son pesant de cacahuètes tropicales. Le lendemain de sa nuit de noces, une jeune femme (Charlotte Austin) est hypnotisée par un médecin, ami de son mari, et apprend ainsi qu’elle a été gorille dans une vie antérieure. Les points d’exclamation s’imposent ! Après une partie de chasse périlleuse dans la jungle africaine, Charlotte se retrouve devant le même choix cornélien que Daniel Craig/James Bond à la fin de Spectre. Si 007 doit choisir entre sa gonzesse et son métier, elle-même hésite entre son mari et l’appel du gorille le soir au fond des bois. Et ne comptez pas sur moi pour vous dire où ses pas la dirigeront.

Tourné l’année suivante, Night of the Ghouls ressemble à une suite de Bride of the Monster. Ecrit et réalisé par Wood, cette Nuit des Ghouls reprend là où l’autre film s’était arrêté. La maison où un docteur fou fabriquait des monstres est toujours là et, parmi les flics qui seront chargés de l’enquête, Paul Marco (alias Kelton, l’ahuri de service) répond également présent – il tient encore le même rôle dans Plan 9 from Outer Space. Bien que présenté par le mage Criswell, qui nous assure que la réalité peut être terrifiante, le film hésite entre la pantalonnade et… la pantalonnade. Incarné par Kenne Duncan, le Dr. Acula (rires) réveille les macchabées et l’on ne sait si tout ce micmac qui, reconnaissons-le, fout les jetons à Kelton, est là pour nous faire rire ou pleurer. Ed Wood trouve de plus en plus ses marques : il bénéficie de peu de moyens, d’acteurs approximatifs, de scénarios stratosphériques partant en fumée au moindre courant d’air. Et, avouons-le, c’est dans ces moments-là qu’il est le plus fascinant. Parce qu’il croit en ce qu’il fait et il est bien le seul. Et il y met du cœur, en plus. On ne peut le taxer de cynisme, de mauvaise foi, de savoir parfaitement que ce qu’il filme n’est que fadaises. Est-ce la légende qui fait effet ? Le biopic de Tim Burton qui nous a convaincus ? Quoiqu’il en soit, on a tendance à accorder à Edward D. Wood Jr le crédit de la sincérité.

plan9 tor

Et nous en arrivons à Plan 9 from Outer Space (1959), oscar du nanar, Academy Award du N’importe Nawak. Lui aussi lancé par les avertissements de Criswell, le film raconte les relations difficiles entre extra-terrestres et Terriens. Entre les premiers dans leur soucoupe suspendue à un fil (visible au moins dans un plan au début du film) et les seconds en uniforme et rigides devant un fond neutre, il est évident que le dialogue ne passe pas. Alors, les E.T. qui ressemblent à des Terriens en pyjamas comme vous et moi en soirée et se saluent d’une façon rigolote tout autant que martiale, décident d’appliquer le Plan 9. Je sens déjà des frémissements dans l’audience. Et le Plan 9, qu’est-ce que c’est — comme aurait crié Pierre-Emmanuel Barré ? C »est… roulement de tambours… le réveil… re-roulement de tambours… des morts. Enfin, de deux morts : Bela Lugosi et Vampira, soit un vieil homme et sa femme qui viennent juste de décéder. Auxquels se rajoute un troisième : le gros inspecteur de police Tor Johnson, tué en service. Là, ça devient réellement flippant : Tor et Vampira se promènent les yeux écarquillés, la bouche ouverte et les bras tendus devant eux dans un cimetière. Oui, c’est flippant de penser que quelqu’un a cru un jour que ces séquences pouvaient effrayer qui que ce soit.

Plan 9 vampira

Quant à Bela, outre quelques plans dans lesquels le pauvre a l’air complètement hagard, il est remplacé la plupart du temps par le fameux chiropracteur cité en début d’article, qui ne lui ressemble pas du tout et se balade donc avec une cape à hauteur des yeux. Le pauvre Edward D. n’échappe pas au ridicule de telles situations mais il a la chance d’être sauvé, trente-cinq ans après, par Tim Burton. Qui a vu Martin Landau, dans le rôle de Bela Lugosi, sortir de sa maison et cueillir une fleur dans Ed Wood ne peut qu’être ému en découvrant la véritable scène, telle que l’a filmée Edward D. Wood Jr. Est-ce une vue de l’esprit ? La poésie est réellement présente qui excuse tout le reste, les soucoupes, les dialogues insipides et les longs tunnels bavards où il ne se passe pas grand chose, le cockpit où se trouvent les deux pilotes et l’hôtesse de l’air, lequel ressemble à un cockpit comme Hunger Games à un film d’auteur, etc. La naïveté aussi, avec un message antinucléaire et pacifiste qui mérite bien qu’on suive pour une fois le conseil de Hawks (et, accessoirement, de Christian Nyby) : « Watch the Sky » ! Du ciel, reconnaissons-le, ne tombent pas que de vilains aliens communistes. Alors, avouons-le, lorsque vous arrivez à la fin du film, vous êtes sonné !

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The Sinister Urge (1960) renvoie aux séries B policières bricolées par Wood quelques années plus tôt. Sauf que la donne a changé et que, pour attirer les foules, les petits studios se tournent vers les sujets encore plus scabreux. Pour plaire au public, il faut de la violence et de la pornographie. Wood invente alors un trafic de films pornos traqué par les flics. Plutôt réussie, l’ouverture donne le ton : une jeune femme en soutien-gorge et jupe court sur un chemin, visiblement effrayée et ne cessant de regarder derrière elle. Le film va en montrer plusieurs de ces demoiselles en culottes et soutifs qui prennent des poses plus alambiquées que suggestives sous l’œil goguenard du vieux Harry Keaton — dans la vie le frère de Buster —, ici dans le rôle du caméraman de nudies. Tout cela reste bien sage, si ce n’est la vision rapide d’une paire de seins qui prouve bien que nous sommes dans du cinéma d’exploitation, ces petits films qui passaient à travers les mailles du filet de la censure et n’étaient exploités que dans les drive-in ou les très petites salles. Rappelons que le fameux Code Hays est réellement entré en vigueur à Hollywood en 1934 et que ce n’est qu’en 1965 qu’un film mainstream, c’est-à-dire faisant partie d’un courant de distribution normal, a pu montrer une femme à la poitrine découverte. Il s’agissait de The Pawnbroker (Le prêteur sur gages) de Sidney Lumet, sur lequel The Sinister Urge a pris une réelle avance.

Mais revenons à cette première jeune fille qui court. Elle parvient au bord d’une rivière — le film a été tourné dans Griffith Park, à Los Angeles, là où se trouve le fameux observatoire que l’on voit dans Rebel Without a Cause (1955, La fureur de vivre) de Nicholas Ray. C’est sans doute pour cette raison qu’elle parvient à trouver un téléphone — les mauvaises langues, dont Stéphane Bourgoin dans le bonus, rigolent que la fille déniche une cabine « en pleine forêt », alors qu’elle se trouve au cœur de L.A. Pour faire court, les mafieux qui fabriquent ces petits films pornos se protègent en éliminant ensuite leurs actrices. Ed Wood s’est-il projeté dans Johnny Ride, l’auteur de ces films (interprété par Carl Anthony, qui avait fait auparavant une apparition dans Plan 9) ? Ce dernier regrette son passé de vrai cinéaste et le sens qu’a pris sa carrière. Et lorsqu’il reçoit une jeune oie blanche qui voudrait devenir actrice et ne sait pas dans quel système elle a mis le pied, les affiches qui couvrent les murs du bureau sont celles de Jail Bait, The Violent Years et Bride of the Monster. « Ce sont les films de mes amis », précise Johnny. Comme un véritable auteur, Wood appose sa griffe. Plus loin pour tendre un piège au tueur, Glen et Glenda refont surface.

Take it out

Avec le cinquième disque, sur le lot de six que contient le coffret, on se retrouve dans le pire de la carrière de notre glorieux cinéaste. C’est donc avec une curiosité avide que l’on va se précipiter sur ces deux derniers films, Orgy of the Dead (1965, signé par Stephen C. Apostolof, Wood n’étant l’auteur que du scénario) et Take It Out of Trade (1970). Le premier est une succession de danses topless par des jeunes femmes déguisées en Indienne, en félin ou en Hamlet — c’est-à-dire ne portant qu’un string et une tête de mort dans la main. Le second est un montage de rushes peuplé de filles à poil, certaines au lit avec Duke Moore, le flic de Plan 9, de Night of the Ghouls et de The Sinister Urge. L’âge aidant, il ressemble ici à Russ Meyer. Quant à Wood lui-même, il réapparaît, grassouillet et travesti en femme, mais l’eau s’est asséchée sous les ponts depuis Glen or Glenda. Ajoutons enfin que, parmi les innombrables bonus du coffret, on découvrira avec attendrissement et beaucoup d’intérêt ce qui semble être la dernière interview télévisée de Bela Lugosi, à sa sortie d’un « hôpital public ». C’est à chaque fois précisé, comme s’il s’agissait de rappeler que l’acteur n’a plus un sou vaillant. Il parle librement de ses dépendances à la drogue et à l’alcool, dont il assure s’être débarrassé. Quant au court-métrage The Sun Was Setting (1951), c’est un curieux mélo qui ouvre une nouvelle porte sur les talents cachés du réalisateur.

Ed Wood n’est pas classé au rang de ces dieux à qui l’on a bâti des chapelles dans les revues cinéphiles des années soixante. Il n’est pas non plus un maître dont le nom est à inscrire au panthéon des gloires du septième art. Pour qui s’égosille « Ni dieu ni maître », il n’est qu’un cri qui concerne notre bonhomme : vive la nanarchie !

Jean-Charles Lemeunier


« Bonté divine » de Vinko Brešan : À bas la capote

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Se servir des noms de Charb et de Charlie Hebdo pour attirer l’attention sur Bonté divine apparaîtra finalement, après la vision du film, comme réducteur. Car si les lecteurs de Charlie se retrouveront aisément dans cette comédie plutôt bien foutue, les autres, ceux qui ne se réclament pas forcément de l’hebdo satirique, pourront être eux aussi conquis par le sujet et son traitement. Remarqué à Karlovy Vary, à Arras et au Festival international du film grolandais, le long-métrage de Vinko Brešan ne bouffe pas du curé de la manière à laquelle on pouvait s’attendre. Plutôt qu’une charge à la Mocky – ce qui aurait déjà été une qualité -, le cinéaste croate choisit un ton moins corrosif, plus proche des gens, plus humain. Rien n’est pourtant épargné à l’église catholique et à ses représentants, placés au cœur de cette tragédie bouffonne, non rien : ni les allusions à la pédophilie, ni les relations sexuelles des prêtres et Brešan se paie même le luxe de comparer un évêque débarquant en yacht dans la petite île croate où se déroule l’action à un mafieux.
Tout part d’une confession, celle que fait un kiosquier au jeune curé qui vient d’arriver sur l’île. Le principal gagne-pain du pénitent étant la vente de préservatifs, sa femme très croyante l’accuse quasiment de meurtres et il veut débarrasser sa conscience d’un tel péché. Alors, et ce n’est pas spoiler que de donner ce détail, le prêtre, le kiosquier et un troisième acolyte, pharmacien de son état, vont percer tous les condoms vendus en pharmacie ou dans le kiosque, d’une part pour éviter le cas de conscience de l’un et, surtout, pour repeupler l’île qui enregistre davantage de décès que de naissances. Pour faire écho aux cris de « À bas la calotte », voilà que les autochtones répondent « À bas la capote ».
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Avec des personnages malgré tout moins tonitruants que ceux de Kusturica, ce film balkanique fait penser aux comédies italiennes de la grande époque, mêlant aux gags des moments plus tragiques, ne prenant rien au sérieux, aucune situation, mais posant les personnages et leur épaisseur sur le devant de la scène. Aucun des protagonistes ne nous est indifférent. Pas plus ce curé au long nez, lointain cousin d’Adrien Brody, que ses deux complices, dont l’un est complètement frappadingue. Pas plus la folle qui crapahute à genoux que le vieux dont le fils est mort. Tous ont une histoire, liée à l’Histoire de leur pays. Et tout ressort, au détour d’un dialogue : le nationalisme, les conflits religieux, les partitions qui ont suivi les guerres des années 1990…
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Derniers atouts de Bonté divine : une musique toute en trompette, qui entre par les oreilles et ne sort plus de la tête, due au talent de Mate Matisic, par ailleurs scénariste du film, à laquelle s’ajoutent des acteurs complètement inconnus chez nous et qui apportent au film une fraîcheur salutaire. Et l’attention que l’on pourra porter à Bonté divine ne pourra que répercuter le succès obtenu dans son propre pays. 158 000 entrées en Croatie, indique l’éditeur. Oui, décidément, pour la qualité, il y a du monde aux Balkans. Enfin, en guise de bonus, Wide ajoute à son DVD une édition spéciale de Charlie Hebdo consacrée au film et un préservatif collector.
Jean-Charles Lemeunier
Bonté divine, sorti chez Wide depuis le 13 janvier 2016
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Bonté divine
Titre original : Svecenikova djeca (présenté dans les festivals français comme Les enfants du prêtre)
Année : 2013
Réalisateur : Vinko Brešan
Scénario : Vinko Brešan, Mate Matisic
Photo : Mirko Pivcevic
Musique : Mate Matisic
Montage : Sandra Botica
Durée : 96 minutes
Avec Kresimir Mikic, Niksa Butijer, Drazen Kuhn, Marija Skaricic

« Le pénitencier du Colorado » : Bientôt les portes vont se refermer

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Si vous cherchez sur internet le nom de Cañon City, une bourgade du Colorado où a été tourné le film Canon City (1948, Le pénitencier du Colorado), vous trouverez le qualificatif de « ville-prison« , un cinquième de la population étant incarcéré. Après un début proche du documentaire, minutes pendant lesquelles on nous présente le véritable directeur de la prison — Roy Best qui, plus tard dans la fiction, joue son propre rôle — de vrais prisonniers et des matons tout aussi garantis d’origine, le film de Crane Wilbur nous fait également découvrir la ville et son Royal Gorge Bridge, spectaculaire pont qui enjambe à près de 300 m la rivière Arkansas. Si Wilbur est aussi désireux d’ancrer dans le réel son récit, c’est que ce qui va suivre est tout aussi réel avec l’évasion de douze détenus.

Alors qu’il n’aurait pu être qu’une petite série B anodine, le film a l’avantage d’être produit par Eagle-Lion, un des bastions du Poverty Row – c’est ainsi que les Américains avaient baptisé le versant fauché de Hollywood. À cette époque, de futurs grands cinéastes comme Anthony Mann y fourbissent leurs colts et John Alton, le grand chef op, signe la plupart des images. Avec ses noir et blanc formidables, ses jeux d’ombres et lumières qui doivent beaucoup à l’expressionnisme allemand (il est lui-même Hongrois), John Alton est l’un des incontournables directeurs de la photo du film noir, avec Burnett Guffey, Elwood Bredell, Nick Musuraca, Joseph LaShelle et quelques autres. Il opte ici pour une photo plus réaliste, plaçant l’homme au cœur d’une nature sévère faite de canyons arides et de routes enneigées et dans une société tout aussi sauvage où l’un domine toujours l’autre : quand ce ne sont pas les gardiens de la prison qui dictent leur loi aux prisonniers, ce sont les prisonniers évadés qui terrorisent leurs otages.

 

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Car il y aura donc une évasion et bien entendu aussi des personnes prises dans l’étau des désirs humains de liberté face aux impératifs légaux. Le cinéaste Crane Wilbur, qui signe également le scénario, semble avoir été attentif aux problèmes carcéraux. Cet ancien acteur – Il est apparu dans le fameux serial Perils of Pauline en 1914 – est également l’auteur de Inside the Walls of Folsom Prison (1951, Les révoltés de Folsom Prison), qui inspira à Johnny Cash son fameux succès Folsom Prison Blues. Cette mythologie de la prison, démarrée par le folklore et Bob Dylan avec The House of Rising Sun, a gagné du terrain et est entrée dans les esprits. Le pénitencier, « c’est là que je finirai ma vie comme d’autres gars l’ont finie ». Ou encore : « Le soleil n’est pas fait pour nous, c’est la nuit qu’on peut tricher. » Chantée par Johnny, cette traduction française des paroles de la chanson américaine correspondent bien à ce que filme Crane Wilbur : des types lessivés dont le seul espoir prend forme dans un projet d’évasion extravagant.

 

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Pour incarner ces pauvres gars dangereux, le cinéaste choisit des acteurs dont le public connaît les visages, pas forcément les noms : Scott Brady, Jeff Corey, Whit Bissell, DeForest Kelley – le futur Dr McCoy de la série Star Trek – ou Henry Brandon, l’horrible Dr Fu Manchu du serial Drums of Fu Manchu (1940). Pour tous ces visages de « vrais durs », pour la photo d’Alton, pour la direction au cordeau de Wilbur, ce Pénitencier du Colorado mérite vraiment une visite, sans crainte d’y être enfermé par l’ennui.

Jean-Charles Lemeunier

DVD édité par Artus Films le 19 janvier 2016

Le pénitencier du Colorado

Titre original : Canon City

Année : 1948

Pays : États-Unis

Réalisation : Crane Wilbur

Scénario : Crane Wilbur

Photo : John Alton

Musique : Irving Friedman

Montage : Louis H. Sackin

Production : Bryan Foy

Distribution : Eagle-Lion Films

Avec Scott Brady, Jeff Corey, Whit Bissell, Stanley Clements, Charles Russell, DeForest Kelley, Ralph Byrd, Roy Best, Henry Brandon…

 

 

 

 

 


« The Big Short » d’Adam McKay : demolition men

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Quel dommage que The Big Short ait été balancé en fin d’année 2015 entre deux indigestions de Star Wars et de dinde. Plus qu’une remarquable démonstration questionnant les mécanismes qui ont engendré la crise des subprimes de 2007 (ces créances pourries que tout le monde cherchait à se refiler), le film d’Adam McKay est un véritable film d’horreur où en guise de jeune fille s’enfonçant dans la pénombre alors que tout lui intime de fuir, des traders inconscients de la réaction en chaîne qu’ils alimentent alors que la bulle immobilière se craquelle de toutes parts. Une stupidité effarante qui n’a d’égale que l’ignorance et la malhonnêteté qui animent la plupart.
Voir McKay s’attaquer à un tel sujet si sérieux peut paraître pour le moins étonnant voire antinomique lu iqui jusqu’à présent livre les plus beaux fleurons de la comédie régressive américaine avec les deux volets d’Anchorman, Ricky Bobby, roi du circuit (Talladega Nights), Very Bad Cops (The Other Guys) et Frangins malgré eux (Step Brothers). Cependant, les héros incarnés par ce génie du rire de Will Ferrell, par la bêtise crasse qui les caractérise, ne sont pas si étrangers au monde dépeint dans The Big Short. Seulement, le présentateur vedette, le champion de Nascar ou le gamin de quarante piges et leurs comparses parvenaient à évoluer, et même s’élever. De la marge, ils s’intégraient au système mais tout en conservant leur grain de folie, leur spécificité, ce qui les rend si attachants. A travers eux, McKay illustrait un modèle de la gagne foncièrement cynique et dont il se moquait grâce aux parcours de ces pieds-nickelés. Avec The Big Short, il procède ainsi de la même manière en élaborant ses attaques depuis la périphérie pour atteindre l’épicentre. Le docteur Michael Burry (Christian Bale), Mark Baum (Steve Carell), Ben Rickert (Brad Pitt) et ses deux disciples Charlie Geller (John Magaro), Jamie Shipley (Finn Witrock) peuvent être considéré en marge du système, il y sont rattachés mais n’en sont pas des figures dominantes (un brillant autiste, un désabusé, un retiré des affaires et deux newbies). Ils représentent des points de vue différents sur cette économie de marché mais surtout en éprouvent les aberrations.
Dans Very Bad Cops, McKay inceptionnait l’idée que le grand banditisme avait muté et œuvrait désormais au sein des places boursières puisque le very bad guy qu’affrontaient Allen Gamble (Ferrell) et son co-équipier Terry Hoitz (Mark Wahlberg) était un malfrat en col blanc.
The Big Short fonctionne ainsi autant comme une remarquable démonstration qu’une prise de conscience douloureuse.

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Il aura fallu plusieurs années à McKay pour parvenir à l’adaptation du livre de Michael Lewis, The Big Short : Inside The Doomsday Machine. Mais sa motivation pour un sujet qui lui tient à cœur a payé. Le résultat final est brillant, parfaitement rythmé et compréhensible dans ses enjeux malgré l’utilisation abondante de termes techniques abscons pour les néophytes. Afin d’expliciter les phénomènes les plus importants, McKay a recourt à des interludes intra et extra diégétiques. Ainsi, le trader cynique Jared Vennett (Ryan Gosling) explique à l’équipe de Mark Baum le futur effondrement du système grâce à un jeu de Jenga et ses interventions en voix-off éclairent certaines situations pour les spectateurs. Mais le plus étonnant sont les prises de paroles de Margot Robbie, un célèbre chef cuisinier américain et Séléna Gomez qui s’expriment face caméra pour livrer des métaphores explicites. Outre la surprise créée, ce procédé illustre la nécessité d’observer des pauses dans le flux continu pour mieux l’appréhender.
Outre cette masse d’informations et de termes à digérer, The Big Short est aussi déstabilisant par l’identification à des personnages qui n’ont absolument rien de Robin des bois modernes. S’ils s’attaquent au système bancaire en pariant sur l’éclatement prochain de la bulle immobilière, c’est avant tout pour croquer un maximum du gâteau et se repaître d’un organisation en lambeaux. Déjà, le film cueille ses spectateurs par le biais de la voix-off de Vennett, trader sans foi ni loi profitant de l’opportunité de se faire un max de blé, qui accompagne la découverte de ce monde étrange et inconnu qui repose, comme le dit Mark Hanna (McConaughey) dans Le Loup de Wall-Street, sur du vent. Ensuite, Michael Burry est un petit génie qui le premier déterminera la faille sur laquelle faire prospérer le fonds d’investissement qu’il gère. On se prend même d’affection pour lui car il est confronté à des responsables hiérarchiques parfaitement incompétents. Il en va de même de Mark Bau et sa bande qui voient dans l’opération de shortage l’occasion de s’en mettre plein les poches tout en la mettant bien profond au système qui les néglige. Là encore, pas des philanthropes mais ils apparaissent plus humains que le reste d’autant que Baul est aiguillonné par la mort de frère dont il rend responsable son addiction à la finance. Enfin, les deux jeunes loups qui voient l) le moyen de festoyer à la table des grands seigneurs. Des motivations pas franchement désintéressés mais leurs difficultés et leur ténacité à s’extirper du garage familial de l’un d’eux renvoie aux propres problèmes de la jeunesse pour trouver sa voie.
En parvenant à générer un certain attachement pour ces marginaux, McKay fait preuve d’une maîtrise narrative assez perverse car après tout le film nous plonge au cœur d’un affrontement entre initiés.

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Le réalisateur ménage ainsi deux sentiments ambivalents qui s’alimentent l’un l’autre, la sensation de grisement d’arnaquer le système bancaire et la douloureuse prise de conscience des conséquences désastreuses de la bulle immobilière, renforçant l’envie de voir le marché s’écrouler. Afin de déterminer l’existence avérée de cette spéculation immobilière inique, Baum et ses hommes s’astreignent à une enquête de terrain proprement édifiante qui les envoie côtoyer l’enfer économique d’une banlieue résidentielle en Floride et qui rappelle le genre de témoignages réalisés par Michael Moore avec ses documentaires. Pas un hasard puisque McKay a débuté dans l’équipe du réalisateur originaire de la banlieue ouvrière de Flint. Les réactions de Baum illustrent l’effarement qui s’immisce alors.
Globalement, happé par le rythme effréné du récit, le spectateur a tendance à prendre fait et cause pour ces différents braqueurs. Le retour à la réalité en est d’autant plus brutal. C’est Ben Rickert qui se charge de doucher l’enthousiasme général en soulignant que le deal qui assurera la fortune de Charlie et Jamie entraînera une récession dramatique pour nombre de leurs concitoyens. McKay fait même monter le suspens lorsque tout ce petit monde s’inquiète que les défauts de paiements devant leur assurer leur revenus tardent à advenir. Là encore, c’est Rickert qui calme tout le monde lorsque la vaste opération prend fin en signifiant que la crise frappera le plus dramatiquement les pays les plus fragiles (Espagne, Italie, Grèce…).

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Le film travaille l’opposition entre plusieurs bulles représentées par les modes d’action de chaque personnage et donc celle du marché immobilier. Chacun a des motivations différentes et s’ils s’attaquent à un même système global, ils ne se concerteront jamais. Cette séparation autiste de la réalité est évidemment parfaitement illustrée par Burry vivant reclus dans son bureau, s’isolant encore plus en posant ses écouteurs sur les oreilles (il renvoie à Patrick Bateman, l’American Psycho, tous deux ayant des comportements extrêmes et incarnent une certaine pureté de la mécanique capitaliste puisque chacun, de par son affection (syndrôme d’Asperger, psychopathie), est libéré de la moindre contingence sociale). Mais c’est également le cas de Rickert retiré de la société de consommation de masse (une sorte de Tyler Durden rangé des fight clubs), de Jamie et Charlie ou Vennett. Baum est le seul à se préoccuper un tant soit peu de ses semblables grâce notamment à l’ancrage que représente sa femme (Marisa Tomei). Pourtant, ces espaces fermés finiront par converger à Las Vegas lors d’une convention de financiers de tous poils. Un lieu particulièrement signifiant qui est ainsi le théâtre de la rencontre de mondes en vase-clos qui vont s’adapter et devenir des vases communicants. Les jeux sont faits, rien ne va plus.

Adam McKay élabore un tableau hallucinant du monde de la finance et par extension de la société américaine aveugle et soumise aux prescriptions de ces bonimenteurs de traders. Des boursicoteurs aveuglés par leur foi dans le sacro-saint marché. Au fond, tout est une question de croyance (Baum), voire de soumission. Avec le dernier plan montrant Mark Baum à l’air libre sur les toits new-yorkais résonne alors en filigrane la question de comment sortir de cette matrice ? Constat terrible que c’est impossible, la seule solution étant de s’accommoder de ses turpitudes.

Nicolas Zugasti

 

THE BIG SHORT
Réalisation : Adam McKay
Scénario : Adam McKay & Charles Randolph d’après le livre de Michael Lewis
Interprètes : Brad Pitt, Steve Carell, Ryan Gosling, Christian Bale, Selena Gomez, Margot Robbie, Marisa Tomei…
Photo : Barry Ackroyd
Montage : Hank Corwin
Bande originale : Nicholas Britell
Origine : Etats-Unis
Durée : 2h10
Sortie française : 23 décembre 2015

 



« Buck Rogers au XXVe siècle » : Du serial à la série TV

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« On se connaît ? » demande le jeune pilote à son vieux collègue. Tous deux, dans deux vaisseaux différents, font partie d’une escadrille terrienne venant à bout de ses ennemis. « On se connaît ? » questionne donc le jeune. « Non, nous ne sommes pas de la même époque ! »

En 1979, les spectateurs suivent les aventures de Buck Rogers, le jeune pilote du XXe siècle endormi dans l’espace et réveillé cinq cents ans plus tard — il a fait très exactement un bond de 1987 à 2491 —, devenu l’un des as des batailles spatiales. La série s’appelle Buck Rogers au XXVe siècle et a pour héros Gil Gerard. Le jeune pilote, c’est lui. Celui à qui il s’adresse, Gordon dans l’épisode, est incarné par Buster Crabbe. Il fut le premier Buck Rogers en 1939, dans le serial du même nom réalisé par Ford Beebe et Saul Goodkind. Trois ans auparavant, il portait l’uniforme intersidéral de Flash Gordon dans un autre serial, signé Frederick Stephani et Ray Taylor. Donc Crabbe/Gordon, Rogers de 1939, parle à son successeur quarante ans plus tard. Magie de la télévision. Et il continue : « J’ai fait ce genre de choses bien avant que vous ne soyez né ! » Et Gil Gerard, qui fait le malin parce que son personnage est censé avoir cinq cents ans de plus dans les pattes : « Vous croyez ? » « J’en suis sûr ! », affirme Buster Crabbe.

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Buster Crabbe et Gil Gerard, le Buck Rogers de 1939 et celui de 1979

Ce genre de dialogue, qui fait tout le sel de l’épisode Planet of the Slave Girls (La montagne du sorcier), va être typique de cette série qui ne se prend pas du tout au sérieux.

Car Buck Rogers au XXVe siècle, que les éditions Elephant rééditent dans un somptueux coffret, c’est, dans le désordre, une ambiance disco, un héros dilettante, des filles sexy, des costumes abracadabrants, des décors qui le sont tout autant et sont signés dans les premiers épisodes… Victor Hugo, des filles sexy —Comment ? je l’ai déjà mentionné ? —, des méchants bien méchants, des guests stars en veux-tu en voilà et, enfin, des filles sexy qu’un rien habille.

Ne croyons pas que les pénuries de scénarios n’appartiennent qu’au présent, avec nos Star Wars 7, Hunger Games 4, Avengers 3, Rocky 7, Les Tuche 2, Les visiteurs 4, etc. Jusqu’à un Blade Runner 2 à venir et un insupportable Joséphine s’arrondit qui explose le périnée de nos écrans. Cela a toujours été et, en 1979, deux ans après le succès sidérant et intersidéral de Star Wars, le producteur Glen A. Larson, qui en avait déjà piqué quelques idées ça et là pour sa série Battlestar Galactica, s’est dit qu’il pourrait bien poursuivre sur sa lancée. Et puisque George Lucas rappelait dans son film toute l’estime qu’il avait pour les anciens serials, pourquoi ne pas aller chercher dans le stock inépuisable et reprendre à son profit le personnage de Buck Rogers ? Issu d’une bande dessinée de 1929 — elle-même adaptée d’une nouvelle —, le personnage connut une première heure de gloire au cinéma grâce au fringant Buster Crabbe qui l’incarne. Une fois récupéré par Larson, l’effet mode joue à un tel point qu’en 1980, Mike Hodges va chercher Flash Gordon, autre héros intergalactique né lui aussi de la bédé et ayant connu lui aussi un passage par le serial sous les traits du même Crabbe. Un mec aux pinces d’or, n’en doutons pas !

Les mauvaises langues ont toujours prétendu que Larson avait puisé la plus grande partie de son inspiration dans Star Wars. Il n’y a pourtant point d’hyperespace ici, seulement une « grille stellaire » qui rend malade Buck la première fois qu’il la traverse. Les casques de certains militaires font penser, il est vrai, à celui de Vador mais lui-même ne s’était-il pas inspiré des samouraïs ? Et puis nous avons ce gentil robot, Twiki, qui hésite entre des borborygmes dignes de La Denrée dans La soupe aux choux, et un phrasé plus argotique, appris de Buck Rogers lui-même, et qui est dit en v.o. avec la voix de Mel Blanc, celui-là même qui doublait les Tex Avery ! Twiki est donc à mi-chemin entre R2-D2 et C-3PO. Ce petit robot sympathique porte sur son ventre un ordinateur enfermé dans une boîte, au look de flipper, qui répond au nom de Dr Théopolis car, au XXVe siècle, les computers et les humains dirigent la planète à parts égales. Ce docteur-là est aussi bavard que le Hal de 2001, Odyssée de l’espace. On apprend aussi, au cours d’un épisode (Alerte au gaz), que la retraite se prend à 85 ans ! Ajoutons à cela quelques looks aliens pas piqués des hannetons, prétextes à gags. Buck entre dans un bar, repère le joli dos d’une jolie blonde et lui demande si elle vient souvent ici. La jeune femme se retourne et exhibe une belle trompe d’éléphant. Gag.

Dans le rôle de Buck Rogers, nous avons donc Gil Gerard qui, s’il a tourné d’autres films tant au cinéma qu’à la télé, n’est guère connu que pour ses aventures au XXVe siècle. Il est plutôt grassouillet dans sa tunique serrée futuriste, assez proche de celles de Cosmos 99 — qui a duré de 1975 à 1977 et s’est donc arrêtée seulement deux ans avant Buck Rogers. Grassouillet donc, mais sympathique à force de décontraction, Gil Gerard parvient à imposer sa désinvolture et son sens de la dérision.

En deux saisons et trente-sept épisodes (soit douze DVD), nous assistons à d’incessants allers-retours entre les planètes d’une ou l’autre des galaxies et la Terre — en fait New Chicago, dont on ne voit toujours que la même rue et le même bâtiment — dans les premiers épisodes, il s’agit du célèbre hôtel Bonaventure de Los Angeles. Les trajets peuvent être très rapides, genre aller chercher du secours sur Terre et revenir cinq minutes plus tard. La vitesse de la lumière ne connaît pas de radars. Quant aux différentes planètes, elles sont prétextes à de jolis décors et des costumes parfois cocasses, du gouverneur aux allures de sultan (joué par Roddy McDowall, transfuge de La planète des singes) aux légères tenues très échancrées de toutes ces dames interplanétaires – mais je vous en ai peut-être déjà causé.

Buck Rogers

L’une des planètes n’est même qu’une  gigantesque salle de jeu et le titre de l’épisode, Vegas in Space, sera repris par Troma en 1991 mais, dans ce dernier, les membres de l’équipage seront obligés de se travestir en femmes pour mener à bien leur enquête. Ce qui n’est pas le cas de Buck Rogers.

Chaque épisode de la série contient son lot de bonne humeur et de surprises, telles ces apparitions de stars plus ou moins sur le déclin : Henry Silva, Jack Palance, Cesar Romero, Gary Coleman — le gamin de Arnold et Willy —, Peter Graves, Ray Walston, McDonald Carey ou Vera Miles. D’autres sont en devenir, comme Jamie Lee Curtis, Dennis Haysbert futur président de 24 heures chrono, Dorothy Stratten — playmate assassinée par son mari en 1980 à l’âge de 20 ans et qui deviendra le sujet du film Star 80 — et Morgan Brittany, qui fera ensuite les belles heures de Dallas et de La croisière s’amuse… tout un programme ! Les scénarios restent simplistes : Buck Rogers et la jolie Wilma Deering (Erin Gray) luttent systématiquement contre des méchants. Et le plaisir réside bien évidemment dans la représentation de ces derniers. En filigrane, une histoire d’estime et d’amour se dessine entre les deux principaux personnages, même si Buck continue à faire du gringue à tout ce qui porte jupette. Comme lorsqu’il se retrouve sur la planète des Amazones et qu’il préfère reporter un rendez-vous galant avec Wilma pour passer la soirée avec deux charmantes — et beaucoup plus dangereuses — demoiselles.

Force est de reconnaître qu’au fil des histoires, les scénaristes de la série inventent des détails qui deviendront, plus tard, les incontournables de la SF. Prenons le cas d’Unchained Woman (Les évadés du puits d’enfer), dans lequel Buck doit sauver la toute jeune Jamie Lee Curtis d’une prison extra-terrestre. Dans le désert qui entoure le pénitencier souterrain, vivent de terrifiantes pieuvres des sables qui rappellent fortement les vers de sable géants de Dune, que David Lynch ne filmera qu’en 1984, mais que les auteurs de la série devaient connaître par le bouquin de Frank Herbert. Cela dit, la fameuse pieuvre des sables est si crédible qu’à côté d’elle, celle d’Ed Wood semble avoir passé toute sa jeunesse dans le grand aquarium de San Francisco. Plus précurseur encore est le robot humanoïde indestructible, une idée qui renvoie directement à Terminator (1984).

Twiki Gary Coleman

Autant dire que c’est véritablement un plaisir inattendu de revoir ces séries des années glorieuses. Nous sommes à des années-lumière de Game of Thrones ou des 100 et de leur pyrotechnie numérique. De leurs multiples personnages, leurs rebondissements, leurs éliminations inattendues de héros, etc. Nous sommes dans des scénarios beaucoup plus simplistes, au ton bon enfant et à l’humour omniprésent. Celui d’une époque future — et pourtant révolue — que l’on retrouve avec amusement.

Jean-Charles Lemeunier

Coffret Buck Rogers au XXVe siècle édité par Elephant Films le 20 janvier 2016


Deux films d’Edgar G. Ulmer : Amer Ulmer

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Ile des peches oublies jaquette

Quelle aubaine ! Deux œuvres de plus à se mettre sous la dent, signées par Edgar George Ulmer, cinéaste prolifique et rare dont l’essentiel de la filmographie n’est pas toujours disponible. Merci qui ? Artus Films qui propose deux nouveaux DVD dans la collection « Les grands classiques hollywoodiens ». Disons-le tout de suite, Isle of Forgotten Sins (1943, L’île des péchés oubliés) et I pirati di Capri (1949, Le pirate de Capri, que co-signe Giuseppe Maria Scotese seulement dans la version italienne mais pas dans l’américaine) ne sont pas aussi originaux que le sont Detour (1945, Détour) et Bluebeard (1944, Barbe-Bleue), les deux titres de gloire d’Ulmer avec Strange Illusion (1945), The Strange Woman (1946, Le démon de la chair), Ruthless (1948, L’impitoyable) et The Naked Dawn (1955, Le bandit). Mais ce n’est certes pas une raison pour les ignorer, tout film d’Ulmer méritant peu ou prou qu’on s’y intéresse.

Tournée pour le plus fauché des studios de la Poverty Row, P.R.C. – pour Producers Releasing Corporation, pour lequel Ulmer travaillera à la plupart de ses meilleurs films -, la trame de L’île des péchés oubliés ressemble aux sujets que traitaient des cinéastes tels que Josef von Sternberg, Tay Garnett ou Raoul Walsh. Le décor : un bouge de l’Extrême Asie ou du Pacifique. Les personnages : des marins qui aiment se battre et quelques poules peinturlurées, plus ou moins le sujet desdites bagarres. Le sujet : la recherche d’un trésor et la femme fatale dont les deux marins-héros sont amoureux. Ulmer filme tout cela d’une manière assez paresseuse. Les filles sont bien là, et jolies (sont parmi elles Veda Ann Borg et Tala Birell, qui fut la doublure de Marlene Dietrich dans ses films allemands) mais le charme vénéneux que l’on trouve chez Sternberg est ici absent. La femme autour de qui tout tourne, Gale Sondergaard, n’est certainement pas Marlene. Quant aux deux marins qui passent leur temps à se chamailler, il s’agit de John Carradine et Frank Fenton. Pourtant le scénariste, Raymond Schrock, n’est pas un perdreau de l’année, lui qui a démarré dès 1915 avec les courts-métrages de Charles Ogle – qui fut le premier Frankenstein en 1910. Schrock travaillera encore avec Ulmer sur Club Havana en 1945. Cette même année, le brave Raymond commet ce qui restera comme son titre de gloire, White Pongo, une improbable histoire de gros singe blanc filmée à la va-comme-je-te-pousse par Sam Newfield. Pour revenir à notre Ile un peu perdue de vue, dans ce qui semble n’être qu’une pâle copie d’histoires déjà rangées des voitures à l’époque, c’est justement John Carradine qui intrigue le plus et qui fait qu’on regarde le film.

Ile des peches oublies affiche

Grand type sec, Carradine n’est guère connu aujourd’hui que pour avoir engendré une descendance fournie d’acteurs, dont le plus renommé, David, a fini pendu dans un placard pour se donner des sensations fortes. John, le père, a toujours eu la classe, ce qui est certainement dû à ce beau rôle de gentleman sudiste que lui a offert John Ford dans Stagecoach (1939, La chevauchée fantastique). Ulmer, à son tour, lui fera jouer un personnage fort dans Barbe-Bleue. Avec L’île des péchés oubliés, Carradine endosse une défroque à la Walter Huston, lui aussi à la tête d’une sacrée progéniture : un mec à la tête dure qui sait où il va. Certes, avec ce film P.R.C., il ne va pas très loin et ce n’est pas la maquette du bungalow fracassée par un verre d’eau qui donnera beaucoup de crédit à la séquence de l’ouragan. Car nous sommes, ne l’oublions pas, dans les mers du sud et il y a toujours là-bas, et surtout lorsque cela est vue par la lorgnette hollywoodienne, un ouragan qui passe. Sans doute ce qui fait encore plus songer à Huston, cette fois-ci au fils John plutôt qu’au père, c’est le ton mis à raconter toutes ces aventures. Des duos de matafs combatifs, le cinéma hollywoodien est prêt à nous en dresser une sacrée liste, depuis Victor McLaglen et Edmund Lowe au temps du muet, en passant par John Wayne et Broderick Crawford. Mais des hommes qui n’attendent que très peu de leur vie si ce n’est l’aventure, celle-ci fût-elle marquée par un échec, sont rares, si ce n’est dans l’œuvre de John Huston.

Pirates de capri jaquette

S’ils s’y sont mis au moins à trois pour rédiger Le pirate de Capri (Giorgio Moser, Golfiero Colonna et Sidney Alexander), on ne peut pas dire que tout cela brille par son originalité non plus. Les trois scénaristes ont plutôt joué à la belote avec leur cinéaste, tout en rhabillant Zorro à la mode pirate. Avec un zeste de Marie-Antoinette, le film de W.S. Van Dyke (1938), dans lequel Axel de Fersen (Tyrone Power) essaie de sauver la reine des griffes des révolutionnaires. À Capri, c’est la propre sœur de Marie-Antoinette qui règne, Marie-Caroline (Binnie Barnes). Elle aussi menacée par une révolte, elle ne cesse de rappeler le destin tragique de sa sœur. Ulmer ne perd pas son temps et prend plaisir à filmer tous ces combats, qu’ils se déroulent sur le pont d’un navire ou dans les couloirs d’un château. Le fameux record de sept minutes détenu par le spectaculaire et mythique duel entre Stewart Granger et Mel Ferrer dans le Scaramouche (1952) de George Sidney — là encore une histoire d’identité cachée — n’est pas loin d’être battu ici. Emballé avec une musique de Nino Rota, futur compositeur attitré de Fellini mais aussi du Parrain de Coppola, ce film de pirate masqué met surtout en valeur Louis Hayward, un acteur qui s’est retrouvé plusieurs fois devant la caméra d’Ulmer mais aussi celles de Fritz Lang (House By the River) et René Clair (Dix petits Indiens). Il est très à l’aise dans son double rôle, tantôt précieux en comte d’Amalfi, ersatz de Don Diego, tantôt trépidant en pirate (pas de panique, ce n’est pas spoiler que l’écrire, le spectateur est tout de suite mis au courant). Éloigné des films habituels d’Ulmer, avec en outre l’utilisation de beaux décors naturels, Le pirate de Capri ressemble presque à du Riccardo Freda.

capri-03

Alors, pour résumer, qu’est-ce qui peut pousser à visionner des films d’Edgar G. Ulmer, surtout si ceux-là ne font pas partie des chefs-d’œuvre reconnus du maître ? Si l’on met de côté une curiosité naturelle chez tout cinéphile, c’est la manière de filmer et de diriger ses acteurs qui prévaut ici. De la décontraction nihiliste dont fait preuve Carradine dans le premier à l’approche du sujet étonnante dans le second, avec son ébauche de torture et son manque d’hésitation à filmer ce qui d’ordinaire ne se montre pas, tel un coup de poing dans le visage qui fait saigner la lèvre, Ulmer pratique toujours ce qu’il fait au mieux, avec le peu de moyens dont il dispose. Et ces petits films sont parfois tout aussi passionnants que les grands films estampillés A par les major companies. On pourra alors regretter qu’Edward G. n’ait jamais vraiment eu l’occasion de travailler pour les grands studios, si ce n’est pour Universal à ses débuts américains, avec The Black Cat (1934). Ces conditions tiers-mondistes de production ont fait de lui, ainsi que le surnomment les critiques américains, « le roi du minimalisme ». La légende raconte – sans oublier qu’Ulmer est souvent qualifié de « plus grand menteur de Hollywood » – que c’est parce qu’il couchait avec Shirley Alexander, l’épouse d’un producteur qui était le neveu du grand patron, qu’il fut éjecté de tous les grands studios californiens, blacklisté par Carl Laemmle lui-même. La morale est sauve puisque Edgar épousa Shirley et qu’elle resta sa fidèle collaboratrice. Ouf ! On a eu chaud ! Quoiqu’il en soit, Ulmer a de quoi être amer : lui qui fut l’assistant de Murnau et de Lang, et l’un des auteurs de Menschen am Sonntag (1929, Les hommes le dimanche) dont le générique réunissait les noms, outre le sien, de Robert Siodmak, Billy Wilder et Fred Zinnemann, lui qui était promis à une brillante carrière, s’est retrouvé à diriger à Hollywood des films pour les minorités yiddish et ukrainiennes et à faire les beaux jours des compagnies ultra-fauchées. Et des cinéphiles qui tombent un jour ou l’autre sur ces pépites, quelquefois diamants bruts et d’autres fois honnêtes séries Z.

Jean-Charles Lemeunier

L’île des péchés oubliés
Année : 1943
Origine : États-Unis
Titre original : Isle of Forgotten Sins/Monsoon
Réalisation : Edgar G. Ulmer
Scénario : Raymond L. Schrock, Edgar G. Ulmer
Photo : Ira Morgan
Musique : Erdody
Montage : Charles Henkel Jr.
Avec John Carradine, Gale Sondergaard, Sidney Toler, Frank Fenton, Veda Ann Borg, Rita Quigley, Tala Birell…

Le pirate de Capri
Année : 1949
Origine : Italie, États-Unis
Titre original : I pirati di Capri/The Pirates of Capri
Réalisation : Edgar G. Ulmer
Scénario : Giorgio Moser, Golfiero Colonna, Sidney Alexander
Photo : Anchise Brizzi
Musique : Nino Rota
Montage : Renzo Lucidi
Avec Louis Hayward, Binnie Barnes, Mariella Lotti, Massimo Serato, Alan Curtis, Mikhail Rasumny, Eleonora Rossi-Drago…

Deux films édités en DVD par Artus Films le 2 février 2016


Seize films de SF chez Bach Films : Ces choses venues d’un autre monde

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jaquette le tueur

Seize ! Vous avez bien lu : c’est bien seize films de SF américains des années cinquante qui sortent chez Bach Films, dans des DVD comportant deux titres. Produits par les studios chicos, telle la Columbia, ou fauchés — Allied Artists —, ces films peuvent être de véritables petits bijoux, comme Rocketship X-M (1950, Vingt-quatre heures chez les Martiens) de Kurt Neumann, Flight to Mars (1951, Destination Mars) de Lesley Selander qui lui ressemble sur bien des points, Creature with the Atom Brain (1955, Le tueur au cerveau atomique) d’Edward L. Cahn ou Not of This Earth (1957, Pas de cette terre) de Roger Corman. D’autres, comme The Astounding She-Monster (1957, L’incroyable créature de l’espace) de Ronald Ashcroft sont tellement minimalistes qu’un tel degré de nanaritude est à marquer sur les curseurs de notre intérêt. Certains rapprochent même Ashcroft du mythique Ed Wood Jr : il a, en effet, été son assistant sur Night of the Ghouls et il utilise un acteur, Kenne Duncan, qui est apparu dans trois ou quatre films avec lesquels Wood a quelque chose à voir.

Puisque produits en pleine guerre froide, ces films ont toujours eu la sale réputation d’être anticommunistes. D’autant plus que Mars étant surnommée « Red Planet« , le Rouge allait très bien aux Soviétiques. L’anticommunisme est bien réel pour certains mais, dans l’ensemble et contrairement aux idées reçues, beaucoup de ces films de SF américains des années cinquante présentent les extra-terrestres comme des gens tout à fait fréquentables.  Ainsi, dans Flight to Mars, non seulement ils sont comme vous et moi et parlent même un meilleur anglais — en tout cas que moi, vous, je ne sais pas — mais ils sont en outre très accueillants. Bon, on s’apercevra que, comme chez les humains, Bons et Méchants se côtoient mais, finalement, quoi de plus naturel. Dans The Cosmic Man (1959, L’homme cosmique, Herbert S. Greene), l’alien est beaucoup plus en avance que l’humain, tant d’un point de vue technique qu’intellectuel. Et dans Red Planet (1952, La planète rouge, Harry Horner), même si la compétition est effective entre les États-Unis et l’Union soviétique — d’autant plus que les Russes ont eu le mauvais goût de faire appel à un savant nazi, beurk —, les nations belligérantes peuvent faire ce qu’elles veulent, les peuples se rangent sous la bannière (étoilée) de Dieu. Car, roulements de tambours, le message qui vient de Mars vient de Lui itou.

invaders from mars

Bon, soyons honnêtes, parfois tout ne se déroule pas dans le meilleur des mondes possibles. Les pires sont sans doute Les Envahisseurs de la planète rouge parce que, non seulement ils ne sont pas gentils, mais ils prennent l’apparence de Monsieur et Madame Tout-le-Monde pour mieux pouvoir nous berner. Eux, ce sont les vrais communistes vus par les maccarthystes, de méchantes gens qui ressemblent à n’importe quel Américain mais sont là pour nuire. Dans le même genre, on pourra préférer l’incontournable Invasion of the Body Snatchers (1956, L’invasion des profanateurs de sépultures) de Don Siegel. D’autant plus que le réalisateur des Envahisseurs de la planète rouge n’est autre que William Cameron Menzies, un des plus grands décorateurs du cinéma hollywoodien, déjà auteur de Things to Come (1936, La vie future) d’après H.G. Wells. Mais qui, ici, ne parvient pas à sauver du ridicule ses créatures de l’espace.

the astounding-she-monster

La plus rigolote de ces extra-terrestres encombrants est l’Incroyable créature de l’espace, une nana plutôt gironde engoncée dans une tenue super moulante et qui, toute seule, veut faire la peau au genre humain, c’est-à-dire à quatre personnes. Bon, allez, et à un chien aussi. Il y a ici beaucoup moins d’argent que dans un compte de campagne des Républicains mais le film en devient fascinant, beaucoup plus qu’un tract des mêmes. Ne sachant trop quoi faire, vu le manque de décors à leur portée, les acteurs font des allers-retours entre une maison et ses alentours.

hideous-sun-demon

Dans L’incroyable créature de l’espace, le principal rôle masculin est tenu par Robert Clarke, également présent dans Hideous Sun Demon, qu’en plus il réalise. Pas très connu chez nous, le Robert est beaucoup plus culte chez nos cousins d’outre-Atlantique et la meilleure des preuves est qu’il est présent dans The Naked Monster (2005), film hommage à la grande période SF du cinéma américain dans lequel il côtoie Kenneth Tobey et Robert Cornthwaite (dont les personnages portent les mêmes noms que les acteurs avaient dans La chose d’un autre monde), John Agar (même nom que dans Tarantula) et deux scream queens des années quatre-vingt, Brinke Stevens et Michelle Bauer. Quant à Robert Clarke, il incarne dans The Naked Monster le major Allison, d’après le pilote qu’il jouait dans Beyond Time Barrier (1960) d’Edgar G. Ulmer. Mais revenons à Hideous Sun Demon. Robert Clarke, acteur pas désagréable du tout, est un scientifique qui, atteint par la radio-activité au cours d’une expérience, va se transformer en monstre hideux au soleil. Comme pour Jekyll et Hyde, la transformation ne dure qu’un temps. Vêtu d’une combinaison en caoutchouc qui lui donne l’aspect de la créature du lac noir ayant un peu forcé sur le hamburger, Clarke joue au yoyo entre le savant paniqué et le bibendum irritable. Curieusement, le film n’est pas si mal foutu que cela et montre la dépendance du personnage à l’alcool et à la liberté, comme cette jolie chanteuse avec laquelle il couche alors qu’il a une amoureuse au labo. En tant que cinéaste — et c’est dommage car c’est le seul film qu’il a réalisé —, Clarke prouve que lui aussi est accro à la liberté, se permettant des séquences qui semblent impensables à l’époque. Autre avantage, il tourne la quasi totalité de son film en décors naturels et se paie même un finale à la White Heat (1949, L’enfer est à lui, Raoul Walsh) dans une raffinerie.

cosmic man

Si ce n’est quelques-uns, dont le déjà cité L’incroyable créature de l’espace, tous ces films sont finalement plutôt bien ficelés et joués par des acteurs qui ont fait leurs preuves ici et là : citons John Carradine, Cameron Mitchell, Albert Dekker, Lloyd Bridges, Peter Graves, Gene Barry, Rod Taylor et le quasi-omniprésent Morris Ankrum, que l’on retrouve dans pas moins de six des films présents dans la collection. Sur un scénario écrit par Curt Siodmak, le frère de Robert, Le tueur au cerveau atomique mêle toutes les terreurs de l’époque : péril atomique, nazis rescapés de la guerre, ennemis qui ressemblent à des citoyens normaux, etc. Edward Cahn, le cinéaste, connaît son affaire et le look de ses tueurs, au regard figé et à la démarche de zombie, est irréprochable. On pourra d’ailleurs rapprocher ces derniers de l’inquiétant extra-terrestre de Not of This Earth, avec ses lunettes noires. En quelques plans bien mitonnés, Corman nous sert un bon film qui ne sent pas du tout le réchauffé. C’est indéniable, Corman est aussi bon producteur que réalisateur. Là où le producteur compte ses sous et donne au cinéaste trois dollars et quelques jours pour boucler le métrage, le cinéaste fait des merveilles et l’économie rend parfois meilleurs des sujets qui auraient pu être tournés avec une abondance de moyens. En tout cas, chez Corman, c’est vrai.

Enfin, puisque Kurt Neumann signe trois films de la collection, un petit arrêt sur image sur la carrière de ce monsieur ne sera pas de trop. Connu essentiellement pour ses Tarzan produits par Sol Lesser, avec Johnny Weissmuller puis Lex Barker, et ses films de science-fiction — le plus réputé étant The Fly (1958, La mouche noire) qui servit de point de départ à Cronenberg près de trente ans plus tard, ce cinéaste d’origine allemande et arrivé aux États-Unis au début du parlant a appris son solide métier dans les départements B d’Universal, de Paramount, des studios Hal Roach, de la MGM et de la Fox. Ce qui ne l’a pas empêché de travailler pour des compagnies beaucoup plus petites, telles que King Brothers ou Lippert Pictures. C’est justement cette dernière maison qui distribue Vingt-quatre heures chez les Martiens. Là encore, l’économie de moyens donne des ailes à Neumann, qui transforme le compte à rebours du lancement de la fusée en un véritable suspense. Le film donne en outre plusieurs indications sur l’époque à laquelle il a été tourné. Il en va ainsi de la misogynie flagrante : une femme fait partie de l’équipage de la fusée. « Que fait une femme comme vous ici, avec quatre hommes ? » s’inquiète Lloyd Bridges. Osa Massen répond par une interrogation : « Vous pensez que les femmes sont faites uniquement pour cuisiner et élever les enfants ? » Et Bridges, qui ne se démonte pas : « C’est déjà pas si mal ! » L’échange ne serait pas dramatique en soi s’il n’était suivi de ce petit sourire de l’actrice qui en dit long sur la manière de penser de l’époque. La guerre nucléaire flotte aussi sur le scénario, témoin des angoisses des années cinquante. Ici, la bonne humeur est de mise, d’autant plus que Noah Beery Jr en rajoute sur le côté Texan de son personnage. On assiste également à un joli atterrissage sur la planète rouge — et le noir et blanc prend une teinte adéquate —, fait à la main, comme pour un créneau. Si, d’après ce qu’indique le générique, le film est écrit par Neumann lui-même avec des dialogues additionnels d’Orville Hampton, il semble que le grand scénariste Dalton Trumbo ait apporté également sa patte. N’oublions pas qu’à l’époque, il est en prison avec les Dix d’Hollywood pour ses idées communistes et qu’il sera ensuite placé sur une liste noire. On est loin bien sûr de la réunion de crétins soviétisants que filment les frères Coen dans le très décevant Hail Caesar (Avé César).

kronos

Poursuivons avec Neumann. Cette bonne surprise que constitue Vingt-quatre heures chez les Martiens a dû être partagée puisque, l’année suivante avec Destination Mars, Lesley Selander reprend plusieurs des éléments du premier film : la cabine de la fusée, l’équipement des pionniers de l’espace, leurs couchettes, tout semble à l’identique. Avec She Devil et Kronos, tous deux tournés en 1957, Neumann explore deux genres différents de la science-fiction. Dans le premier, pour sauver une femme (Mari Blanchard), deux médecins (Jack Kelly et Albert Dekker) lui injectent un sérum qui va la rendre immortelle et diabolique. Dans le second, ce sont les aliens qui dépêchent sur Terre une machine qui va pomper toute l’énergie de notre planète. Dans les trois films présents dans cette collection, Neumann maîtrise parfaitement son sujet.

Jean-Charles Lemeunier

Seize films en huit DVD sortis chez Bach Films le 4 janvier 2016

24h chez les Martiens (Kurt Neumann)/Destination Mars (Lesley Selander)
Hideous Sun Demon (Robert Clarke)/She Devil (Kurt Neumann)
L’incroyable créature de l’espace (Ronald Ashcroft)/Pas de cette terre (Roger Corman)
Le tueur au cerveau atomique (Edward L. Cahn)/L’homme cosmique (Herbert S. Greene)
Les envahisseurs de la planète rouge (Menzies)/La planète rouge (Harry Horner)
La serre géante (Fred Sears)/La montagne mystérieuse (Edward Nassour)
Kronos (Kurt Neumann)/Le 27e jour (William Asher)
Le sous-marin atomique (SG Bennet)/Un monde sans fin (Edward Bernds)


« Made in France » : récit d’une jeunesse perdue

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« Made in France » récit d’une jeunesse perdue 2

Prisonnier d’une tragique actualité, Made in France a fait les frais de la prévalence du réel sur la fiction. Non seulement parce que les attentats de 2015 ont remis en cause sa sortie, jusqu’à lui interdire l’accès aux salles de cinéma. Mais surtout parce que son sujet, éminemment délicat, s’est laissé rattraper par les terribles circonstances, affaiblissant de fait sa portée. La faute à l’horreur du terrorisme, désormais trop en avance sur l’ingéniosité des scénaristes.

Et si le sens profond du djihadisme résidait dans le besoin d’adrénaline d’une jeunesse perdue ? C’est, en somme, ce que se propose de raconter Made in France, le long-métrage de Nicolas Boukhrief consacré à cinq candidats au terrorisme qui se laissent glisser le long de la pente qui mène au pire. Cinq jeunes gens qui se définissent par leur besoin que quelque chose se passe, de l’action, en somme. Une nécessité d’action – mais pas au sens américain du terme : cette voie est abandonnée vers le milieu du film, lorsque Christophe, le personnage-fils à papa qui préfère se faire appeler Youssef, accepte de se débarrasser d’une photo de Tony Montana, le protagoniste du Scarface de Brian de Palma, qu’il admire tellement. Exit la performance cubaine et sous acides d’Al Pacino, séduisante mais irréaliste. Exit l’action façon thriller hollywoodien, donc. Et bonjour l’adrénaline, la vraie, celle qui fait bouillir le sang dans les veines parce que quelque chose de grand va se passer. Christophe, toujours lui, répond ainsi à Sam qui lui demande pourquoi il a choisi de se convertir à l’islam plutôt que de suivre la tradition chrétienne de ses parents : « Le christianisme ? Trop ennuyeux ! » Made in France déploie le récit d’une jeunesse qui s’ennuie, parce qu’elle n’a plus de valeurs auxquelles se raccrocher. Une jeunesse qui, faute de pouvoir changer les choses, ou parce qu’elle n’a pas la patience de le faire pacifiquement, choisit de dynamiter son propre avenir en transperçant la chair de sa nation.

Quelque part, Made in France, c’est un peu La Haine, mais 20 ans plus tard. Les lascars ne traînent plus dans les cités mais dans des quartiers pavillonnaires chics (c’est dans la maison de sa grand-mère que Christophe accueille ses camarades, au cœur d’un quartier résidentiel de banlieue dont un mouvement de caméra nous donne à voir toute l’atmosphère paisible, avec ses trottoirs bordés d’arbres et ses joggers sereins). Le comble de l’intensité, ce n’est plus de contempler une arme à feu, c’est de s’en servir (l’hallucinante scène de fusillade dans la caravane du marchand d’armes). Le triumvirat black-blanc-beur a été remplacé par une problématique de classes : c’est bien la France au gré de toutes ses strates sociales qui se retrouve autour de l’ordinateur, à regarder sur Internet comment fabriquer une bombe artisanale. Il y a Hassan, le chef, revenu du Pakistan avec l’ordre de mettre la France à feu et à sang – peau blanche, pas de barbe, yeux fous, et un faux air de Thierry Frémont qui donne l’impression qu’il pourrait casser la figure du premier qui hausse le ton. Il y a Driss, l’arabe, sévèrement endoctriné et prêt à en découdre – mais pas à n’importe quel prix. Il y a Sidi, le malien, rapidement rongé par le doute. Et puis il y a Christophe, en rupture avec une vie toute tracée d’héritier de bonne famille, et Sam, le journaliste, l’infiltré, fort de sa riche culture musulmane et de sa connaissance du Coran. C’est d’ailleurs lui qui donne des cours d’arabe à Hassan. Autant, donc, pour les clichés. Autant pour cette vision d’un terrorisme qui se nourrirait seulement de communautarisme – même si le film de Boukhrief n’exclut jamais une possible contagion du fanatisme : c’est, après tout, dans la mosquée d’un quartier défavorisé (une salle de prière aménagée dans une arrière-boutique) que les jeunes se font endoctriner par un discours antirépublicain qui, fort de promesses inquiétantes, ouvre le long-métrage.

Le message est clair, mais il a malheureusement été devancé par les événements réels : le Mal se cache au creux de la société française et il a déguisé son visage. Cette France n’est pas plurielle : elle est éclatée. Pas pour des raisons sociologiques, sociétales, urbanistiques. Et surtout pas pour des raisons religieuses. Mais par rejet du monde comme il va, et au cœur duquel ces jeunes gens ne parviennent plus à discerner ce qui est bon et Beau (comme autrefois l’ange de Voltaire qui voulait détruire la ville de Persépolis parce qu’il n’y voyait que du mal).

« Made in France » récit d’une jeunesse perdue 3

Drôle de drames

Drôle de destin que celui du dernier film de Nicolas Boukhrief, produit par Canal +, tourné avant les attaques de janvier 2015 contre Charlie Hebdo et l’Hyper Casher de la Porte de Vincennes, dont la sortie en salles était prévue pour le 18 novembre de la même année, avant d’être repoussée du fait des attentats qui ensanglantèrent Paris 5 jours plus tôt. Voilà un long-métrage quelque peu maudit, qui devait finalement arriver au cinéma courant janvier 2016, et qui s’est retrouvé sur les plates-formes de VoD en toute fin de mois après le désistement du distributeur SND et des salles de cinéma qui devaient le projeter. En ouverture du film, un carton nous indique que le tournage a été bouclé bien avant que des terroristes éliminent consciencieusement les trois-quarts de la rédaction de l’hebdomadaire satirique, comme si l’œuvre filmée s’excusait par avance d’avoir été dépassée par la réalité.

Dépassée ? Humiliée, même, par la réalité. Car Made in France, regardé à l’aune de la sanglante année 2015, semble aussi loin qu’on peut l’être de l’authentique menace qui plane aujourd’hui sur les vies humaines. Dans le scénario de Nicolas Boukhrief et d’Éric Besnard, le machiavélique plan des terroristes n’arrive pas à son terme. Et plus que cela : en guise de « révélation » (le jeu sur la connotation religieuse du terme est volontaire), le script recentre l’action sur les seuls personnages visibles dans le champ, car ici personne ne tire les ficelles. Pas d’al-Qaida, pas de Daech, aucun organisme lointain qui aurait décrété la guerre sainte à l’Occident. Juste quelques Pieds-Nickelés qui voudraient se rendre intéressants sous prétexte d’un islamisme qui sert surtout de métaphore pour une dynamique de groupe – le chef, Hassan, et ses sbires qu’il garde sous son contrôle exclusif. De la politique, en somme, plus que du fanatisme. Un paradigme bien résumé par l’un des personnages, Driss, le plus sévère dans sa volonté de djihad, mais aussi celui qui finit rejeter l’idée d’une attaque contre des innocents, et qui lance, à ce Youssef qui est en réalité un Christophe de descendance bourgeoise, qu’il ne sait rien de la souffrance des enfants palestiniens dont il se réclamait puisque qu’il est Breton.

Or, ce que montre le film n’est déjà plus valable. Ce que Made in France racontait en 2014 s’est transformé, en 2015, en un discours totalement différent. Ce n’est certes pas la faute de Boukhrief, et pas plus celle de Besnard, mais leur scénario, basé sur la balade sauvage de Mohamed Merah, loup solitaire qui a tué sept personnes à Toulouse et à Montauban en 2012, pourrait aussi bien avoir écrit il y a dix ans, au moment des attentats contre Madrid puis Londres, au moment où l’Occident stupéfait découvrait le nouveau profil de terroristes qui s’étaient intégrés dans la société pour mieux la détruire de l’intérieur. Cet état de fait est toujours vrai – c’était le cas des fous de Dieu qui ont assassiné la France en 2015. Mais il y a aujourd’hui un esprit qui pense ces crimes, qui les appelle de ses vœux, qui les commandite et qui dirige les mains soumises de ces êtres de papier, tellement persuadés que leur croyance aveugle leur confère de la force qu’ils en deviennent des coquilles vides, sans amour ni compassion.

« Made in France » récit d’une jeunesse perdue 4

Made in France d’hier et d’aujourd’hui

S’il est dommageable que le film n’eût pas eu droit à sa sortie en salles, même si l’on comprend l’indélicatesse que ce lancement sur grand écran eût été dans la foulée des pires attentats qui ont jamais touché notre pays, cette irréalité latente de son message le fait de toute façon flotter au-dessus de l’actualité. À peine ouverte, Made in France referme déjà la parenthèse. Cette clôture se retrouve dans la structure même du film, qui démarre avec le retour de Hassan et se termine avec l’échec de l’opération mise sur pied par leur cellule. En nous révélant, dans le dernier acte, qu’il n’y a jamais eu de « chefs », en exposant la vérité, à savoir que la longue série de carnages qu’il promettait à la suite de leur attaque n’aura pas lieu, Hassan boucle la boucle. Et laisse dire au film que le terrorisme est une roue fermée sur elle-même, limitée à ces marionnettes sans objet, ces mannequins qui ne sont en quête que du pouvoir et de la reconnaissance.

Reste un film rondement mené, plutôt bien joué dans l’ensemble, qui souffre peut-être un peu d’une interprétation décalée (nous n’avons pas été convaincu par le jeu de Malik Zidi/Sam, qui est pourtant le protagoniste pivot de l’intrigue), mais qui a le mérite d’exister et de montrer certaines vérités. D’abord, que le fanatisme religieux est avant tout politique – ou machiavélique au sens strict, de celui qui justifie les moyens par l’obtention d’une fin. Ensuite, que le djihadisme est sa propre limite en même temps qu’il est sa propre énergie : il n’a aucune assise, aucune fondation extérieures à lui-même. Enfin, que l’extrémisme est une mauvaise herbe qui pousse sur le terreau de l’ignorance. C’est ce que prouve bien le fait que le chef, Hassan, ne parle pas même arabe. C’est ce que montre très justement le personnage le plus équilibré, Sam, l’intellectuel, celui qui maîtrise à la fois la langue et le Texte, dont la prière finale – tandis que son épouse relit l’article qu’il a rédigé sur ses péripéties – souligne la profondeur d’un amour transcendant qui ne se réclame d’aucune extériorité. Dans la société d’aujourd’hui, il n’est pas besoin de détester les Hommes pour aimer Dieu.

Eric Nuevo

Made in France
France
Réalisation : Nicolas Boukhrief
Scénario : Nicolas Boukhrief et Éric Besnard
Production : Canal +
Photographie : Patrick Ghiringhelli
Musique : Rob
Montage : Lydia Decobert
Distribution : Malik Zidi (Sam), Dimitri Storoge (Hassan), François Civil (Christophe), Nassim Si Ahmed (Driss), Ahmed Dramé (Sidi)…
Durée : 89 min
Date de sortie : 29 janvier 2016 en VoD


« Avé César » des frères Coen : Rome et Coca-Cola

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Ave cesar affiche

Hail Caesar (Avé César) avait tout pour plaire : la signature des frères Coen, le sujet (Hollywood des années cinquante), le casting mené par George Clooney, Josh Brolin, Scarlet Johansson et Tilda Swinton. Il faut malgré tout se rendre à l’évidence : ceux qui vont mourir d’ennui ne saluent même plus.

Entendons-nous bien : destiné tout à la fois au grand public et aux cinéphiles purs et durs, ces fameux moviegoers, le film est constellé de clins d’oeil pour happy few comme autant de moustiques écrasés sur le pare-brise d’une voiture en bord de mer, l’été. Alors, oui, on peut s’amuser à faire le malin et à relever à tour de bras ces grandes allusions : la première séquence sort tout droit de The Big Sleep (1946, Le grand sommeil, Howard Hawks) ; Scarlet Johansson est une Esther Williams chorégraphiée par Busby Berkeley ; Channing Tatum est tout à la fois Gene Kelly lorsqu’il danse et Lénine lorsque, sur sa barque, il part au devant de son destin. Le scandale dont tout le monde parle à propos d’une vedette renvoie à Clark Gable qui, une fois célèbre, fit virer du plateau d’Autant en emporte le vent le réalisateur George Cukor qui en savait un peu trop sur son passé. Et on parierait volontiers que, dans son double rôle de jumelles, Tilda Swinton est à la fois Louella Parsons et Hedda Hopper, les deux plus fameuses columnists, c’est-à-dire pêcheuses de ragots de l’époque. D’ailleurs, à ce propos, les frangins Coen n’ont pas même eu l’idée d’opposer, à travers les deux sœurs, les deux types de presse qui touchent à Hollywood : celle des cancans et celle, plus intellectuelle, qui fait de la critique sérieuse ? Ils pouvaient y ajouter encore la presse économique style Variety. Non, ils pensent faire rire avec Thora et Thessaly jouées par la même actrice, de la même façon.

Ave cesar josh brolin

Bon, une fois que l’on a compris que les Coen connaissaient le cinéma sur le bout des ongles et étaient capables de nous recycler à l’identique une comédie musicale, un ballet nautique, un western de série B, un drame romantique ou un péplum, que reste-t-il de Avé César ? Une ambiance et, malheureusement, rien que cela. Certes, voir Josh Brolin dans le rôle d’un fixer (quelqu’un qui règle les problèmes de tournage), à la solde des Capitol Films, déambuler d’un studio à l’autre et trouver des solutions à des dilemmes plus ou moins sordides met l’eau à la bouche. Et puis ? Et puis rien. Le film dans le film avec Clooney, un péplum qui oscille entre Ben Hur et La tunique, ne nous amène chronomètre en main qu’un seul gag, avec le discours final au pied de la croix. C’est peu ! Quant à la bande de scénaristes communistes, réunis autour d’un professeur qui porte le même nom que le grand philosophe marxiste américain Herbert Marcuse, elle est prétexte à de longs tunnels verbeux pas du tout drôles. Parfaitement ridicules, ces écrivains communistes se vantent dans Avé César d’avoir pu écrire dans des films totalement anodins une ou deux phrases de dialogue pro-soviétiques sans que personne ne s’en rende compte. C’est vrai mais, sans vouloir jouer les vierges effarouchées, il serait quand même bon de rappeler que, dans ces mêmes années cinquante, ces scénaristes étaient en prison ou interdits de travailler. Comme quoi, la réalité est beaucoup moins marrante qu’une fiction qui prend des virages réactionnaires sous prétexte de faire rire. Et qui n’y parvient pas. Lubitsch avait mieux réussi à se moquer des Russkofs dans Ninotchka.

Ave cesar clooney

Le problème, avec Avé César, est qu’on s’y ennuie ferme. Et qu’on se demande à quel moment le récit va vraiment démarrer. Quand enfin on a compris qui en voulait à Clooney, il est trop tard. Et l’explication, comme un pétard mouillé, est navrante.

Qu’est-il arrivé aux auteurs de Fargo, de The Big Lebowski et de Barton Fink ? De leurs personnages riches en couleurs qui peuplaient tous ces films ? Les Frances McDormand, John Goodman, John Turturro, Julianne Moore, Steve Buscemi, Peter Stormare ? Ici, les différentes apparitions de Scarlet Johansson (la Esther Williams de service dont toutes les séquences finissent en queue de poisson), d’Alden Ehrenreich en cowboy ridicule, de Ralph Fiennes en cinéaste mondain, des déjà citées Tilda Swanton, de Jonah Hill, de Christophe Lambert, de Frances McDormand dans une séquence totalement dénuée d’humour où elle incarne une monteuse qui s’étrangle, bref de tous ces gens connus qui font un petit tour devant la caméra, n’amènent strictement rien et c’est tout juste si, en sortant de la salle, on a envie de se remémorer leur présence.

Ave-Cesar Scarlet

Quand à la morale de l’histoire, qui montre à grands coups d’avertisseur que le cinéma ne vaut rien mais que rien ne vaut le cinéma, on a envie de secouer les Coen. Oh, les Brothers, réveillez-vous ! Un milieu où il y a du bon et du moche ? Du bad et du beautiful ? Les ensorcelés de Minnelli, ça vous parle ?

Jean-Charles Lemeunier

Avé César

Année : 2016

Origine : Etats-Unis

Réalisation, scénario et montage : Joel et Ethan Coen

Photo :Roger Deakins

Musique : Carter Burwell

Avec Josh Brolin, George Clooney, Alden Ehrenreich, Ralph Fiennes, Scarlett Johansson, Jonah Hill, Tilda Swinton, Channing Tatum, Frances McDormand, Christophe Lambert…

Sorti le 17 février 2016.


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