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« La galaxie de la terreur » de B.D. Clark : D’Alien à l’autre

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Nul n’est besoin d’avoir perdu du temps au séminaire pour savoir qu’un texte sacré commence toujours par « Au commencement était… ». D’habitude, c’est le Verbe mais pour la plupart des cinéastes italiens de série B et, aux États-Unis, pour Roger Corman, leur Bible démarre ainsi : « Au commencement était un film célèbre. » Ensuite, notre gaillard demande à un ou plusieurs écrivains de bosser le sujet, de le reprendre dans ses grandes lignes en ajoutant ici et là quelques détails significatifs d’une production AIP ou New World Pictures, les deux fers de lance successifs du génial cinéaste et producteur. Puis il lance sa production pour une poignée de dollars et, quand il ne la signe pas, la laisse à un jeunot qui se fait les épaules et pourra devenir, l’Histoire le prouve, un des futurs grands de la cinématographie de son pays.

Pourquoi parler de tout cela aujourd’hui ? Parce que Bach Films sort en DVD une des productions New World Pictures de Roger Corman, dirigée en 1981 par B.D. Clark (alias Bruce D. Clark) et devenue depuis cultissime : Galaxy of Terror (La galaxie de la terreur). Au commencement était donc Alien, une planète inhospitalière, un vaisseau parti à la recherche d’une mission précédente disparue corps et biens, un équipage limité, des couloirs interminables d’où le danger peut surgir à tout instant et quelques monstres croquignolesques parce qu’à l’époque, tout le monde ne peut pas se payer ni H.R. Giger ni Carlo Rambaldi. Corman, qui connaît son public sur le bout des ongles, sait qu’il va falloir épicer le scénario de Clark et Marc Siegler. Une des jeunes astronautes, jouée par Taaffe O’Connell, va donc se retrouver aux prises avec un ver géant. Déshabillée en un tournemain — par un ver !!! —, elle va être dévorée non sans quelques grognements jouissifs équivoques qui firent raccourcir la séquence pour qu’elle ne soit pas classée X. Séquence qui éleva le film au rang de culte. Reconnaissons que ni Clark ni Siegler n’étaient des perdreaux de l’année et que les deux avaient déjà écrit — et Bruce Clark réalisé — en 1969, dans la foulée d‘Easy Rider, Naked Angels (Les anges nus), un film de bikers et de gros cylindres que de jolies blondes chevauchaient seins nus. Enfin, la superbe affiche de La galaxie de la terreur en rajoute une louche avec cette jolie blonde dénudée — qui n’a rien à voir avec Taaffe — et cette grosse mite à tête de mort. Tout pour mettre en appétit !

La galaxie de la terreur - O'Connell

L’intelligence de Corman, et c’est bien évidemment ce qui a fait sa notoriété, est qu’il travaille pour un public de drive-in, réputé ado voire bas de plafond, mais qu’il s’adresse aussi à des gens qui réfléchissent et pour qui il s’amuse à glisser ici et là des notations qui leur font apprécier ses films. Car à travers la trame d’Alien, à l’époque connue du plus grand nombre, passent en transparence des réminiscences de Forbidden Planet (1956, Planète interdite) de Fred McLeod Wilcox, dans lequel ce sont les humains qui créent leurs propres monstres. Enfin, Corman et ses deux sbires s’offrent le culot de poser la question de Dieu. Et si, finalement, on pouvait se débarrasser de lui ? À elle seule, l’évocation d’un tel concept était fichu de coller l’urticaire aux plus endurcis des censeurs et d’envoyer cette Galaxie de la terreur directement à la trappe, sans passer par la case départ. Pourtant Corman, Clark et Siegler sont allés jusqu’au bout de cette idée. Et les censeurs n’y ont vu que du feu !

Il faudrait encore parler des comédiens. Hormis Ray Walston, ils ne sont pas encore reconnus comme certains le deviendront par la suite.  Walston a travaillé pour Billy Wilder dans The Apartment (1960, La garçonnière) et Kiss Me, Stupid (1964, Embrasse-moi, idiot), film incroyable pour l’époque dans lequel, jeune auteur de chansons inconnu, il reçoit chez lui un crooner célèbre (Dean Martin). Connaissant la réputation de don juan de Martin, Walston préfère éloigner son épouse (Felicia Farr) et fait passer une prostituée (Kim Novak) pour sa régulière. Et, que croyez-vous qu’il arrive ? Walston couchera avec Novak, Martin avec Farr avant que le couple légitime ne se retrouve. Bon tout cela nous amène loin de La Galaxie de la terreur mais nous dit combien Walston, bien que méconnu chez nous, est un acteur qui compte.

La galaxie de la terreur - Englund

À ses côtés, Robert Englund paraît tout jeune. Il ne portera le chapeau, le tricot rayé et les ongles-lames de Freddy que trois ans après. Si Edward Albert est bien oublié  aujourd’hui, notons que Zalman King est devenu par la suite scénariste, réalisateur et producteur et que, outre le scénario de 9 1/2 Weeks (1986, 9 semaines 1/2), il en a réalisé deux succédanés, le premier toujours avec Mickey Rourke : Wild Orchid (1989, L’orchidée sauvage) et Wild Orchid II (1992). Le membre de l’équipage qui a un physique de brute, c’est Sid Haig qui a, tout au long de sa longue carrière de quelque cinquante années, distribué plus de baffes que de bonbons, dans les films de blaxploitation de Jack Hill mais aussi chez Richard Fleischer, Robert Aldrich, Rob Zombie, Fred Olen Ray ou Charles Band. Il n’y a guère que Quentin Tarantino qui ait eu l’idée saugrenue de lui faire jouer un juge dans Jackie Brown.

Arrivent enfin les actrices. Dans le rôle du capitaine du vaisseau, Grace Zabriskie a quelque chose d’illuminée et on se demande bien comment on a pu lui confier les commandes. Ces yeux écarquillés et cet air de ne plus rien y comprendre qu’elle affiche ici, elle s’en resservira dans la série Twin Peaks — elle y était la mère de la défunte Laura Palmer — et, plus récemment, dans Ray Donovan, où elle incarne Miss Minassian. Quant à Erin Moran, qui joue la jeune première du vaisseau, elle était à l’époque la vedette de la série Happy Days, où elle incarnait la chérie de Scott « Chachi » Baio, le cousin de Fonzie (Henry Winkler). Malgré tout, en matière de casting féminin, c’est Taaffe O’Connell qui se taille la part du lion grâce à une séquence déjà commentée.

La galaxie de la terreur - Zabriskie

Que reste-t-il aujourd’hui de La galaxie de la terreur ? Un film de SF cheap, amusant parce que typique des années quatre-vingt, ringard par bien des aspects et plaisant par tellement d’autres. Sans doute parce que, à l’écart des grands studios — même si le film a été distribué, hors États-Unis, par United Artists —, Corman peut tout se permettre. Et que c’est ce qu’on aime chez lui.

Une dernière précision : c’est connu, Corman a toujours donné leur chance aux débutants, à condition de ne pas les payer. Ici, à divers postes, depuis assistant-réalisateur jusqu’à « production designer », l’équivalent de notre chef décorateur, on trouve le nom de James Cameron. Trois ans plus tard, notre bonhomme signera Terminator puis, dans la foulée, Aliens avant de poursuivre par la carrière que l’on sait. Comme quoi, d’Alien à La galaxie de la terreur et de La galaxie de la terreur à Aliens, il existe une réelle suite logique.

Jean-Charles Lemeunier

La galaxie de la terreur
Titre original : Galaxy of Terror
Année : 1981
Origine : États-Unis
Réalisation : B.D. Clark
Scénario : Marc Siegler, B.D. Clark
Photo : Jacques Haitkin, Austin McKinney
Musique : Barry Schrader
Montage : Larry Bock, R.J. Kizer, Barry Zetlin
Assist. réal. et production design : James Cameron
Prod. : Roger Corman, Marc Siegler (New World Pictures)
Avec Edward Albert, Erin Moran, Ray Walston, Bernard Behrens, Zalman King, Robert Englund, Taaffe O’Connell, Sid Haig, Grace Zabriskie

Édité en DVD par Bach Films le 7 mars 2016.



« Spetters » de Paul Verhoeven : Un Rien qui vaut beaucoup

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Un héros qui se nomme Rien, c’est déjà quelque chose ! Et quand ses aventures sont contées par Paul Verhoeven, on ne peut que foncer ! À l’heure où le cinéaste hollandais entame une nouvelle carrière française avec Elle, BQHL Éditions sort en DVD Spetters, un de ses fleurons made in Zuid-Holland. Un must !

Il faudrait se remettre dans le contexte. Nous sommes en 1980 et, au moment où il signe Spetters, Paul Verhoeven n’a pas entamé sa brillante et subversive carrière américaine. Il tournera encore dans son pays un téléfilm et De vierde man (1983, Le quatrième homme) avant d’enchaîner avec Flesh + Blood (1985, La chair et le sang), RoboCop (1987), Total Recall (1990), Basic Instinct (1992), Showgirls (1995) et Starship Troopers (1997), une suite sans fautes et sans fausses notes. À cette même époque, 1980, deux de ses interprètes, Rutger Hauer et Jeroen Krabbé, n’ont pas traversé l’Atlantique pour jouer les méchants dans les blockbusters ricains. Hans von Tongeren, l’interprète de Rien, aura moins de chance que ses deux collègues. Spetters sort en Hollande le 28 février 1980 et un an plus tard aux USA. Le 25 août 1982, à l’âge de 27 ans, Tongeren choisit la mort. Il venait de jouer dans un film américain auprès de Daryl Hannah, Summer Lovers, et devait incarner un suicidaire dans son prochain rôle. La réalité a dépassé la fiction.

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Nous sommes donc en 1980 et Verhoeven invente beaucoup de choses. Déjà, il prouve à la face du monde qu’un cinéma néerlandais existe et ça, depuis Turks fruit (1973, Turkish délices) et Keetje Tippel (1975), deux films qui l’ont fait repérer par les critiques non-hollandais. Il prouve aussi qu’il peut tout se permettre, entre autres par rapport aux questions sur la sexualité qui chatouillent tellement, tout en restant un réel auteur. Parce que de quoi parle Spetters, finalement ? D’une bande de copains branchés sur les courses de moto — Rien rêve de devenir champion. Des jeunes d’une vingtaine d’années qui passent de la mécanique aux pistes de danse — La fièvre du samedi soir est dans tous les esprits et l’allusion ici est très précise. Et de la piste aux filles. Mais chez Verhoeven, il ne s’agit pas de faire frissonner les rideaux par une brise légère tandis que deux visages ou deux corps se rapprochent sur fond de Righteous Brothers. Non, notre homme assume son cinéma prolo. Ses héros sont de braves types qui n’assurent pas tout à fait avec leurs conquêtes, à l’opposé des schémas hollywoodiens. Et quand un nouveau jupon se pointe à l’horizon — et il est porté par la sémillante Renée Soutendjik qui, dans le film, tient une baraque à frites —, voilà que nos motards en perdent les pédales et se disputent le cœur… pardon, le corps de la belle. Pour décider duquel d’entre eux va faire du gringue à la damoiselle sans porter ombrage à ses potes, ils optent pour une version optimisée de la courte paille, en l’occurrence la plus longue. Et Verhoeven filme tout cela simplement, sans appuyer de vulgarité une séquence qui, à plus forte raison en 1980, risque de ne pas faire l’unanimité.

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On s’en rendra mieux compte par la suite, avec Basic Instinct et Showgirls, Verhoeven n’y va pas par quatre chemins lorsqu’il est question de sexe. Il le filme frontalement. Aujourd’hui, appelez cela la mode ou le relâchement des mœurs, les scènes explicites ont envahi les films grand public. Verhoeven se pose donc en précurseur. Et se refuse à juger qui que ce soit, pas plus la fille qui vend son corps à un flic contre une autorisation de stationnement que ceux qui recherchent le sexe à défaut du grand amour. C’est d’ailleurs pour cette raison que Verhoeven est resté un grand cinéaste. Il ne donne aucune leçon de morale et cette liberté qu’il affichait dès ses débuts, il la garde aujourd’hui toujours en ligne de mire.

Le cinéaste pose sur ses personnages un couvercle de désespoir. Qu’ils aient des parents attentionnés ou sévères, qu’ils aient ou pas un but dans l’existence, celle-ci n’est pas toujours très rose. Ce qui est aussi dû au climat peu tempéré du coin. Si l’on s’amuse à chercher sur Reverso, « spetters » en hollandais signifie « éclaboussures » et ces jeunes gens le sont, éclaboussés : par la recherche d’un idéal qui s’enfuit, par la recherche d’une sexualité qui leur échappe — il est également question d’homophobie et d’homosexualité —, par la recherche d’argent ou tout simplement de quiétude. « La vie est une croquette », remarque Renée Soutendjik en citant son propre père qui, semble-t-il, en connaissait un brin tant en matière de vie que de croquettes : « Quand on sait ce qu’il y a dedans, on n’en veut plus ! » Ce dialogue philosophique, et c’est là tout l’art de Verhoeven qui déclencha les foudres de ses détracteurs, a lieu pendant que la belle dame est au lit et joue avec le sexe de son amant. La phrase a d’autant plus de sens qu’un peu plus tard, on entend « C’est pareil partout ».

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Que reste-t-il donc à la portée de nos jeunes gens ? Des rêves de gloire ou de départ inaccessibles ? Dieu, peut-être, mais là encore, le cinéaste montre qu’on ne peut pas compter sur lui. On l’a dit, il ne juge personne et agit lui-même, dans la réalisation de son propre film, comme le font ses personnages. Dans l’interview livrée en bonus, dans laquelle il raconte ses démêlés avec le public et la critique pour cause de trop grande liberté, Verhoeven explique qu’il a conçu la séquence de la course de motos de la même manière que celle des chars dans le Ben-Hur (1959) de William Wyler, pour qu’elle soit efficace. Mais il ne rêve pas : il sait qu’il n’avait pas les mêmes moyens. Sa course est fauchée et garde malgré tout les qualités de son modèle. Spetters ne se pose pas comme le Ben-Hur du pauvre mais comme un film qui s’interroge tout à la fois sur des questions de mise en scène et sur les problèmes de la Hollande, de la société pourrait-on élargir, et qui, plus de 35 ans après, reste passionnant.

Jean-Charles Lemeunier

Spetters
Année : 1980
Titre original : Spetters
Pays : Hollande
Réalisateur : Paul Verhoeven
Scénario : Gerard Soeteman
Photo : Jost Vacano
Musique : Tom Scherpenzeel
Montage : Ine Schenkkan
Durée : 120 minutes
Avec  Hans van Tongeren, Renée Soutendjik, Toon Agterberg, Maarten Spanjer, Marianne Boyer, Jeroen Krabbé, Rutger Hauer…

« Spetters » en DVD nouveau master HD sorti depuis le 8 juin 2016 par BQHL Éditions (en partenariat avec les studios MGM).


John Carpenter : Le seigneur des saigneurs à Neuchâtel

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JohnCarpenter 2010
En ce moment, les organisateurs du NIFFF, le Neuchâtel International Fantastic Film Festival, doivent être sur des charbons ardents. Leur manifestation démarre demain, le 1er juillet, et leur invité principal n’est rien de moins que John Carpenter. Dès le premier jour, la barre des programmations est placée très haut : deux films de Big John, Dark Star et Assault on Precinct 13, un classique (La sorcellerie à travers les âges de Christensen), une curiosité (un film de vampires argentins de 1953, El vampiro negro), un hommage à Prince avec Purple Rain et des nouveautés : les chinois Chongking Hot Pot et The Mermaid, le turc Bad Cat, le danois Parents, le suisse Der Vampir auf der Couch, l’australien Scare Campaign et les américains February (signé par Oz Perkins, le fils d’Anthony) et Pride and Prejudice and Zombies. De quoi saliver pendant des heures alors que ce n’est que le premier jour. Et cela va durer ainsi jusqu’au 9 juillet.

On l’aura compris, le NIFFF propose non seulement une rétrospective complète de Carpenter, de Dark Star (1974) à The Ward (2010) – le téléfilm sur Elvis a été écarté, sans doute parce qu’il ne correspondait pas au thème – mais, cerise sur le gâteau, un concert du monsieur, lui qui a composé les bandes originales de la plupart de ses films. Le John Carpenter Live se déroulera le mardi 5 juillet et non le 6, comme cela avait été annoncé par le festival précédemment.

they live roddy piper keith david

Pour accompagner le NIFFF, rien de tel que de se replonger dans la filmo de Carpenter. De tous ses films, dont la plupart nous font encore frissonner de plaisir rien que d’y penser, je mettrais volontiers en avant son génial They Live (1988, Invasion Los Angeles). Et comment ne pas repenser à cette fameuse séquence où le héros, John Nada (incarné par le regretté Roddy Piper, disparu il y a tout juste un an), s’aperçoit en trouvant par hasard des lunettes de soleil que non seulement nous sommes sous la domination d’horribles aliens à têtes de morts mais que l’essentiel de nos publicités nous claironnent des messages subliminaux du style « Achète », « Obéis » et autres réjouissances du même ordre. La scène la plus marrante, la plus édifiante est celle où John Nada veut absolument prouver à son pote Frank (Keith David) qu’il doit chausser les lunettes. Frank ne veut pas. John insiste. Frank ne veut pas. John insiste. Et ça dure un petit moment. Puis Frank dit à John de lui foutre la paix. John ne veut pas. Frank insiste. John ne veut pas. Car John veut que Frank pose ces putains de lunettes sur son putain de nez. Ce que Frank refuse. Mais John insiste. Et ils commencent à se taper. D’abord à se pousser un peu, puis plus fort, puis un gnon par ci, un gnon par là, ils s’en mettent carrément plein la poire. Quand ils sont tout tuméfiés et qu’ils n’en peuvent plus, John demande à Frank de mettre les lunettes. Frank refuse et John insiste. Mais Frank refuse et John, qui insiste un peu trop, se reprend un coup de poing. Ou c’est le contraire, je ne sais plus. Bref, ils s’en remettent une deuxième couche dans la poire et, sans même attendre qu’elle soit sèche, une troisième pour bien faire. Frank est HS, à terre, et John ne vaut guère mieux. Il a tout de même la force de prendre les lunettes et de les poser sur le nez écrasé et saignant de son ami. Qui soudain voit ce qu’il aurait dû voir depuis deux plombes si, comme papy, il n’avait fait de la résistance. Frank voit les messages subliminaux des affiches publicitaires, les objets volants dans le ciel qui, sur leurs banderoles, demandent d’obéir ou de regarder la télé, et ces affreux aliens à têtes de mort qui communiquent entre eux en parlant à leurs montres.

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Voilà, j’avoue ne pas avoir revu récemment cette séquence d’anthologie et j’ai sans doute brodé certains détails, j’en ai forcément oublié d’autres mais l’idée y est. Que They Live est un grand film méconnu parce qu’il dit tout ce que l’Amérique ne veut pas qu’on dise sur elle. Y compris qu’on est obligé d’user de violence pour faire entrer une pensée intelligente dans la tête de quelqu’un. Et que John Carpenter est un très grand. Et, pour admettre cela, pas besoin de nous taper sur le nez.

Jean-Charles Lemeunier

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« Le carnaval des truands » de Giuliano Montaldo : Ocean’s Four

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On sait que, bien avant les films de Steven Soderbergh, le personnage de Danny Ocean est apparu dès 1960 avec L’inconnu de Las Vegas. Sept ans après, Ad ogni costo (Le carnaval des truands), le film de Giuliano Montaldo que Bach Films sort en DVD, s’en inspire-t-il ? Un homme (Edward G. Robinson) recrute quatre spécialistes pour réaliser le casse du siècle à Rio de Janeiro. Si ce n’est le lieu du hold-up et le nombre de participants, l’histoire pourrait y ressembler.

le carnaval des truands

Parmi les nombreuses idées du film, certaines sont étonnantes, telle cette façon qu’ont les voleurs de passer les rayons lumineux qui déclenchent l’alarme. Mission : Impossible ne semble pas loin. Ou celle qui consiste à déplacer le coffre-fort. C’est là la force d’un scénario s’appuyant sur un casse, un genre mis à la mode par Asphalt Jungle (1950, Quand la ville dort, John Huston), Du rififi chez les hommes (1955, Jules Dassin) et The Killing (1956, L’ultime razzia, Stanley Kubrick). Mais Montaldo ne perd pas de temps à montrer la préparation du coup, préférant axer sa caméra sur le vol lui-même et ses péripéties.

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Ce qu’il y a de bien avec ce Carnaval des truands, c’est qu’on a beau avoir vu des dizaines de fois des récits de ce genre, l’histoire prend toujours, comme le ciment aux pieds des repentis. On sait que chacune des étapes du casse présente des difficultés qu’il va falloir résoudre, on sait qu’à chaque fois un élément inattendu va renforcer la tension et, à chaque fois, on marche. D’autant plus qu’ici Edward G. Robinson, qui est un vieux professeur et non un gangster rangé des voitures, n’embauche pas une armée de gros bras et de têtes pensantes mais seulement quatre hommes : un joli cœur (Robert Hoffmann), un militaire (Klaus Kinski), un spécialiste des coffres-forts (George Rigaud) et un expert en systèmes électroniques (Riccardo Cucciola). Et tous vont avoir un rôle à jouer, déterminant. Une jolie femme vient se greffer à l’histoire, jouée par Janet Leigh, et les pirouettes scénaristiques ne cessent jamais. Jusqu’à la moralité de l’histoire, faite pour surprendre elle aussi.

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Bref un agréable cinéma de détente qui n’est pas à proprement parler un film d’auteur ni un film à thèse — comme pourra l’être plus tard Sacco et Vanzetti du même Montaldo — mais une mécanique huilée comme un coucou suisse, à la mise en scène maîtrisée.

Jean-Charles Lemeunier

Le carnaval des truands
Titre original : Ad ogni costo
Origine : Italie
Année : 1967
Réalisation : Giuliano Montaldo
Scénario : Paolo Bianchini, Augusto Caminito, Mino Roli, Marcello Fondato
Photo : Antonio Macasoli
Musique : Ennio Morricone
Montage : Nino Baragli
Avec Janet Leigh, Edward G. Robinson, Robert Hoffmann, Klaus Kinski, Riccardo Cucciolla, George Rigaud, Adolfo Celi…

DVD sorti par Bach Films le 2 mai 2016.


Universal Monsters : Momie Blues

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Elephant Films poursuit ses fouilles archéologiques dans le riche vivier des films de monstres de la Universal. La découverte de momies n’est donc pas une surprise d’autant plus qu’après The Mummy (1932, La momie), chef-d’œuvre signé par le chef opérateur Karl Freund, le studio tourne une série de bandes, appelons-les bandelettes, réalisées entre 1940 et 1944, auxquelles s’ajoute en 1955 une aventure du duo comique Bud Abbott et Lou Costello : The Mummy’s Hand (1940, La main de la momie, Christy Cabanne), The Mummy’s Tomb (1942, La tombe de la momie, Harold Young), The Mummy’s Ghost (1944, Le fantôme de la momie, Reginald Le Borg), The Mummy’s Curse (1944, La malédiction de la momie, Leslie Goodwins) et Abbott & Costello Meet the Mummy (1955, Deux nigauds et la momie, Charles Lamont). Ils sont produits, sauf le dernier, par Ben Pivar, un des rois de ces films d’aventures fauchés qui ravissent les aficionados. On lui doit, entre autres, des titres aussi affriolants que L’homme qui vécut deux fois (1936), Le pipeline du Diable (1940), Horror Island (1941), L’étrange mort d’Adolf Hitler (1943), The Mad Ghoul (1943), House of Horrors (1946) ou She-Wolf of London (1946), déjà sorti en DVD par Elephant en avril dernier.

En ces années quarante, sur le point de perdre pied face à la concurrence, le studio préfère se concentrer sur des films à petits budgets, des séries B qui sont souvent les séquelles des grands succès de la décennie précédente. Dracula, Frankenstein, L’Homme invisible et La momie fournissent une série d’aventures à peine différentes du prototype. Ainsi, dans la première Momie, Imhotep le mort-vivant sort de son sarcophage pour retrouver la réincarnation de la princesse égyptienne pour laquelle il a été embaumé vivant. Dans les suites, entre en jeu un très vieux prêtre d’Amon-Râ. Sur le point de rejoindre ses ancêtres, ce dernier transmet ses secrets à un jeunot qui va apprendre comment réanimer la momie, rebaptisée Kharis, et s’en servir pour se venger d’archéologues qui ont profané un tombeau ou pour récupérer une nouvelle réincarnation de la princesse. Bref, à chaque fois, le point de départ est succinct et, là dessus, les scénaristes brodent des péripéties pharaonesques très plaisantes même si pas toujours très originales.

La main de la momie

Si ces bandes sont aussi agréables à suivre, c’est bien parce qu’elles réunissent plusieurs talents, de la mise en scène (Reginald LeBorg, par exemple) à la photo (on retrouve le nom de l’excellent Elwood Bredell) ou à l’interprétation (John Carradine, Wallace Ford, George Zucco, etc.). La main de la momie plante tout de suite le décor : nous sommes en Égypte et les deux héros, Dick Foran et Wallace Ford, sont des archéologues qui ont dû inspirer Indiana Jones. Du moins Dick Foran parce qu’en ce qui concerne Wallace Ford, il est plutôt là pour apporter une note comique, comme également le magicien qui va financer l’expédition (Cecil Kellaway, ici curieusement orthographié Kelloway au générique). Le charme est amené par Peggy Moran, la fille du magicien, tandis que George Zucco et Eduardo Ciannelli se chargent de l’aspect effrayant du récit. La momie est jouée par Tom Tyler, un rôle qui sera ensuite repris dans les trois films suivants par Lon Chaney Jr, puis par Eddie Parker dans le dernier.

Qui dit Égypte dit bien sûr temple égyptien et celui dont George Zucco gravit les marches ressemble davantage à une construction pré-colombienne. Normal, il a été recyclé d’un film nommé Green Hell, signé par James Whale et photographié par Karl Freund, dans lequel il était censé être… un temple inca, lequel ressemble d’ailleurs beaucoup plus à un édifice maya. Dans La main de la momie, tout est déjà là : un léger racisme colonialiste, les jeux d’ombre de la momie qui s’approche de la tente où repose la jeune fille, cette dernière dans les bras de la première… On notera également un meurtre de sang froid commis par Wallace Ford, censé être le rigolo de service. Bref, l’aventure se suit avec beaucoup de plaisir et Christy Cabanne, un type qui avait démarré en 1912 en filmant Pancho Villa, s’en sort plutôt bien.

La tombe jaquette

La tombe de la momie est la suite directe de La main. Foran et Ford ont vieilli et c’est au tour de Zucco, devenu un très vieux prêtre, de recruter son successeur, qui va avoir les traits de Turhan Bey. Le vieux Foran résume ses aventures égyptiennes à son fils, ce qui nous vaut une sorte de « Previously » d’une dizaine de minutes comme on en trouve aujourd’hui dans les séries télévisées, composé d’images du film précédent. Pour le scénario, Griffin Jay, Henry Sucher et Neil P. Varnick ne s’embarrassent pas trop : ils reprennent des éléments du précédent film, pillent au passage le mythe de Frankenstein et sa quasi sempiternelle issue — les villageois en colère qui, flambeaux à la main, veulent se débarrasser du monstre.

La tombe de la momie

On se dit malgré tout que les auteurs de chaque nouvel épisode, scénaristes ou cinéastes, devaient se casser un peu la tête pour innover.  La preuve avec Le fantôme de la momie, mais l’on sait que Reginald Le Borg, son réalisateur, est un petit maître dans son genre et Brenda Weisberg, qui donne un coup de main au script des habituels Jay et Sucher, a essuyé les plâtres de pas mal de serials et autres séries B, dont Junior G-Men of the Air, Weird Woman ou The Scarlet Claw, une des aventures de Sherlock Holmes. Tout cela pour dire que les deux, Le Borg et Weisberg, ont du métier. Première bonne idée : ils ne réutilisent pas des plans du film précédent pour raconter ce qui s’est passé avant mais se servent d’un professeur en proie au feu des questions de ses étudiants. Deuxième nouveauté, et pas des moindres : le héros (Robert Lowery) est amoureux d’une Égyptienne (Ramsay Ames) et lui sert des dialogues étonnants du style « L’Égypte est aussi moderne que n’importe quel pays ! »

Le fantome jaquette
Le Borg utilise à nouveau la pyramide inca/maya et, preuve qu’il sait filmer, lui fait écho avec les rails vertigineux d’une mine qui deviennent des marches. Autre point fort du film : la présence envoutante de John Carradine dans le rôle du grand prêtre égyptien. Dans celui du porteur de bandelettes, Lon Chaney Jr remplace Tom Tyler. Avec les zombis de La nuit des morts-vivants, la momie Kharis doit être l’un des tueurs les moins rapides de l’histoire du cinéma. Les auteurs misent bien évidemment sur son aspect effrayant — et donc paralysant — mais là, franchement, elle boîte, elle a un bras inopérant, elle marche à deux à l’heure et malgré tout elle remplit son job. On ne peut que la féliciter ! La même année, dans La malédiction de la momie, Kharis surgit à petits pas d’un marais. Le temps qu’il en sorte et s’approche, Kay Harding et Dennis Moore ont ramassé sur la route Virginia Christine évanouie, sont remontés dans leur véhicule et ont redémarré sans se presser. Manque de bol pour Kharis, il avait déjà la main sur l’aile arrière du bolide qui, pour lui, est reparti comme une flèche — pour nous, bien sûr, à la vitesse normale.

le fantome de la momie

Revenons au Fantôme de la momie. Ici encore, l’allusion à Frankenstein et surtout à sa fiancée est évidente avec les liserés de cheveux blancs qui apparaissent dans la coiffure de Ramsay Ames chaque fois qu’elle est en présence de Kharis. Et, quoi qu’en dise Jean-Pierre Dionnet, dont les bonus sont toujours enrichissants, la fin du film est somme toute assez étonnante. Il signale également que, tournés en pleine guerre, tous ces films ne l’évoquent jamais, offrant aux spectateurs de plaisants dérivatifs. C’est à peine si, dans La tombe de la momie, l’un des journalistes dit qu’il est mieux ici — dans une ville où sévit une momie — que sur le front russe.

La malediction jaquette

Pour La malédiction de la momie, l’équipe a complètement été changée : confié à Bernard Schubert, d’après une histoire de Leon Abrams et Dwight Babcock, le scénario a reçu un petit coup de main de Ted Richmond et d’Oliver Drake, qui est aussi le producteur du film et qui donc remplace officiellement Ben Pivar — orchestrateur des trois précédents opus et qui travailla sur ce dernier film sans être crédité. La casquette du réalisateur coiffe Leslie Goodwins, essentiellement connu pour la série des Mexican Spitfire qu’il a tournée à la RKO. Curieusement, tout démarre ici avec une chanson, entonnée avec fougue et un accent français à couper au couteau par Ann Codee, une actrice d’origine belge. Nous sommes en Louisiane, en pays cajun, et une rumeur raconte que la momie se balade dans le bayou parce qu’il y a 25 ans, elle s’est noyée ici avec la princesse Ananka. Autant dire que, bien que tournée la même année, l’action se déroule 25 ans plus tard que le précédent et dans un marais géographiquement situé à un autre endroit des États-Unis. Le film révèle également un secret que quantité d’archéologues cherchaient à découvrir depuis que l’égyptologie existe : la momification sied beaucoup mieux aux femmes qu’aux hommes. Prenez Kharis (Lon Chaney Jr) : ses bandelettes moisies lui donnent un air de clodo alors que, côté Ananka (Virginia Christine), après un réveil dans la boue assez magistral, le look est nettement plus ravissant.

La malediction de la momie virginia christine

« Les loups-garous ne veulent plus qu’on creuse dans le bayou », explique un local. En effet, ce qui dérange le plus ces Cajuns, ce n’est pas tant l’existence d’une momie à proximité que le fait de la déranger. Or, on la dérange en forant la vase à la recherche d’un quelconque pétrole. Jean-Pierre Dionnet a raison de comparer le film aux œuvres de Jacques Tourneur, dans lesquelles le fantastique est accepté par les autochtones. Mais c’est à un étranger — et dans les films américains de l’époque, les étrangers sont toujours suspects — que revient la phrase-clef de cette Malédiction de la momie : « La vérité s’épanouit dans l’imagination et finira par flétrir et mourir dans ce que vous appelez la réalité. » Elle est dite par le Dr Ilzor Zandaab (joué par Peter Coe), un archéologue égyptien qui accompagne son collègue américain le Dr James Halsey, interprété par Dennis Moore. Nous avons donc là deux archéologues, un marais, une momie et sa princesse, une jolie fille (Kay Harding) qui travaille sur le chantier et en pince pour Halsey… Que manque-t-il ? Un temple et des marches, lointaines réminiscences des premiers films de la série. Qu’à cela ne tienne, on nous sert un vieux monastère en ruines perchée sur une colline et auquel mènent une volée de marches plus ou moins effondrées, dont on se demande bien ce qu’un tel édifice vient faire dans un bayou louisianais. L’image est belle et n’importe quel spectateur vous dira qu’il a envie d’y croire. Sinon, autant regarder Koh-Lanta à la télé.

Deux nigauds jaquette

Ainsi aurait pu s’achever la série des séquelles de La momie mais c’était compter sans Bud Abbott et Lou Costello, duo comique qui fit la joie des spectateurs US pendant plus de 15 ans. N’est pas Laurel et Hardy qui veut et l’on doit bien admettre que ces deux-là sont plutôt navrants. D’autant plus que ces deux nigauds — c’était leur surnom en France, qui apparaissait dans toutes les traductions des titres de leurs films — se sont vu proposer de rencontrer la plupart des monstres Universal (sauf Jekyll/Hyde qui venait de la Paramount et a transité par la MGM) dans Abbott & Costello Meet Frankenstein (1948, Charles Barton, dans lequel surgissent aussi le Loup-Garou et Dracula), Abbott & Costello Meet the Invisible Man (1951, Charles Lamont), Abbott & Costello Meet Dr Jekyll and Mr. Hyde (1953, Charles Lamont) et ce Abbott & Costello Meet the Mummy (1955, Charles Lamont), dernier épisode des aventures de la momie, jouée par Edwin Parker.

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Donc Abbott & Costello vont se cogner la momie. Et non Mommy, maman, comme l’entend au départ le gros Costello (rires supposés). On retrouve les principaux éléments de la série, à peine modifiés : Kharis et Ananka sont devenus Klaris et Ara tandis que nos deux nigauds sont les caricatures de Dick Foran et Wallace Ford, perdus en Égypte à la recherche de quelques dollars qui leur permettraient de regagner les States. C’est évident, le comique des deux compères est lourdingue mais, comment dire, il finit par prendre au bout d’un moment et vous vous surprenez à sourire aux clins d’œil que Lou Costello adresse à la caméra, comme s’il vous prenait à témoin. Ou au gag récurrent du serpent qui se dandine en sortant d’une jarre chaque fois que Costello se saisit d’une flûte. Et à presque rire lors de l’échange de hamburgers auquel se livrent nos deux ahuris pour se refiler un talisman porte-malheur. Il faut avec ces deux-là un certain temps d’adaptation, comme il en faut un aux grimaces d’Alvaro Vitali et Lino Banfi, dans un autre registre. Cela devient presque marrant lorsque Abbott & Costello multiplient les momies comme Jésus les petits pains. S’il n’y avait qu’eux dans le film, cela irait à peu près. Mais à regarder de plus près le reste du casting, on sent poindre une sorte de régal. Dans le personnage d’une belle ensorceleuse, rien moins que Marie Windsor, la ténébreuse de L’énigme du Chicago Express (1952) de Richard Fleischer et de L’ultime razzia (1956) de Stanley Kubrick. Et, dans le rôle de ses deux sous-fifres souffre-douleur, Michael Ansara et Dan Seymour, deux de ces grands character actors. Le dernier affublé d’ailleurs du même fez qu’il portait dans Casablanca. Enfin, Dionnet signale également la présence de Peggy King, une chanteuse de qualité que l’on a très peu vue sur grand écran.

Nous sommes en 1955 et, à cette époque, tout le monde pense qu’on va en rester là avec les bandelettes. En un mot, que l’on n’aura pas droit à La momie fait du ski. Ce serait sans compter le rachat de la franchise par la Hammer Films dès 1959, où Christopher Lee reprend le rôle de Kharis. Et de sa réincarnation à partir de 1999 dans une série de films joués par Brendan Fraser, dans lesquels Arnold Vosloo reprend le nom d’Imhotep, celui que portait Boris Karloff dans The Mummy de Karl Freund. Ce qui s’appelle boucler la boucle.

Jean-Charles Lemeunier

La main de la momie, La tombe de la momie, Le fantôme de la momie, La malédiction de la momie et Deux nigauds et la momie, sortis par Elephant Films en DVD et Blu-ray le 22 juin 2016.

 


« Exorcisme tragique » de Romano Scavolini : Petits meurtres entre amis



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Deuxième triple coffret DVD/Blu-ray sorti simultanément avec La nuit des diables chez Le chat qui fume, Exorcisme tragique est un giallo façon Agatha Christie, en imaginant bien sûr que la romancière britannique ait tâté du gore. Neuf personnes dans un château sont assassinées les unes après les autres. Qui est l’assassin ?

Mais avant cela, le film s’ouvre sur une séquence fulgurante. Un homme et une femme sont enlacés en pleine nature. L’homme est complètement nu mais ce n’est pas une vision du paradis terrestre car la femme porte une longue robe blanche et une voiture s’arrête non loin de là. Le conducteur laisse une petite fille à l’intérieur, s’approche un fusil à la main et fait feu.

Exorcisme tragique Rassimov Gatti Pistilli

Comme d’habitude pour les films italiens de cette époque, le titre français ne rend pas justice à son homologue original, Un bianco vestito per Marialé. Lequel a beaucoup plus à voir avec le récit qui ne contient aucun exorcisme. Encore que, dans un bonus, Olivier Rossignot du site Culturopoing livre une savante analyse du film et explique qu’il faut prendre le terme dans son sens psychanalytique et non sataniste. En 1972, lorsque sort ce film, son auteur Romano Scavolini a déjà près de 15 années de carrière accrochées à ses bretelles. Pourtant, il n’est pas très connu aujourd’hui encore dans son pays et si l’on consulte le wikipedia italien à son sujet, on lit qu’il est considéré comme « un cinéaste atypique ». L’homme a toujours eu un statut d’auteur sulfureux, de cinéaste maudit et underground dès ses premiers films tournés à la fin des années cinquante — aussi celui d’intellectuel de seconde zone, signale en souriant Scavolini dans un bonus —, époque où il était docker et artiste, mais aussi grâce à sa trilogie A mosca cieca (1966), La prova generale (1968) et Entonce (1969) qui dirigea contre lui les foudres de la censure.

Exorcisme tragique grille

Un bianco vestito démarre vraiment avec l’arrivée d’un blondinet dans un château, sorte de sosie italien d’Helmut Berger. Le rôle est interprété par Ivan Rassimov et, instantanément, le public italien va se méfier car il n’a quasiment vu le lascar que dans des personnages de méchants. Rassimov débarque donc, semble-t-il à l’improviste, et le serviteur lui dit que ceux qui l’ont invité ne sont pas là. il fait mine de repartir et, petit à petit, arrivent plusieurs de ses copains qui, eux aussi, ont reçu un télégramme qui leur demandait de venir. Les châtelains étant bien présents, on se retrouve donc avec neuf personnes : Massimo le blond (Rassimov, donc), un couple composé d’un blanc qui se comporte comme un mufle raciste et de sa compagne noire (Edilio Kim et Shawn Robinson), deux hommes et une femme qui vivent un ménage à trois (Ezio Marano, Giancarlo Bonuglia et Pilar Velazquez), les deux hôtes (Ida Galli, qui porte ici son habituel pseudo d’Evelyn Stewart, et Luigi Pistilli) et Osvaldo, l’inquiétant serviteur (Gengher Gatti).

Exorcisme tragique orgie

Après la présentation des divers protagonistes et dans une atmosphère pesante, Scavolini ouvre alors une curieuse parenthèse avec une scène d’orgie. Ne nous effarouchons pas pour autant : orgie parce que profusion de bouffe et de boissons sur la table, parce que tous sont déguisés — un homme en ballerine, un second en coq, un autre encore en uniforme — et parce que Shawn Robinson reste en petite culotte, une tunique rouge baillant sur sa poitrine nue. Le spectateur est en droit de se questionner sur ce qu’il voit. Est-il en présence d’une prestation un peu soft à la Living Theatre ou un exercice de transgression façon Otto Muehl, cet activiste théâtral que l’on voit à l’œuvre dans Sweet Movie (1974, Dusan Makavejev) ? Ou encore seulement devant un groupe de nantis cherchant à tromper son ennui par divers excès ? Scavolini n’est pas dupe, qui glisse là un message politique en plaçant dans la bouche de l’un de ses personnages cette phrase : « Même l’hypocrisie vaut mieux que cette sale mascarade ! » Le cinéaste, on l’a mentionné, a été un auteur politique, abondamment censuré, et il le reste, même s’il avoue dans l’interview qu’il donne à Federico Caddeo  – les reportages réalisés par Freak-o-Rama sont toujours passionnants et Le chat qui fume a pris la très bonne habitude de les placer en bonus sur ses galettes – que le film lui est tombé tout cuit dans les mains, scénario, casting et lieu de tournage, et que trouvant tellement mauvais le script original de Remigio Del Grosso et de Giuseppe Mangione, il s’était vu dans l’obligation de le remanier complètement.

Ravalée quelque peu au rang de bêtes, cette pitoyable humanité va se retrouver confrontée tout au long du film au bestiaire dont s’occupe Osvaldo : un singe, un serpent, des scorpions, des chiens… Le pire de tous ces animaux étant bien sûr l’être humain, lui qui va se débarrasser de tout ce petit monde un par un, leur prodiguant à chaque fois un décès brutal, genre têtes défoncées et autres amabilités du même genre.

Exorcisme tragique Pilar Velazquez

Whodunit excessif, certes, Exorcisme tragique ne cherche pas forcément à conduire le spectateur sur de fausses pistes. On pressent rapidement l’identité du meurtrier, ce qui n’empêche pas d’être constamment sur le qui-vive : qui va être la prochaine victime ? Et le personnage suspecté est-il finalement vraiment l’auteur de ces barbaries ? Scavolini glisse imperceptiblement d’Agatha Christie au slasher et Rossignot, dans son commentaire, va jusqu’à citer Edgar Poe pour l’atmosphère et la série de crimes psychanalytiques.

exorcisme-tragique ida galli

Nous avons ici même signalé à plus d’une reprise l’importance des bonus dans les éditions du Chat qui fume et l’interview de Scavolini dans celle d’Exorcisme tragique. Il y dévoile quantité de renseignements sur sa carrière méconnue, livrant au passage quelques anecdotes amusantes, telle celle de la belle musique du film, composée par Fiorenzo Carpi — avec également Bruno Nicolai — et qui servit par la suite aux deux vols inauguraux du Concorde aux départ de Paris et d’Heathrow. Chaque fois qu’un reportage sur le Concorde passe à la télé, conclut Scavolini, on entend la musique d’Exorcisme tragique. Autre interview très intéressante, celle de l’actrice Ida Galli, qui parle de ses débuts avec Fellini et Visconti puis de sa carrière dans les péplums, westerns spaghetti et gialli. Elle explique que Visconti lui avait conseillé de ne refuser aucun rôle quel qu’il soit : c’était la meilleure école ! 

Un conseil qu’elle suivit bien naturellement et qui se retourna contre elle : Visconti la réclama pour Mort à Venise et, accaparée à Londres par un autre tournage, Ida Galli décida de décliner l’offre. Elle s’en mord encore aujourd’hui les doigts.

Jean-Charles Lemeunier


Bach Films : Deux curiosités italiennes

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Le joyeux fantome jaquette

C’est une histoire de Totò. Avec un accent sur le deuxième O. L’an prochain, il y aura cinquante ans qu’Antonio Clemente, dit Totò, a disparu. Reconnu par son vrai père en 1920, il se fait adopter par un aristocrate en 1933 et pourra désormais porter le nom à rallonge d’Antonio Griffo Focas Flavio Angelo Ducas Comneno Porfirogenito Gagliardi de Curtis di Bisanzio. Et d’y ajouter quelques titres de noblesse dont celui de prince est du meilleur effet. Si ce grand comique italien est à peu près oublié chez nous — il survit dans quelques mémoires encore grâce au Pigeon de Monicelli, où il incarne le vieux professeur auprès de qui les apprentis voleurs viennent prendre conseil, et surtout grâce à un film et deux sketches de Pasolini où, en compagnie de Ninetto Davoli, il est tout simplement sublime —, il n’en est pas de même en Italie et surtout à Naples, sa ville natale, où certaines boutiques disposent encore sa photo dans leurs vitrines pour attirer les regards.

 

Toto

Pourquoi parler de Totò aujourd’hui ? Parce que Bach Films sort L’allegro fantasma (1941, Le joyeux fantôme) d’Amleto Palermi, une rareté qui est le quatrième film interprété par le comédien. Et on ne peut qu’espérer voir refaire surface les deux précédents, Animali pazzi (1937 de Carlo Ludovico Bragaglia, dans lequel on découvre une clinique d’animaux fous) et San Giovanni decollato (1940, Totò apôtre et martyr, où saint Jean-Baptiste, avec ou sans tête — decollato signifiant décapité —, va rendre muette, à la fin du film, la femme un peu trop bavarde de Totò qui n’a cessé de vitupérer pendant toute l’histoire).

L’allegro fantasma débute sur l’entrée du fantôme familial dans sa propre demeure. Ses deux sœurs, qui voient la porte s’ouvrir toute seule, une chaise bousculée par personne, un tableau bouger, savent que le fantôme a réintégré son tableau. Or, il est question au moment où nous entrons dans le récit, du testament du fantôme, disputé essentiellement entre un frère et un cousin à qui le notaire annonce l’existence de jumeaux. Ils sont le fruit d’amours illicites entre le légateur et une écuyère de cirque et, justement, le notaire a mis la main sur l’un d’entre eux : Totò ! Inutile d’entrer dans le détail des péripéties, elles sont trop nombreuses. Le seul intérêt de ce gentil film est de suivre Totò. Il grimace, se contorsionne, chante et danse et nous donne à voir son fameux balancement de la tête entre les épaules, chorégraphie étonnante que pourraient lui envier grand nombre de hip-hopeurs. La chanson s’intitule Margherita et Totò lui-même l’a écrite. Cette Marguerite qui s’en va sans lui dire adieu, le fantaisiste finit par l’implorer : « Par charité, ne te retourne pas (…) Le printemps, s’il te voit, tourne les talons et puis s’en va… » Et ainsi de suite.

 

Le joyeux fantome Toto Trio

Soyons juste : Totò n’est pas seul dans cette histoire abracadabrante. Citons encore trois petites cousines qui poussent la chansonnette à la moindre occasion (le trio Primavera), leur père (Luigi Pavese), un cousin chasseur de fauves digne de Tartarin (Augusto Di Giovanni), deux gentilles tantes (Amelia Chellini et Dina Perbellini) qui ressemblent, en moins dangereuses, à celles d’Arsenic et vieilles dentelles, un impresario au nom improbable — suivez mon regard — de Maurizio Devalier (Franco Coop). On reconnaît aussi, dans les troisièmes rôles, Paolo Stoppa et Elli Parvo. Le premier est le futur interprète de Visconti, Rossellini, De Sica, Leone et consorts. On se souvient de la seconde dans le Desiderio (La proie du désir) de 1946, que cosignent Roberto Rossellini, Giuseppe De Santis et Marcello Pagliero, une des récentes autres découvertes de Bach Films. La jolie Elli y était très sexy et pas mal déshabillée.

 

Le joyeux fantome facteur

Le joyeux fantôme est bourré de jeux de mots et, ce qui est plus étonnant, d’allusions un peu moqueuses concernant le régime mussolinien. Dans une séquence, le majordome (Claudio Ermelli, qui ressemble à Jean-François Derec) est habillé en facteur. Quand on lui en demande la raison, il explique que c’est la fête nationale et qu’à cette occasion, chacun se doit de porter un uniforme. Lui, le pauvre, n’a été que facteur. Ce qui est certain est que Palermi mène cette joyeuse sarabande à un rythme de plus en plus frénétique. Les jumeaux se triplent, un lion apparaît, tout le monde crie et s’agite et, comme le remarque fort à propos dans le bonus Jean A. Gili, spécialiste du cinéma italien, nous sommes en présence d’un film « dont l’amortissement n’est possible que dans la salle ».

 

la comtesse de parme jaquette

Beaucoup plus sage est Contessa di Parma (1937, La comtesse de Parme) d’Alessandro Blasetti. Avec cette deuxième rareté italienne de l’éditeur ce mois-ci, nous nous retrouvons plongés dans ces comédies matrimoniales tellement en vogue à cette époque. Sur un modèle américain illustré entre autres par Gregory La Cava et Howard Hawks, le style a été adapté dans les pays que la guerre éloignait des films yankees. En France, le créneau est récupéré par des cinéastes tels que Henri Decoin (avec une série de films interprétés par Danielle Darrieux), Léo Joannon (Caprices avec encore Darrieux), Georges Lacombe (Florence est folle avec Annie Ducaux) ou Raymond Bernard (J’étais une aventurière avec Edwige Feuillère). Côté transalpin, parallèlement à Mario Camerini, Blasetti donne ici un bon exemple de ce que peut être une adaptation italienne du genre. Dans tous ces films, qu’ils soient américains ou français, le héros est toujours flanqué d’un ami qui encaisse pour lui, souvent grassouillet, toujours gentil et toujours prêt à remplacer son copain dans les situations embarrassantes. Dans La comtesse de Parme, ce bon gros existe aussi et a les traits d’Ugo Ceseri.

 

La contessa di Parma, ITA, 1938, Antonio Centa (2), Elisa Cegani (1),

Basée sur le mensonge, la rencontre d’une jeune femme et d’un jeune homme (Elisa Cegani et Antonio Centa) va se montrer riche en rebondissements. Nous sommes dans le marivaudage mais un marivaudage social. La jeune femme se fait passer pour riche alors qu’elle ne l’est pas. Le garçon est encore moins argenté, pourtant il est footballeur vedette… autre époque ! Se greffent sur l’histoire une série de personnages intéressants et/ou amusants. Parmi eux, deux nobles désargentés dont l’un est incarné par Osvaldo Valenti, acteur vedette du temps du fascisme qui finira fusillé par des partisans avec sa femme, l’actrice Luisa Ferida. Leur destinée a été filmée en 2008 par Marco Tullio Giordana (Sanguepazzo, Une histoire italienne), avec Monica Bellucci dans le rôle de la Ferida et Luca Zingaretti dans celui de Valenti.

La comtesse de Parme, dont le titre joue sur un quiproquo entre le nom donné à une tenue et un titre nobiliaire, se déroule dans le milieu de la haute couture. Le patron de la maison (Umberto Melnati) ne cesse de parler français, son seul modèle étant la classe parisienne et surtout pas celle en provenance de Milan. L’action est située à Turin et Blasetti en profite d’ailleurs, ce qui est remarquable à une époque où la plupart des films sont tournés en studio, pour poser assez souvent sa caméra en extérieurs. À chaque nouvelle bagarre, chaque nouvelle rupture des deux amoureux, on se dit qu’il suffirait de dire enfin la vérité mais, bien entendu, les personnages s’y refusent pour entraîner le spectateur vers d’autres malentendus, d’autres émois. Comme dans les comédies classiques, un deus ex machina finira par faire rentrer les choses dans l’ordre. On le sait mais tout l’art de Blasetti consiste à repousser le plus possible ce moment, pour le plus grand plaisir de ceux qui l’attendent.

Jean-Charles Lemeunier

Le joyeux fantôme et La comtesse de Parme, deux films édités en DVD par Bach Films depuis le 2 mai 2016.

 

Trois films de Raoul Ruiz chez Blaq Out : L’art de la parenthèse

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Genealogies dun crime

Un bonheur n’arrive jamais seul. En l’occurrence, on pourra le multiplier par trois puisque l’éditeur Blaq Out propose en versions restaurées DVD et Blu-ray trois films de Raoul Ruiz. Un cinéaste suffisamment rare pour qu’on s’en réjouisse.

Qu’il adapte Proust avec Le temps retrouvé ou filme un scénario de Bonitzer (Trois vies et une seule mort, Généalogies d’un crime), il y a toujours chez Raoul Ruiz une balance équitable entre la malice et la culture. Et le psychanalyste joué par Andrzej Seweryn dans Généalogies d’un crime en est un parfait exemple : cultivé jusqu’à la caricature, chaque situation le renvoyant à Empédocle ou Flaubert ou aux Frères Karamazov, il éclaire malgré tout d’une dimension non négligeable lesdites situations par sa science. Le spectateur peut alors suivre ou faire semblant. Dans Le temps retrouvé, le narrateur finalement ne fait-il pas de même, laissant croire à ses interlocuteurs qu’il est au courant de tous les potins qu’ils lui transmettent ?

On ne peut le nier, Ruiz s’amuse toujours en filmant et si l’on parle de jeu en ce qui concerne les acteurs, celui qui consiste à les faire se mouvoir devant une caméra est savoureux pour notre cinéaste. Combien il les aime, ses acteurs, et combien ils le lui rendent. Restons un moment sur Généalogies d’un crime : Michel Piccoli y compose un personnage haut en couleurs, irascible, lunaire, impétueux et ses épaules emplies de bouts de peaux mortes qu’il ne cesse d’épousseter ne renvoient-elles pas à son immense carrière, elle aussi couverte de pellicules non négligeables ?

Trois vies-Mastroianni

Dans ces trois films, les castings sont impeccables : Chiara et Marcello Mastroianni, Melvil Poupaud, Anna Galiena, Marisa Paredes, Arielle Dombasle, Feodor Atkine, Guillaume de Tonquédec, Lou Castel, Roland Topor et Monique Mélinand dans Trois vies et une seule mort (1995) ; Catherine Deneuve, Melvil Poupaud, Michel Piccoli, Andrzej Seweryn, Bernadette Lafont, Monique Mélinand, Hubert Saint-Macary, Mathieu Amalric, Patrick Modiano et Pascal Bonitzer dans Généalogies d’un crime (1997) ; Catherine Deneuve, Emmanuelle Béart, Vincent Pérez, John Malkovich, Pascal Greggory, Marie-France Pisier, Chiara Mastroianni, Arielle Dombasle, Édith Scob, Elsa Zylberstein, Christian Vadim, Dominique Labourier, Melvil Poupaud, Philippe Morier-Genoud, Mathilde Seigner, Hélène Surgère, Jean-François Balmer, Monique Mélinand, Alain Robbe-Grillet et Ingrid Caven dans Le temps retrouvé (1999). Et la manière de filmer l’est tout autant. Mobile, la caméra de Ruiz saisit le décor et semble l’animer. Ne dirait-on pas que l’oiseau empaillé sur un bureau se met à remuer dans Généalogies d’un crime ? Et ces éléments qui, dans Le temps retrouvé, bougent tout autant que la caméra, donnant tout leur dynamisme à la séquence, qu’elle soit un numéro musical ou un panoramique dans une pièce fermée ?

Raoul Ruiz compose ses plans comme un peintre : il dispose des miroirs de telle sorte que l’on se demande comment sa caméra ne s’y reflète pas. Ou vêt Marisa Paredes d’une robe aux même motifs que la tapisserie devant laquelle elle est filmée, comme un hommage à Jacques Demy. Ou pose un serpent sur une étagère au moment même où un adultère se commet. Il s’arrange aussi toujours pour qu’un élément du décor soudain résonne d’une manière particulière ou renvoie à quelque chose qui n’est pas forcément dans le scénario. Dans Trois vies et une seule mort, il place dans l’axe un livre pour lequel il faudra se tordre le cou pour réussir à lire le titre. Ainsi pour déchiffrer Le vieux qui lisait des romans d’amour, du Chilien Luis Sepulveda. Pour Le don de l’aigle de Carlos Castaneda, pas de souci, Mastroianni ne cesse de mentionner plusieurs fois qu’il n’est pas d’accord avec l’auteur, lui qui se déclare enseignant en « anthropologie négative ». Laquelle, apprend-on — mais cela n’est pas précisé dans le film — a partie liée avec l’humour et le silence. Dans le même film, Anna Galiena ne s’étonne-t-elle pas qu’une langue puisse être un obstacle à une culture ? De tous ces personnages qui parlent avec un accent (Mastroianni, Paredes, Galiena, Atkine), Marcello est celui qui, de très bavard au début du film, va devenir le plus silencieux. Lorsqu’il est majordome, il n’ouvrira quasiment plus la bouche. Comme on le voit, chaque détail est une ouverture, une brèche dans laquelle on choisit ou pas de s’engouffrer. Comme si le cinéaste, de la même manière qu’un écrivain, ouvrait des parenthèses dans son récit.

Le temps retouve

Pour qui ne connaît pas Proust, Le temps retrouvé pourrait être une excellente entrée en matière. Quel pari fou que de vouloir porter à l’écran cet ultime chapitre — le texte paraît en 1927, soit cinq ans après la mort de son auteur — d’une œuvre qui comprend sept tomes. Une œuvre riche de quelque deux cents personnages qu’il va falloir peu ou prou évoquer dans le film. Tout cela paraîtrait rébarbatif  si l’on n’était pris sous le charme de cette histoire à tiroirs dont le scénariste, Gilles Taurand, avoue dans un bonus le mal qu’il a eu à tirer de cette masse une logique qui tienne en moins de deux heures.

Trois vies et une seule mort

Curieusement, la vision de ces trois films de Raoul Ruiz, Trois vies et une seule mort, Généalogies d’un crime et Le temps retrouvé, font penser à une image qui n’a rien à voir avec eux. Jean-Paul Belmondo est dans son bain et lit quelques pages d’Élie Faure. Il cite l’historien de l’art qui parle de Velasquez : « Il errait autour des objets avec l’air et le crépuscule, il surprenait dans l’ombre et la transparence des fonds les palpitations colorées dont il faisait le centre invisible de sa symphonie silencieuse. Il ne saisissait plus dans le monde que les échanges mystérieux qui font pénétrer les uns dans les autres les formes et les tons, par un progrès secret et continu dont aucun heurt, aucun sursaut ne dénonce ou n’interrompt la marche. L’espace règne. C’est comme une onde aérienne qui glisse sur les surfaces, s’imprègne de leurs émanations visibles pour les définir et les modeler, et emporter partout ailleurs comme un parfum, comme un écho d’elles qu’elle disperse sur toute l’étendue environnante en poussière impondérable. »
Nous sommes dans Pierrot le fou, bien sûr, et la voix si reconnaissable de Bébel évoquant le peintre espagnol pourrait tout aussi bien s’appliquer au cinéaste chilien. Lui aussi saisit entre ses personnages ces « échanges mystérieux » développés par Élie Faure.

Genealogies-Piccoli-Deneuve

Que se passe-t-il dans ces trois films ? Dans Généalogies d’un crime, Catherine Deneuve incarne une juge et la victime lorsque la vie de cette dernière est racontée. Marcello Mastroianni, dans Trois vies et une seule mort, est tout à la fois plusieurs personnages et le même homme, bel hommage rendu à un acteur. Quant à Proust dans Le temps retrouvé, il faut quatre acteurs pour l’incarner à différents âges de sa vie. Dans le premier cas, plutôt que parler de personnalités multiples, comme les endosserait un psychotique, ne pourrait-on voir dans ces vies multiples un écho aux différentes carrières de Raoul Ruiz : cinéaste chilien quand son prénom s’écrit encore Raùl, puis cinéaste français, mettant en scène des films de cinéma et des films de télévision, mais aussi des pièces de théâtre et de l’opéra ? Un hommage à sa diversité et à son intégrité ? En tout cas, de belles retrouvailles avec lui, assurément !

Jean-Charles Lemeunier

Trois vies et une seule mort, Généalogies d’un crime et Le temps retrouvé, trois films de Raoul Ruiz en versions restaurées DVD et Blu-ray chez Blaq Out depuis le 28 juin 2016.



« The Thing » de John Carpenter : insidious

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The Thing_poster
Depuis 2001 et son tonitruant Ghosts of Mars, John Carpenter s’est fait trop discret, ne revenant que pour deux épisodes remarquables de l’anthologie Masters of Horror avec Cigarette Burns (en 2005) et Pro-Life (en 2006) et ne retrouvant un plateau de cinéma qu’en 2011 pour l’inégal The Ward qui contenait encore suffisamment de savoir-faire pour laisser espérer un véritable retour du maître. Hélas, celui qui était considéré comme un véritable auteur en France n’aura plus l’occasion de toucher une caméra. Et il semble qu’il ait accepté de ne plus réaliser de films, accueillant son manque d’énergie, de combativité, dus à l’âge (en partie, et beaucoup de lassitude sûrement de devoir sempiternellement lutter avec les studios pour tenter d’imposer ses choix) comme il l’a récemment laissé entendre. Il s’est tourné vers la musique, son autre passion et surtout son autre talent, souvenez-vous des musiques entêtantes et parfois cultes qu’il a lui-même composé pour ses films, et dernièrement deux albums de compositions originales ont rappelé à quel point il est un artiste remarquable (Lost Themes I et II). Invité d’honneur du NIFFF, festival du film fantastique de Neuchâtel, une rétrospective de toute sa filmographie a été programmé avec en point d’orgue un concert du maître donné le mardi 5 juillet.

Ce focus mérité pour ce cinéaste incomparable et dont la vision des films nous renvoie cruellement au vide laissé dans le genre horrifique qui ne propose actuellement plus rien d’aussi percutant (à de rares exceptions près) est l’occasion de revenir sur un de ses chefs-d’œuvre, The Thing.

Après les succès critiques et publics de Assaut, Halloween, The Fog et New-York 1997, de véritables cartons pour des œuvres indépendantes, Carpenter se voit offrir en 1981 un budget confortable (15 millions de dollars) par Universal Pictures pour réaliser une nouvelle adaptation du roman Who Goes There de John W. Campbell qui avait déjà donné lieu en 1951 à un film de Christian Nyby et Howard Hawks (La Chose d’un autre monde).
Hélas, ce sera un flop, le film rapportant un peu plus que sa mise. Non pas que le cinéaste aura cédé sous la pression mais plutôt victime des circonstances. En effet, en 1982, son histoire de créature extra-terrestre informe et belliqueuse se fera balayer dans les esprits pas l’humaniste E.T, faramineux succès populaire signé Steven Spielberg. C’est dommage car il y avait de la place pour faire cohabiter le conte de fée science-fictionnel et l’horreur paranoïaque.
Comme trop souvent avec les films de Carpenter n’ayant pas rencontré leur public au moment de leur sortie, The Thing sera largement réévalué pour finir par être considéré très largement, encore aujourd’hui, comme l’un des plus grands films de terreur jamais faits. Une œuvre parfaitement construite et dont les effets-spéciaux de maquillage et animatronique de Rob Bottin demeurent indépassables (Stan Winston est crédité dans les fiches techniques mais son intervention se limitant à une créature, il n’avait pas voulu à l’époque apparaître au générique pour laisser les honneurs au jeune maquilleur), il n’y a qu’à voir le résultat insipide de la préquelle de 2011 rempli de CGI (pour ceux qui s’en souviennent).

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The Thing est un des sommets de la carrière de Big John (son top, pour votre humble serviteur, étant Prince des ténèbres) et constitue le premier volet de ce que l’on nommera rétrospectivement la trilogie de l’Apocalypse (complétée par Prince des ténèbres et L’Antre de la folie). On retrouve l’essence du cinéma de Carpenter, soit un huis-clos permettant une étude de caractère soumis à pression constante et se transformant en film de siège (ici au principe inversé puisque la menace est doublement interne et l’objectif est de la contenir, l’empêcher de sortir pour éviter la contamination généralisée), le tout mis en scène par des mouvements de caméras sans fioritures et un sens du cadrage précis pour générer l’angoisse avec un minimum d’effets. En situant le lieu d’action à l’intérieur, comme pour Assaut et Halloween, Carpenter peut ainsi travailler sa composition des cadres en usant des couloirs et des sur-cadres à sa disposition pour créer des moments de peur latente où la menace, quelquesoit sa nature, rejetée hors-champ ou en arrière-plan, peut surgir ou se relever à chaque instant. C’est particulièrement remarquable dans The Thing où Carpenter, à l’image de l’entité extra-terrestre qui se dissimule au yeux de tous, va initier des niveaux d’horreur sous des formes diverses. Si les séquences incroyables de transformations auront durablement marqué les mémoires, la scène du test sanguin, dans sa construction de la tension, est devenue un classique. Mais si le film fonctionne aussi bien, encore de nos jours, c’est parce que Carpenter parvient à instiller un doute permanent concernant les protagonistes et en particulier celui qui est censé être le référent héroïque, le pilote d’hélicoptère, R.J McReady (Kurt Russell). Avec un minimum d’effet, Carpenter va remettre en cause les certitudes acquises sur ce personnage et de fait, va rendre la vision du métrage très inconfortable car dès lors, le spectateur ne pourra même plus se fier complètement à celui considéré comme le garant de l’ordre au sein de ce chaos de chair et de sang provoqué par la chose. Du moins jusqu’au test sanguin qui rebattra les cartes une dernière fois.

Une séquence a priori anodine va ainsi profondément perturber l’appréhension des images qui nous seront données à voir. Tout commence par un lent travelling latéral de la gauche vers la droite filmant McReady assis dans un local en train de consigner sur une cassette audio les derniers évènements traumatisants et ses impressions. Un déplacement d’appareil simple et classique qui va pourtant créer un malaise progressif.

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En effet, ce plan au mouvement latéral renvoie à une scène vue plus tôt dans le film où cette fois Carpenter usait d’un travelling en profondeur, au rythme langoureux similaire, pour passer sa caméra par la porte de la salle de vie de la base endormie. Une coupe puis on se retrouvait dans le couloir menant au chenil, observant l’autre bout d’où apparaissait le chien secouru au début. Avant même de révéler que ce canidé est le réceptacle de la chose, le réalisateur instaure par sa mise en scène une ambiance pesante en faisant de l’animal une présence inquiétante hantant les couloirs. Le travelling est en vue subjective mais sans indice que ce point de vue soit celui du chien jusqu’au changement d’angle.

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Carpenter réitère donc son effet en faisant peser sur McReady un danger invisible, soit exactement ce qu’est la chose. Le mouvement constant de la caméra semble personnaliser un regard extérieur indéfini (comme dans la scène expliquée plus haut), celui du spectateur ou de la chose hors-champ, et lorsque la caméra stoppe pour cadrer McReady avec en arrière-plan la porte du local ouverte, cela renforce la potentielle menace pouvant émerger à tout moment de cet interstice ainsi créé.

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L’angoisse monte d’un cran lorsque Carpenter filme en gros plan les doigts du pilote s’affairer sur le magnétophone, rembobinant puis réécoutant ses propos. Durant ce laps de temps où le personnage disparaît de l’image, tout peut arriver et notamment son absorption, son remplacement.

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Puis on reprend le cours de la séquence avec un cadrage un peu plus serré comme pour insister que tout semble normal, que rien ne s’est passé. Mais dans le même temps, l’arrière-plan est moins défini, plus flou.

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Néanmoins, le danger plane toujours comme le fait ressentir Carpenter en cadrant désormais l’action depuis le couloir, montrant McReady de dos, totalement vulnérable.

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C’est à compter de cette séquence que le doute concernant McReady va s’accentuer, Carpenter enchaînant alors les ellipses dans la progression de l’intrigue dès qu’un personnage sort de la base ou se déplace vers un autre point. La fluidité est morcelée, signe intrinsèque que la contamination du parasite extra-terrestre semble influer sur les images elles-mêmes. L’angoisse et la dérilection des repères atteidront leur paroxysme lorsque McReady voudra se rendre, en compagnie de Nauls le cuistot, jusqu’à son logement allumé alors qu’il ne devrait pas l’être.

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John Carpenter use alors d’une ellipse implacable faisant monter instantanément la tension. Un plan large montre McReady et Nauls progresser difficilement dans la tempête vers le repaire éclairé puis on passe directement, en un clignement d’œil, à une image à l’échelle de plan identique mais qui a diamétralement changé puisqu’il n’y a aucun personnage dans le champ et la fenêtre est désormais dans la pénombre.

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Deux plans, deux temporalités différentes et une coupe qui induit la disparition inquiétante d’une portion de temps durant laquelle tout a pu basculer. Carpenter non seulement oriente notre regard mais se joue de la nécessité d’observer attentivement ce qui se trame dans l’image grâce à sa maîtrise du découpage.

La réapparition de McReady complètement frigorifié venant de l’extérieur n’en sera que plus déroutante et porteuse d’un insidieux sentiment de panique (d’autant que le gel lui donne l’aspect d’un être à moitié mort).

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Il est très difficile de donner forme à l’indicible cher à Lovecraft. Carpenter y parvient avec The Thing (et plus tard complété par Prince des ténèbres et L’Antre de la folie) en alternant avec les de Bottin et son talent de metteur en scène illustré en quelques plans et mouvements bien choisis.

Nicolas Zugasti

THE THING
Réalisateur : John Carpenter
Scénario : Bill Lancaster d’après la nouvelle Who Goes There? de John W. Campbell
Photographie: Dean Cundey
Directeur artistique : John Lloyd
Maquillages / effets spéciaux : Rob Bottin, Stan Winston, Al Whitlock…
Bande originale : Ennio Morricone
Origine : USA
Durée : 1h48
Sortie française : 03 novembre 1982


Cinq films de Brian De Palma : Les deux De

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Nous étions à New York, en réalité à une vingtaine de kilomètres de là, à Yonkers exactement, au Sarah Lawrence College. Là, en 1963, un jeune étudiant en cinéma prénommé Brian prépare son premier long métrage avec l’aide de son prof, Wilford Leach, et d’une autre élève, Cynthia Munroe. Un film que les riches parents de cette dernière vont pouvoir produire. Pour son casting, Brian embauche un apprenti acteur du nom de Robert. Allez, je vous sens trépigner : pour The Wedding Party, finalement sorti en 1969, la rencontre au sommet concerne De Palma et De Niro et dans ce doublement premier film, les deux De vont tellement s’entendre qu’ils remettront le couvert pour Greetings (1968), Hi, Mom ! (1970) et, quelques années plus tard, The Untouchables (1987, Les incorruptibles).

Le mythique The Wedding Party est désormais visible chez nous grâce au digipack que Bach Films consacre aux débuts de Brian De Palma. On y retrouve également d’autres films non moins mythiques tels que Murder A La Mod (1968) et Dyonisus in ’69 (1970), ainsi que les moyens-métrages Woton’s Wake (1962, film expérimental foutraque déjà interprété par William Finley, acteur fétiche des débuts de De Palma) et The Responsive Eye (1966), documentaire sur une expo du MoMa avec, entre autres, David Hockney.

 

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The Wedding Party raconte l’arrivée sur la petite île de Shelter Island d’un futur marié (Charles Pfugler) et de ses deux témoins (De Niro, curieusement mal orthographié De Nero au générique, et Finley). Ce film de fin d’études qui veut tout à la fois raconter les préparatifs du mariage, les doutes et les peurs du futur époux tout en nous présentant une foultitude de personnages — la famille et les ami(e)s de la mariée — emprunte à plusieurs genres différents. Il y a bien sûr du burlesque dès les premières minutes, un burlesque venant en droite ligne des fameux slapsticks muets américains à la Mack Sennett. Ainsi, l’arrivée des trois amis à Shelter Island et les problèmes pour caser tout ce petit monde dans la voiture venue les chercher : car, plutôt que d’envoyer son seul chauffeur, la mère de la mariée est là avec son mari et, bien entendu, le chauffeur, ce qui fait six personnes plus des bagages que l’on perd les uns et les autres en cours de route, le tout filmé en accéléré. Autre séquence renvoyant directement au comique de l’âge d’or du muet, lorsque Charlie, le promis, s’enfuit de la maison et se retrouve dans la nature, recherché activement par ses deux témoins. On retrouve du Buster Keaton dans l’allure de Charlie et, là encore, les accélérés.

 

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À côté de cela, De Palma s’essaie à tout : des séquences où l’on parle de sujets brûlants, concernant le sexe ou la politique ; d’autres étonnantes comme celle où Charlie se retrouve en présence du père de la mariée en train de jouer au golf dans sa somptueuse demeure. Celui-ci lui fait une telle description du mariage qu’on comprend que le jeune homme ait envie de fuir ce cérémonial hautement traditionnel et si bien vu aux États-Unis.

Robert De Niro incarne donc le copain joufflu du marié. Si ce n’est qu’on s’intéresse à lui parce qu’il est le futur immense acteur que l’on sait, il ne se fait pas particulièrement remarquer dans The Wedding Party. On peut toutefois le créditer déjà de certaines mimiques appelées à devenir célèbres. À ses côtés, William Finley tire davantage son épingle du jeu. Ce grand dadais à l’allure classique apparaît complètement déjanté et l’acteur a offert à De Palma quelques beaux specimens de personnages passablement foutraques. Tout le monde a gardé en mémoire le fameux Phantom of the Paradise que réalise De Palma en 1974, dans lequel Finley incarne Winslow Leach, le compositeur dont le nom est un hommage au prof du Sarah Lawrence College et dont le visage, dans le film, va passer à travers la presseuse de vinyles. Ce qui lui donne une belle gueule de 33 tours et le transforme, bien sûr, en un fantôme de l’opéra très rock. Dans The Wedding Party, Finley s’échauffe vite mais pas autant que dans Dionysus in ’69 ou dans Murder A La Mod

 

Murder A La Mod William Finley

 

Il cabotine d’ailleurs pas mal dans le second, une œuvre très arty qui évoque tout à la fois la réalisation d’un film et son aspect voyeuriste. Avec, déjà, une séquence de douche et le gros plan de sang qui s’écoule à travers la bonde d’un lavabo. C’est une évidence, De Palma se cherche, emprunte des voies très diverses qu’il ne mène pas forcément toutes jusqu’au bout, dont le burlesque n’est pas la moindre. Le cinéaste prend en tout cas plaisir à jouer avec son spectateur, quitte à l’irriter parfois. Il répète les mêmes séquences, sans doute parce qu’il a vu le Rashomon de Kurosawa et qu’il veut en tirer partie — le père Brian reprendra d’ailleurs dans Snake Eyes l’idée de la même scène vue différemment suivant qui la raconte, qui est la principale originalité du film de Kurosawa. 

 

Murder A La Mod Andra Akers

 

Dans Murder A La Mod, beaucoup de caractéristiques qui s’épanouiront plus tard dans sa filmographie s’immiscent dans un récit qu’il n’a pas voulu classique. Outre les références aux grands maîtres, Hitchcock et Kurosawa, on pourrait également citer son questionnement sur la manière de filmer la nudité. Incarné par Jared Martin, un acteur dont, paraît-il, De Palma s’est inspiré du mariage pour The Wedding Party  — dans ces noces on ne peut plus réelles, Brian était le garçon d’honneur de Jared avec… William Finley —, le héros de Murder est un cinéaste qui doit filmer des stripteases. Les filles tantôt refusent, tantôt s’exécutent en se cachant plus ou moins. D’où la scène de la douche que prend Andra Akers, qui pourrait être pour De Palma l’occasion d’enfin avoir une fille nue à l’écran mais que l’on découvrira à travers une vitre embuée. Bref, ce ne sera qu’une partie du corps brièvement aperçue que le futur auteur de Body Double ou de Femme Fatale pourra filmer. Dernière œuvre en germe dans Murder A La Mod : Blow Out, puisqu’il s’agit ici de filmer l’horrible quand John Travolta, ingénieur du son dans le titre cité, devait l’enregistrer. Enfin, reconnaissons à De Palma une grande intelligence dans le choix de ses décors, comme ici avec le cimetière.

 

Dionysus William Finley

 

Mais restons un moment sur William Finley. Nous l’avons donc découvert en témoin dans The Wedding Party, un rôle qu’il a réellement tenu dans la vie, et en une sorte d’accessoiriste passablement flingué du cerveau dans Murder. Il est encore plus étonnant dans Dionysus. Ce film est la captation d’un spectacle de Richard Schechner et son Performance Group, inspiré des Bacchantes d’Euripide. Nous sommes aux débuts du théâtre d’avant-garde, dans lequel les comédiens n’hésitent pas à se déshabiller. De Palma décide de scinder l’écran en deux et, tandis qu’une caméra reste au plus près du jeu des acteurs, l’autre s’attache aux réactions des spectateurs, installés sur des tréteaux tout autour d’une scène improvisée dans un ancien garage de SoHo, à New York. Euripide donne le sujet de la pièce, celui du dieu Dionysos, que les Anglo-Saxons latinisent en Dionysus, et de ses Bacchantes combattus par Penthée, lequel refuse d’apporter tout crédit au culte dionysaque. Mais Brecht n’est pas loin non plus et la distanciation est de mise : Finley est tout à la fois Dyonisos et William Finley, l’acteur qui l’interprète et qui revendique haut et fort n’être qu’un interprète. Ainsi, lorsque Dionysos soumet à sa volonté Penthée, c’est au nom de William Finley qu’il le fait et c’est William Shepherd, l’acteur qui joue le roi de Thèbes, qui doit s’exécuter.

 

Dionysus in 69

Mais ce que capte avant tout De Palma, c’est une époque avec ses tentatives de retour aux sources ancestrales, ce besoin occidental d’atteindre à la transe tribale. Les acteurs commencent donc à s’agiter et à se déshabiller, suivis par les spectateurs qui, eux aussi, se lancent à poil dans une chorégraphie improvisée. L’orgie n’est pas loin, comédiens et public s’embrassent et se caressent mais il ne faudrait pas croire que tout cela échappe au final à la mise en scène. Les comédiens se remettent à leur texte, les spectateurs, quelque peu désemparés, se rhabillent et regagnent leurs tréteaux, et le spectacle continue, faisant de Dionysus in ’69 un formidable document sur un groupe de théâtre expérimental et sur une époque soixante-huitarde aujourd’hui révolue.

Jean-Charles Lemeunier

« The Wedding Party » de Brian De Palma, digipack collector 5 films  sorti chez Bach Films le 2 mai 2016.


Echappée du temps et de l’image dans le cinéma de Michael Mann : tempus fugit

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Lorsque Vincent Hannah et Neil McCauley s’entretiennent dans un diner lors de la scène pivot de Heat, les deux antagonistes digressent a priori ordinairement mais font part en filigrane de leur action et détermination (à échapper/attraper l’autre). Surtout, McCauley énonce un principe qui sous-tend finalement toute la filmographie de Michael Mann. Alors que le gangster évoque à son tour un de ses cauchemars, il répond au flic que pour lui sa signification revient à « having enough time ». Prosaïquement, il s’agit d’avoir assez de temps pour accomplir son objectif ou pour quitter en moins de trente secondes le peu qui l’entrave et le rattache à une vie rangée (« Si tu veux faire d’vieux os dans c’métier soit libre comme l’air, tout ce qui a pu prendre une place dans ta vie tu dois pouvoir t’en débarrasser en 30 secondes montre en main, dès que t’as repéré un seul flic dans le coin. »). Une ascèse qui n’est pas forcément l’apanage de tous les personnages mis en scène par Mann bien qu’ils se caractérisent principalement par un attachement à des valeurs morales plutôt que matérielles.
Au fond, cette question du temps détermine le destin du héros mannien qui en manque cruellement pour parvenir à conquérir sa liberté d’action ou de pensée.

Comme un homme libre

Comme un homme libre

Sorti en 1979, The Jericho Mile (Comme un homme libre en v.f) est un téléfilm tourné au sein même de la prison de Folsom en Californie, au milieu des détenus et des gangs internes à l’établissement. Une ressource immense de figurants voire de petits rôles qui permet à Mann de renouer avec ses premières incursions dans le documentaire et instiller la dose de réalisme nécessaire pour crédibiliser sa fiction. Par la suite, que ce soit pour Le Solitaire (Thief), Les Incorruptibles de Chicago (Crime Story), Ali, Révélations (The Insider) ou Heat, il s’entourera, jusqu’à parfois les faire évoluer devant sa caméra, des grandes figures des médias, du banditisme ou des forces de l’ordre dont il retranscrit l’histoire (pour exemple, Dennis Farina était un flic jusqu’à ce sa collaboration avec le cinéaste sur la série Les Incorruptibles de Chicago ne le fasse bifurquer vers une voie artistique). Si The Jericho Mile ne dévoile que les balbutiements du style visuel à venir de Mann, (Le Solitaire et surtout Le Sixième Sens en élaborerons des contours plus précis), il aborde des thématiques qui seront développées par la suite. Avec cette première oeuvre, Mann se montre déjà préoccupé par la nécessité pour un homme solitaire de transposer son temps, son rythme, sur celui que autres ou les institutions veulent imposer. Dans Hacker, Nick Hathaway (Chris Hemsworth) l’exprimera clairement dans la séquence cruciale du restaurant, au moment le plus fort de sa libération temporaire pour collaborer avec les autorités américaines et chinoises. Imprimer son propre tempo est donc le combat mené en premier lieu par Larry « Rain » Murphy, le prisonnier joggeur de Comme un homme libre. Pour une fois, le titre français parvient à capturer l’esprit du film. La liberté de Murphy est avant tout mentale et se traduit physiquement par sa capacité à courir sur la piste qu’il s’est aménagée au sein de la prison, seul espace personnel et intime dans ce royaume de la promiscuité lui permettant de tenir à distance gangs et violence intrinsèques du système carcéral. Les distances qu’il avale et surtout le chrono qu’il établit vont lui permettre de concourir pour intégrer l’équipe olympique américaine d’athlétisme. Une opportunité de sortir, au moins pour un temps, de cet univers anxiogène. Mais cette échappatoire n’est qu’illusoire puisqu’il va se faire recaler par le comité de sélection. Dès lors, cette cruelle déception d’avoir cru pouvoir transcender sa condition ne pourra s’effacer qu’en renforçant les limites de sa bulle libertaire où rien désormais ne pourra l’atteindre. Il en bloquera le temps en explosant littéralement et métaphoriquement le chrono qui lui a permis de mesurer son temps record.

Comme un homme libre

Comme un homme libre

Tempo
Sa dernière course contre la montre ne va pas seulement le concerner mais impliquer également l’ensemble de la cour de la prison qui va peu à peu stopper son activité pour venir se parquer autour de la piste où s’époumone Murphy. Un moment de quasi communion entre tous les détenus et centré sur la course contre un temps imposant l’action. Ainsi, au son de la version instrumentale de Sympathy For The Devil des Stones, il va s’arracher pour aller au bout de lui-même, le découpage visuel de Mann illustrant la montée en puissance de son effort et renforçant en même temps la cohésion avec ses co-détenus, pour en bout de course parvenir à son but, une victoire éclatante contre les institutions voulant le soumettre à leurs règles. Son ultime geste où il balance le chronomètre au sol, le réduisant en miettes, illustre alors la reprise en main de son temps, du programme qu’il s’est créé, de sa liberté relative au sein de ces murs. Il demeure enfermé, à jamais, dans cette prison et dans un temps désormais arrêté, bloqué sur son exploit qui demeurera inconnu (ce n’est pas le propos de Mann de faire monter la pression sur l’hypothétique enjeu d’un temps à dépasser : aucun temps référence n’est mis en parallèle avec le défilement du chrono que Murphy est en train de réaliser) mais il a renoué avec la communauté carcérale dont il était jusque là isolé. Le dernier plan figé montre Murphy parmi les prisonniers venus le féliciter et vient ainsi en contrepoint de la première séquence ouvrant le film où la caméra captait sa course solitaire dans l’indifférence générale.

Introduction :

Conclusion :

Cependant, il ne se dégage aucune amertume du dernier plan qui montrerait Murphy rentrer dans le rang. Cette conclusion illustre plutôt le caractère indomptable, insoumis du héros mannien dont la poursuite des idéaux et de son accomplissement hors d’un cadre prédéfini et restreint se heurte à la pression du temps (qui passe, qu’il reste) comme objet de la dissolution de son être. D’où l’importance de parvenir à en organiser ses propres modalités.
En tous cas, la pression du temps est continuelle et diffuse, se développant au travers de la narration et parfois même accentuée par la matérialisation d’une horloge rappelant son écoulement implacable et inéluctable. Ainsi, dans Public Enemies, lors d’un braquage, John Dillinger (Johnny Depp) est dominé par un immense cadran surplombant le coffre devant lequel il menace le directeur de l’établissement. Une figuration de l’enjeu temporel du moment, le but pour le gangster et son équipe étant bien sûr de réaliser leur forfait le plus rapidement possible avant l’arrivée des forces de l’ordre, mais cela fonctionne également en tant que représentation de l’écoulement d’un flux auquel Dillinger a du mal à se rattacher. Entre la constitution de réseaux fédéral et criminel pour optimiser leur action, sa méthode et son code d’honneur l’isole, en font littéralement un anachronisme.

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En choisissant de dénoncer les pratiques de la firme de tabac qui l’employait, Jeffrey Wigand se met également en marge. Dans la tourmente, le producteur de l’émission 60 minutes, Lowell Bergman sera sa seule bouée de sauvetage. Eux aussi seront soumis à la pression du temps. Leur conversation à bâton rompu sous une énorme horloge renvoie à l’émission mais également au temps jouant contre eux.

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Crépuscule du couple
Ce manque de temps concerne la plupart des héros mannien pour échapper à un destin bien souvent funeste symbolisé par sa disparition de l’image ou son emprisonnement à l’intérieur. L’espoir d’une échappatoire, d’une liberté à portée de main est figurée par l’horizon qui s’offre à ses héros. Au sens propre tant il formalise des plans où ses personnages principaux font face à des espaces étendus. Un horizon certes indéfini mais où subsiste la possibilité d’y disparaître. C’est à partir du moment où il se referme ou se dissous que leur sort est scellé. La dernière image du Dernier des mohicans montre les trois survivants de leur peuple respectif (la colon, le bâtard, le mohican) se tenir debout sur un pic rocheux et faisant face au soleil couchant. Un plan apaisant renvoyant à la carte postale familiale terminant Le Sixième sens mais dans les deux cas se dégage un sentiment contradictoire de mélancolie. L’horizon s’ouvre à eux mais leur avenir est finalement lié à l’astre déclinant qu’ils contemplent.

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Un destin limité, bouché, voilà ce qui attend Dillinger et que figure remarquablement Mann en un plan magistral lorsque enlaçant sa fiancée Billie Frechette (Marion Cotillard) il regarde le panorama obscur qui s’offre à lui.

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Plus que tout, le temps filant, insaisissable, égrène pour ces héros romantiques leur incapacité à vivre leur amour. Leur existence sous tension perpétuelle ne peut conduire qu’au crépuscule du couple. Isabella et Sonny, Neil McCauley et Eady, Eva Cuza et Glaeken, John Dillinger et Billie Frechette…autant d’amants qui n’auront pu vivre qu’une parenthèse aussi éphémère qu’intense.

Miami Vice

Miami Vice

Heat

Heat

La Forteresse noire

La Forteresse noire

La nature même des hommes qu’elles aiment vont repousser de facto ces femmes dans un espace distinct. Isabella scrute une dernière fois l’horizon mais Sonny est déjà en train de rejoindre son monde.

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Incompréhension et tristesse d’Eady abandonnée en chemin qui voit s’éloigner son amour qui a cédé à une pulsion vengeresse. Mann capte au passage un contraste saisissant en faisant croiser sa route avec celle de Vincent Hannah déterminé à alpaguer McCauley en fuite. Tout s’arrête pour l’une quand un autre poursuit sa course.

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Après la mort de Dillinger, Billie demeure interdite, inconsolable. Sans son amour, son horizon se referme brutalement.

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Après le sacrifice de Glaeken pour repousser Molasar, le regard d’Eva Cuza se perd dans le lointain, dans le hors-champ, espérant sans doute une ultime manifestation de l’être surnaturel qu’elle aura brièvement aimé.

La Forteresse noire

La Forteresse noire

Si le temps de l’amour est problématique pour les personnages de Michael Mann, en revanche l’action menée leur permet d’approfondir leur connaissance de soi.

Regards brisés
Dans Le Sixième sens, Will Graham poursuit le psychopathe Dollarhyde dans une véritable course contre la montre pour éviter que le tueur ne récidive. Une traque délimitée par deux régimes d’images qui renvoient à un passé heureux et un avenir indécis et donc terrifiant? Ces deux pôles temporels sont ainsi représentés par les photos de famille des victimes auxquelles Graham se ressource régulièrement (comme moyen d’apaiser sa psyché et relancer sa motivation à mettre le grappin sur le meurtrier) et son propre reflet dans des vitres et qui tend à s’estomper, voire disparaître à mesure que son esprit fraye de trop près avec celui du tueur. Le flux temporel auquel l’action de l’enquêteur est soumise martèle la quête identitaire nécessaire pour ne pas sombrer. Une crise qui infuse la filmographie de Mann et se résout généralement par la confrontation avec l’image de ce que l’on combat (Graham passant à travers la vitre de la demeure de Dollarhyde pour lui sauter dessus) ou de ce que l’on aspire à être (Ali à Kinshasa face à la fresque murale le représentant). Le tempo qui s’impose alors à eux influe la découverte ou la révélation de ce qu’ils sont au plus profond.
Garder le contrôle du rythme, c’est conserver la mainmise sur sa destiné, son image.

Le Sixième sens

Le Sixième sens

Ali

Ali

un des enjeux primordiaux pour les flics undercover de Miami Vice (série et film) est de garder le contrôle de son identité, ne pas se laisser dériver. Ou se laisser dépasser par les événements comme Franck le solitaire de Thief. Et lorsque tout devient insaisissable, il ne reste plus comme échappatoire qu’à modéliser l’image que l’on laissera de soi.
Neil McCauley tentera de substituer à ses traits une simple trace ou Nick Hathaway perdra son calme en comprenant que l’on a capté son image à son insu. Et c’est évidemment ce qui défini la fuite en avant de Dillinger dans le trop mésestimé Public Enemies.

Heat

Heat

Hacker

Hacker

Confronté au tableau de chasse du FBI, le gangster ne voit qu’une issue pour non pas faire durer sa course mais en choisir le terme.

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Désormais dans l’impossibilité de retrouver sa fiancé, il ne lui reste plus qu’à se réfugier hors d’un temps qui lui échappe de toute façon (il est dépassé, littéralement, par le maillage du crime et de la justice). Afin de conjurer sa fin programmé, son obsolescence, il se rend dans un cinéma projetant Manathan Melodrama (L’Ennemi public n°1) où Clark Gable l’incarne à l’écran. Les plans et le montage instillent alors une correspondance ultime entre son image publique et sa représentation fictive, lui assurant une certaine forme d’éternité
Autrement dit, pour perdurer, Dillinger s’assure que sa légende soit bien imprimée (sur pellicule).

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Finalement, il poursuit le même objectif que Hathaway dans Hacker. Les deux luttent pour résister à un monde devenu réseau, l’époque de Dillinger étant le prémisse des flux qui dominent celle d’Hathaway. Ils ne pourront conserver uen certaine forme de liberté qu’en gardant le contrôle de leur image. Si pour Dillinger cela consiste en sa dissolution dans une image de cinéma plutîot que d’être limité à une photo épinglée sur un pan de mur, pour Hathaway il s’agit de parvenir à esquiver la capture ultime de sa trace, disparaître enfin des écrans comme semble le suggérer le plan final où lui et sa compagne deviennent des silhouettes noyées parmi le flot des images de surveillance de l’aéroport.
Pour les personnages mannien, tout se résume donc à avoir assez de temps pour sortir du champ.

Et sinon, il ne reste plus qu’à imiter Franck le perceur de coffres de Thief, tout quitter, brûler ses rêves et en finir avec cette illusion de liberté qu’ils se sont eux-mêmes forgés.

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Nicolas Zugasti

 


« Dernier Train pour Busan » de Yeon Sang-ho : Z station

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Oubliez l’hommage télévisuel au années 80 et autres super-cheries comic-book, la véritable sensation de l’été 2016 vient de Corée. Réalisé par Yeon Sang-ho, Dernier Train pour Busan est une série B énergique agglomérant des genres aussi disparates que le mélodrame, le film de zombie, ou le film catastrophe et son caractère enragé ne provient pas seulement de la nature de ses infectés.
Père peu impliqué dans la vie de sa fille, Seok-woo va tenter de se racheter en l’accompagnant en train pour rejoindre sa mère vivant à Busan. La contamination des passagers à cause de la montée inopinée d’une personne infectée par un mystérieux virus va grandement perturber ses plans et l’obliger à évoluer aussi vite que le déferlement de zombies à travers les wagons. Financier sans scrupules et individualiste (en pleine apocalypse, il prône à Soo-ahn, sa fille, les vertus du chacun pour soi), il va devoir changer de registre et surtout de mode de pensée s’il veut parvenir à protéger son enfant. On assiste alors à une contamination progressive de Seok-woo par l’empathie et l’entraide, des valeurs propagées au contact d’un personnage bourru et père en devenir (sa femme enceinte est proche du terme). Pour garantir une immersion maximale, la caractérisation doit être aussi efficace que crédible et Yeon Sang-ho s’y emploie à merveille. Certains aspects sont certes outranciers mais c’est un des principes du cinéma coréen d’appuyer certaines réactions comiques ou tragiques. Néanmoins, les personnages archétypaux que l’on rencontre habituellement dans ce type de film acquièrent rapidement ici une certaine autonomie, en tous cas suscitent des émotions liées à leurs statut. On est ainsi plus facilement embarqué dans ce roller-coaster qui dépasse son postulat de huis-clos en faisant notamment une halte en milieu de parcours qui permet de rebattre les cartes et relancer l’action dans de nouvelles directions.

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Jusque là on était plongé en plein survival zombiesque où le groupe de survivants était confronté aux zombies entourant le wagon où ils se sont réfugiés. L’arrêt dans une gare, où l’espoir d’être sauvé par l’armée vole aussi violemment en éclats que les vitres traversées par les zombies, amène les passagers à revenir dans le train mais l’urgence de la situation les oblige à se séparer et à remonter à des endroit différents. Une séquence dantesque où le réalisateur fait feu de tous bois à la fois en termes d’interactions entre les protagonistes et de menace entre les infectés difficilement contenus derrière un sas vitré et ceux se déversant par le toit, le quai, sur le train redémarrant. Les cadrages et la mise en scène accentuant superbement le danger surgissant littéralement de partout.

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Dès lors, la poursuite du voyage vers Busan va prendre une toute autre dimension. Déjà, le choix de cette ville comme refuge préservé de la catastrophe n’est sans doute pas hasardeux. En effet, cela renvoie à la zone tenue en 1950 par les sud-coréens et les américains face à l’avancée des troupes nord-coréennes durant la guerre de Corée.
Ensuite, en terme de rythme, le film va grandement accélérer car maintenant, outre la survie, l’enjeu majeur sera de rejoindre les personnes chères dont on a été séparés. Seok-woo, un jeune baseballer et le futur père vont devoir se frayer un chemin jusqu’à l’endroit où leurs proches se sont réfugiés puis vers le dernier groupe situé dans un des wagons de tête. On pense alors au Snowpiercer du cinéaste coréen Bong Joon-ho dans l’articulation de cette seconde partie mais Yeon Sang-ho parvient à proposer sa propre musique, à maximiser son terrain de jeu pour en faire un lieu moins figuratif et plus ludique. Les passages dans l’obscurité perturbant les déplacements des zombies sont notamment l’occasion de séquences tendues à souhait.
Et si il y a désormais trois groupes, il faut aussi compter sur une seconde menace plus pernicieuse mais tout aussi mortelle représentée par un chef d’entreprise retournant complètement ceux coincés avec lui en leur faisant épouser son point de vue sur le risque à accueillir des personnes remontant les wagons jusqu’à eux. Par le biais de cet odieux personnage, pour qui absolument aucune vie n’est plus précieuse que la sienne (les scènes les plus insoutenables ne sont pas celles démonstratives de boullotage d’humains mais celles impliquant son comportement immoral), et la révélation que la propagation du virus mortel est indirectement liée au sauvetage boursier d’une firme biochimique, Yeon Sang-ho se permet un parallèle gonflé et parfaitement intégré au récit en faisant finalement de la doctrine capitaliste un agent pathogène éminemment mortifère. Comme pour The Host de Bong Joon-ho (où là aussi un père devait sauver sa fille d’un monstre issu des rejets de déchets industriels), la remise en cause sociétale n’est pas une fin en soi mais permet avant tout de renforcer la narration en lui conférant une dimension politique.

Le succès rencontré par Dernier Train pour Busan, aussi bien localement que dans nos contrées est de bonne augure pour une éventuelle sortie de Seoul Station, préquelle animée, toujours réalisée par Yeon Sang-ho, plus âpre et subversive puisque les premières victimes de la contamination et ensuite responsables de sa propagation sont des clochards. Soit un parfait complément à ce Dernier Train pour Busan déjà bien agité.

Nicolas Zugasti

 

BUSANHAENG
Réalisation : Sang-ho Yeon
Scénario : Yeon Sang-ho
Production : Kim Yeon-ho
Photo : Lee Hyung-deok
Montage : Yang Jin-mo
Bande originale : Jang Yeong-gyoo
Origine : Corée du Sud
Durée : 1h58
Sortie française : 17 août 2016

 

 


Elephant Films : Des hommes invisibles enfin visibles –Épisode 1

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Il a bien dû se marrer, Herbert George Wells, quand en 1897 il publie son Invisible Man. Parce qu’entre nous, après le Jekyll & Hyde de Stevenson, sorti en 1886, qui, frustré par les relations distanciées qu’il entretenait avec les dames de la haute société victorienne, se rabattait sur les prostituées (shocking !), le sien de héros, à H.G., se balade à poil dans les rues de Londres. Ben oui puisque, devenu invisible et ne voulant pas qu’on le voit, il est bien obligé d’ôter ses vêtements pour parvenir à ses fins.

De ce chef-d’œuvre littéraire britannique, James Whale tire un chef-d’œuvre cinématographique américain. Et les spectateurs de 1933 devaient bien soupirer à l’idée qu’existe un jour une femme invisible. Leurs attentes ont été comblées en 1940 car, comme tout grand succès hollywoodien — et les monstres de l’Universal ont tous attiré un nombreux public dans les salles —, L’homme invisible a eu droit à plusieurs suites. Mort en 1946, Wells avait d’ailleurs accepté l’idée que la compagnie américaine décline ainsi son héros et a pu voir toutes ses aventures, à l’exception de la dernière mouture, parodique, avec Abbott et Costello.

Ce sont celles-là — quatre en tout auxquelles s’ajoute l’habituelle comédie des deux nigauds, qui se sont frottés d’une manière désespérante à toutes les créatures effrayantes de la compagnie — qu’Elephant Films se fait un malin plaisir à rendre enfin visibles. Voici donc que débarquent enfin en DVD et Blu-ray The Invisible Man Returns (1940, Le retour de l’Homme invisible) de Joe May, The Invisible Woman (1940, La femme invisible) d’Edward Sutherland, Invisible Agent (1942, L’agent invisible contre la Gestapo) d’Edwin L. Marin, The Invisible Man’s Revenge (1944, La revanche de l’Homme invisible) de Ford Beebe et Abbott and Costello Meet the Invisible Man (1951, Deux nigauds contre l’Homme invisible) de Charles Lamont. Une fois de plus Elephant Films a su dénicher dans sa caverne d’Ali Baba, après les suites de La Momie, de Frankenstein et de La Créature du lac noir, toutes ces curiosités placées sous le haut parrainage d’H.G. Wells.

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Remontons un peu la chronologie comme Guitry les Champs-Élysées. En 1933, le Dr Jack Griffin (Claude Rains) inventait un sérum capable de rendre invisible. Hélas, l’innovation scientifique n’était pas sans danger puisqu’elle changeait le comportement de l’expérimentateur au point de le rendre méchant et dangereux. Ce qui était d’ailleurs une idée des scénaristes du film de Whale, R.C. Sherriff, Philip Wylie et Preston Sturges, qui s’éloignaient là du roman originel dans lequel le scientifique avait, dès le départ, soif de pouvoir. Donc, invisible et méchant, telles allaient être les caractéristiques du personnage appelé à de nombreuses et nouvelles aventures. On retrouve aux génériques des trois premières (Le retour de l’homme invisible, La femme invisible et L’agent invisible) le nom du scénariste Curt Siodmak, frère du cinéaste Robert Siodmak. Tout aussi doué que son frangin, Curt vient de traverser une période difficile où, fuyant l’Allemagne nazie, il séjourne et écrit des scénarios dans plusieurs pays, souvent rejeté (par la Suisse et l’Angleterre). Il parvient finalement à s’installer aux États-Unis en 1937 où, déjà auteur de romans de science-fiction, il rejoint les écuries de la Paramount — il y travaille à des nanars du style Toura, déesse de la jungle — puis de l’Universal où l’un des premiers films qu’il écrit est Le retour de l’Homme invisible, pour son compatriote Joe May, cinéaste qui, lui aussi, a fui les nazis. Et invisible, gageons que Curt aurait aimé l’être, à l’époque où il était chassé d’un pays à l’autre. À ses côtés, pour le scénario du Retour de l’Homme invisible, Lester Cole, futur blacklisté pour ses idées progressistes, a peut-être amené toutes les idées sociales du film. Rappelons que l’un des personnages (incarné par John Sutton) n’est autre que Frank Griffin, frère du précédent homme invisible. Pour sauver de la mort son ami Vincent Price, faussement accusé d’un meurtre, il le rend transparent. Or, Price est le patron d’une mine et la caméra s’amuse à marquer les différences sociales entre les patrons et les ouvriers. De même, Cole et Siodmak donnent un certain relief au personnage de Spears (Alan Napier), un petit chef que sa promotion a rendu infâme.

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De ce film plutôt bien foutu, on retiendra essentiellement l’humour et les effets spéciaux, signés John P. Fulton, orfèvre en la matière. Il sera d’ailleurs nommé aux Oscars pour ce Retour de l’Homme invisible mais aussi pour La femme invisible et L’agent invisible. Les bonnes idées sont légion et souvent gonflées, telles cette séquence d’un combat dans le noir. May a fait ses classes avec le cinéma expressionniste et son chef-opérateur, Milton Krasner, sait tirer parti des ombres et des lumières. Quant à l’humour, il ne cesse d’insister sur le fait que l’Homme invisible est obligé d’être nu pour disparaître complètement. D’où ses plaintes par rapport au froid et ses éternuements. Mais la nudité du personnage principal va prendre encore plus de sens avec l’aventure suivante, tournée la même année.

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La prochaine victime du sérum inventé par le Dr Griffin va en effet être une femme. En 1940, alors que règne en maître le code de censure Hays, on sait ce que cela signifie. Que les scénaristes (Siodmak et May pour l’histoire du départ, auxquels s’ajoutent les plumes de Gertrude Purcell, Robert Lees et Fred Rinaldo) vont faire pas mal de facéties sur le sujet, tourner autour du pot, en parler franchement sans rien montrer, en montrer un peu en disant que c’est normal vu le sujet, bref vont s’amuser, nous amuser et faire tourner en bourriques les pauvres Will Hays, Joe Breen et tous leurs sbires aux ciseaux aiguisés. Ajoutons que les trois scénaristes, Purcell, Lees et Rinaldo, ont eu des accrochages avec les maccarthystes. Si les deux seconds ont été blacklistés, la première dut s’acquitter de quelques dénonciations pour avoir la paix.

La femme invisible dont il est question dans le film n’a plus rien à voir avec ses prédécesseurs. L’invisibilité a été inventée par un vieux savant un peu perché qu’incarne John Barrymore avec suavité. Affublé d’une perruque blanche et de moustaches de la même couleur, un lorgnon sur le nez et un accent difficilement identifiable mais fortement prononcé, le grand séducteur se plaît à bouleverser son image. Comme il désire renflouer son bienfaiteur ruiné (John Howard), Barrymore va publier sur un journal une petite annonce à la recherche d’un cobaye pour ses expériences d’invisibilité. Lequel va être la jolie Virginia Bruce. Ajoutons que, pour la question qui nous préoccupe présentement, la belle Virginia n’est pas une débutante. Dans l’incroyable Kongo (1932) de Bill Cowen, une des perles des films Pré-Code, Virginia n’hésitait pas, au cours d’un combat, à se dénuder partiellement. En 1940, censure oblige, elle jouera de la suggestion. Ainsi quand, parce que John Howard doute de sa beauté (après tout, pourquoi a-t-elle choisi de devenir invisible ? Sans doute parce qu’elle est moche), l’actrice va enfiler des bas visibles sur des jambes invisibles, l’érotisme est à son comble. Et tout le reste n’est bien sûr qu’allusions. D’autres exemples ? Barrymore prévient sa jolie invisible que le produit injecté et l’alcool ne font pas bon ménage. Bon, Virginia picole et tombe raide au sol. Comment la retrouver ? John Howard tend les mains et réfléchit que la jeune femme étant nue, il risque de frôler des parties du corps que la morale réprouve. Donc, il hésite.

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Signée par Eddie Sutherland, formé aux meilleures écoles du rire (il a travaillé avec Chaplin et dirigé W.C. Fields, Laurel et Hardy, Charlie Ruggles et Abbott & Costello) et de l’érotisme (il a épousé Louise Brooks et tourné avec Mae West), La femme invisible est une comédie trépidante, de celles que l’on peut qualifier de screwball tant le rythme est à la base de tout, et que l’on pourrait rapprocher d’un chef-d’œuvre du genre, Arsenic and Old Lace (Arsenic et vieilles dentelles), que Frank Capra tourne en 1941 mais qui ne sortira que trois ans plus tard. On y retrouve des héros sympathiques, des personnages loufoques et des gangsters complètement barrés. Et dans The Invisible Woman, ils le sont, barrés ! Obéissant aux ordres d’Oskar Homolka, perruque huilé sur le crâne, qui veut voler la formule d’invisibilité, voilà que débarquent Edward Brophy, Donald MacBride et Shemp Howard (un des Stooges), trois abrutis à l’intelligence bien au-dessous du niveau de la mer. Effets spéciaux, toujours de Fulton, et crétineries font le reste, qui font de cette Femme invisible un savant dosage de comédie, de fantastique et de détournements de la censure.

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Le sérum d’invisibilité n’a pas fini de faire parler de lui. D’autres films viendront encore, dont nous reparlerons dans notre second épisode.

Jean-Charles Lemeunier

Le retour de l’Homme invisible de Joe May, La femme invisible d’Edward Sutherland, en combo Blu-ray + DVD : sortie chez Elephant Films le 21 septembre 2016.


Elephant Films : Des hommes invisibles enfin visibles –Épisode 2

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L’épisode suivant, Invisible Agent (L’agent invisible contre la Gestapo), est tourné en pleine guerre, en 1942. Le héros (Jon Hall) est le petit-fils de Jack Griffin, l’Homme invisible d’origine. Il reçoit la visite d’espions nazis et japonais qui en veulent à la découverte du pépé. Parmi ceux-là, on reconnaît Cedric Hardwicke, déjà au générique du Retour de l’Homme invisible mais dans un tout autre rôle, et Peter Lorre, le grand comédien hongrois qui, à Hollywood, fut aussi abonné aux rôles d’Asiatiques puisque, quelques années auparavant, il incarna le détective japonais Mr Moto dans une longue série de films.

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Une fois de plus, le scénario de Curt Siodmak fait merveille. Il ridiculise les nazis, de la même manière que Lubitsch le fera la même année dans To Be Or Not To Be, mais ceux-là n’en restent pas moins inquiétants et sadiques, ce qui est rare dans une comédie. Comme dans l’épisode précédent, Siodmak s’éloigne du précepte de base : l’invisibilité ne rend plus méchant. Au contraire, l’Homme invisible est ici au service de la bonne cause. Il n’en sera plus de même dès 1944, avec La revanche de l’Homme invisible, connu aussi comme La vengeance de l’Homme invisible.

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Avec The Invisible Man’s Revenge, on retrouve Jon Hall dans le rôle d’un Griffin mais qui ne semble avoir aucun lien avec tous les Griffin précédents — rappelons que le premier médecin à avoir découvert le sérum d’invisibilité dans L’Homme invisible de James Whale se nommait Jack Griffin. Au contraire, la formule de l’invisibilité a été inventée par un certain Drury (John Carradine) que Griffin est bien content de rencontrer. Non seulement le pauvre type a la mémoire aussi effilochée qu’un pantalon de hipster mais une manchette de journal nous apprend qu’il est soupçonné de meurtre en Afrique du sud. De plus, le pauvre gars s’est fait flouer par un couple de margoulins qui se prétendent ses amis mais l’ont dépouillé aussi sûrement qu’un contrôleur des impôts. Quand Jon Hall se rend dans leur manoir pour réclamer son dû, Ford Beebe qui signe la réalisation de ce petit bijou de série B sait comment rendre inquiétants Lester Matthews et Gale Sondergaard qui incarnent ce couple maléfique. Ainsi, les plans en contre-plongée de Gale Sondergaard sont de toute beauté. La grande force de Beebe, outre celle de savoir mener à bien un récit mouvementé — ce qui est normal, vu que le monsieur vient du serial —, c’est de ne pas plonger la tête la première dans le manichéisme. Victimes et filous se tiennent par la main et l’on ne sait plus vers lesquels le cœur peut pencher. Même les personnages qui prennent en charge la décrispation de l’histoire en introduisant des éléments comiques, tel Leon Errol et la partie truquée de fléchettes — un must chez Universal, qui utilisait déjà ce jeu dans Le fils de Frankenstein, séquence mémorable reprise par Mel Brooks dans son Frankenstein Junior —, même ceux-là, pour sympathiques qu’ils soient, restent malgré tout peu fiables. Quant au médecin, ce Drury qui a inventé la formule de l’invisibilité, le grand John Carradine lui donne une douceur à travers laquelle perce la certitude de la folie. Il faut le voir caresser son chien invisible et parler à son perroquet qui l’est tout autant. Ce chien, explique-t-il, était un corniaud livré à la méchanceté de ses congénères. « Les chiens de race l’attaquaient souvent à deux », rappelle Carradine. Et Hall, pourchassé par ses amis riches qui refusent de lui rendre la part d’argent qu’ils lui ont volée, d’ajouter : « On chasse toujours en couple dans la noblesse. » Et, dans cette histoire de vengeance à la Monte-Cristo — Jean-Pierre Dionnet qui, dans les bonus de l’éditeur, jette toujours un regard sagace et des commentaires avisés sur les films, compare ainsi l’Homme invisible au héros de Dumas —, voilà que débarque un sujet social. Le roman-feuilleton est à nouveau envahi par un débat marxiste de lutte des classes, comme il l’était déjà dans Le retour de l’homme invisible.

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Là encore, les trucages font merveille, comme lorsque l’Homme invisible se mouille le visage ou l’enduit de farine. Ou lorsque, la tête bandée, il ôte ses lunettes de soleil et, qu’à travers les trous de ses yeux, on voit l’arrière du bandage. Du très grand art ! Signalons enfin, dans le rôle fugace d’un policier — ce qu’il était déjà dans Le retour —, la présence de Billy Bevan. Toujours la bouille ronde, la moustache blanchie, l’acteur a connu la gloire du temps du muet alors qu’il était l’un des héros des séries burlesques de Mack Sennett. Avec l’arrivée du parlant, il s’est contenté d’apparaître dans près de 70 films, dans des rôles proches de la figuration. Sic transit gloria mundi aurait soupiré le pirate d’Astérix si on lui avait demandé son avis.

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Nous en arrivons au dernier film de la série, Deux nigauds contre l’Homme invisible. Dionnet s’emballe : « On est presque chez Rivette, le film est bressonien, avec cette volonté de tout rendre un peu terne et d’avoir au centre deux acteurs presque expérimentaux. C’est un film sans ombre et sans lumière. » Il est vrai que chez nous, Abbott et Costello ont toujours eu mauvaise presse. Ils sont pour la France ce que Jerry Lewis est à l’Amérique : de la lourdeur sans une once de talent. Soyons honnêtes tout de même : le scénario de Robert Lees et Fred Rinaldo, deux vieilles connaissances déjà croisées au générique de La femme invisible, est étiré, fait de bouts de ficelles et, malgré tout, de moments très drôles. Allez, au moins d’UN moment très drôle, celui du match de boxe. Certes, ce sport a déjà nourri de très bonnes séquences chez Chaplin et Keaton. Mais Costello, devenu Louie the Looper (Louie la Bedaine) pour le ring, s’en sort plutôt bien pour nous arracher un rire ou deux. Les séquences avec le psychiatre (Gavin Muir) sont en revanche en deçà de ce que l’on pourrait attendre.

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« Film déconstruit dont les péripéties ne tiennent pas la route » remarque encore Dionnet. C’est vrai et c’est sans doute parce qu’elles ne tiennent pas la route qu’elles font sourire. Reprenons du début : accusé du meurtre de son entraîneur, un boxeur (Arthur Franz) vient trouver ces deux balourds d’A&C, détectives privés de leur état, pour l’aider à se sortir d’affaire. Puis il va voir un médecin de sa connaissance qui a découvert le secret de l’invisibilité et s’enfile le produit dans la veine pour se soustraire aux flics. Voilà donc nos deux compères effrayés par l’Homme invisible mais malgré tout ses complices. Quand le commissaire (William Frawley) débarque dans la pièce où ils discutent tous les trois, alors que la solution la plus simple pour l’Invisible, vêtu d’un seul peignoir, serait de l’ôter pour dissimuler sa présence, il préfère le garder et Costello le couvre d’une nappe et fait semblant de boire le thé sur sa tête. Frawley, évidemment, ne voit rien sur le coup. Des gags de ce genre traversent tout le film de Charles Lamont. Au dixième degré, ils en deviennent formidables. Parfois, ce sont aussi des sous-entendus qui paraissent étonnants pour une comédie familiale de cette époque. Costello, que tout le monde prend pour un boxeur, est approché par une poule (Adele Jergens) qui travaille pour le gangster local (Sheldon Leonard). « J’ai deux bonnes raisons de vous connaître », dit-elle au gros Lou en s’asseyant à côté de lui et en enlevant son manteau. Deux bonnes raisons qu’elle porte évidemment au niveau de son corsage mais Lamont n’insiste sur ce point par aucun plan et glisse vite, au niveau du dialogue, sur deux autres soit-disant bonnes raisons. Tout est ainsi traité a minima, les pseudos coups d’éclats vite gommés, les gags qui pourraient quelque peu déranger escamotés tout de suite bien qu’esquissés, comme si un autre scénario, en sous-main, essayait de percer à travers l’ingénuité du premier.

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Pour conclure, restons sur une anecdote macabre contée par Jean-Pierre Dionnet. Robert Lees, le scénariste, fut retrouvé décapité chez lui en 2004. Son assassin, qui avait également tué son voisin — mais celui-ci téléphonait et la police fut rapidement avertie — fut arrêté le lendemain. C’était juste un fatigué du cerveau, tout droit sorti d’Esprits criminels.

Jean-Charles Lemeunier

L’agent invisible contre la Gestapo d’Edwin L. Marin, La revanche de l’Homme invisible de Ford Beebe et Deux nigauds contre l’Homme invisible en combo Blu-ray + DVD, sortie chez Elephant Films le 21 septembre 2016.


« Louis-Ferdinand Céline » d’Emmanuel Bourdieu : L’historiographie est un sport de combat

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Comme Belmondo dans Pierrot le fou, notre héros s’appelle Ferdinand. Louis-Ferdinand Destouches très exactement, plus connu sous son pseudo d’écrivain de Céline. Et, pour la première fois, le grand écrivain tellement décrié est devenu le personnage principal d’un film qui porte son nom, sous-titré Deux clowns pour une catastrophe — dans le film, Céline parle de Hitler comme d’un « clown cataclysmique ». À l’affiche en mars de cette année, Louis-Ferdinand Céline vient de sortir en DVD chez Paradis Films le 6 septembre dernier.

Pour Emmanuel Bourdieu, qui signe le film (il est l’habituel scénariste d’Arnaud Desplechin), une des premières difficultés était de trouver un comédien français qui puisse endosser la personnalité de l’écrivain maudit. Malgré toutes les rancœurs mal digérées que l’on peut lire ici ou là sur les sites d’extrême droite et malgré « le manque de réalisme » des personnages de Céline et de sa femme Lucette souligné par l’avocat de cette dernière (laquelle vient de célébrer le mois dernier son 104e anniversaire), force est de reconnaître que Denis Lavant habite l’écrivain. Certes, l’acteur est petit et Céline mesurait, dit-on, 1,80 m. Mais il donne de l’auteur du Voyage au bout de la nuit une lecture très humaine d’un homme que l’on sent tout à la fois génial et malgré tout écœurant par bien des aspects, fou, intelligent, irascible, incontrôlable, paranoïaque, gentil (surtout quand il s’agit pour lui d’exercer son métier de médecin), provocateur… Quelqu’un de terriblement attachant.

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Le film s’inspire du récit de Milton Hindus, un écrivain américain venu rencontrer Céline au Danemark en 1948. Bien que juif, Hindus (Philip Desmeules) est un adorateur des écrits du Français et l’on sent que, sur cette amitié naissante emplie de ferveur et de timidité, planent plusieurs ombres. Déjà, les deux hommes ne sont pas sincères l’un avec l’autre. Céline attend de l’Américain qu’il l’aide à rentrer en France et Hindus est là afin d’écrire un livre sur cette rencontre. Entre les deux, une femme mène le jeu, Lucette Destouches (Géraldine Pailhas). Elle sait tenir tête à son mari quand il le faut et séduire le jeune New-Yorkais pour que ce dernier mène le combat pour le retour de l’écrivain au bercail.

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Dans la maison de Céline et Lucette ou dans les forêts danoises qui l’entourent, les discussions se succèdent, anodines ou enfiévrées et Milton apprend peu à peu à connaître et apprivoiser le Maître, ainsi qu’il l’appelle. Le plus important pour nous, spectateurs, est qu’on nous montre l’homme au travail, noircissant des pages auprès du fameux Bébert, son chat, et les accrochant ensuite sur des cordes, derrière lui. Dans cette partie de go où chacun des joueurs gagne ou perd du terrain, les deux adversaires apprennent à se connaître et Bourdieu, qui observe ses deux énergumènes de la même manière qu’un entomologiste, filme soudain une jolie scène où l’émotion va céder la place à la déception. Au cours d’une soirée, les trois amis parviennent à une véritable intimité et Milton se met au piano, à la demande de Lucette et Céline, pour jouer une danse juive. Puis, comme Lucette, qui est danseuse, veut la pratiquer avec lui, il indique à Céline les mesures, prend Lucette dans les bras et tous deux se mettent à danser sur du folklore klezmer. La scène est magique, très belle. Elle sera gâchée par l’antisémitisme galopant de l’auteur de Bagatelles pour un massacre et de L’école des cadavres qui se met à singer les pas de danse dans une sorte de parodie de la fameuse séquence de Rabbi Jacob.

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Lorsque Milton ouvre enfin les yeux, la déception ne peut qu’être au rendez-vous. Car l’homme qui dégringole de son piédestal méritait qu’on l’y place malgré tout, pas pour les mêmes raisons, pas pour les mêmes bouquins. De cette parenthèse danoise dans la vie de ses protagonistes, Emmanuel Bourdieu tire un joli film très instructif, jamais manichéen.

À propos du travail du père du cinéaste, le sociologue Pierre Bourdieu, Pierre Carles avait tiré un documentaire passionnant, La sociologie est un sport de combat. Ici, c’est l’historiographie qui en devient un. Non seulement le personnage, Milton Hindus, doit se battre contre Céline pour apporter sa vérité mais Emmanuel Bourdieu lui-même enfile des gants de boxe pour imposer sa vision, ce mélange de respect et de dégoût que dégagent tout à la fois l’homme et l’écrivain. Pour dire aussi que génie ou « salope » — c’est ainsi que Céline est traité par les journaux français de l’après-guerre dans une coupure de presse montrée dans le film —, narrateur scrupuleux ou orienté, Louis-Ferdinand et Milton se retrouvent, au cœur de ces événements, comme deux clowns, deux pauvres nez rouges qui auront beau faire jaillir de l’eau des grosses fleurs en plastique qui ornent leurs plastrons, rien de ce qui vient de l’art ne pourra changer le monde.

Jean-Charles Lemeunier


Louis-Ferdinand Céline, deux clowns pour une catastrophe
Année : 2015
Origine : France
Réalisateur : Emmanuel Bourdieu
Scénario : Marcia Romano
D’après Milton Hindus
Photo : Marie Spencer
Musique : Grégoire Hetzel
Avec Denis Lavant, Géraldine Pailhas, Philip Desmeules, Johan Leysen, Rick Hancke…
« Louis-Ferdinand Céline, deux clowns pour une catastrophe », sorti en DVD chez Paradis Films le 6 septembre 2016.



« La proie de l’autostop » de Pasquale Festa Campanile : Le couple jusqu’à la lie… et l’hallali

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C’est par une citation de Heinrich Böll que s’achève Autostop rosso sangue (1977, La proie de l’autostop) de Pasquale Festa Campanile. Un cinéaste qu’il est urgent de redécouvrir et qui a les honneurs d’un très beau coffret DVD édité par Artus Films, enrichi d’un livret de 64 pages signé David Didelot sur un genre cinématographique à part entière, le Rape and Revenge. Böll écrit : « Il n’y a pas de problème de couple : il y a le problème d’un homme et le problème d’une femme. Et il n’y a qu’une solution : la mort. » Autant dire que Festa Campanile attend la toute fin du film pour nous livrer son véritable sujet : le couple.

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Il est évident que cette Proie de l’autostop s’amuse à perdre les spectateurs dans une série de faux-semblants. Le récit reprend quelques schémas classiques, ceux du road movie, du gars sympathique qui surgit et dont il va falloir à tout prix se débarrasser tant il a bien caché son jeu, empruntant même certaines séquences à d’autres films, tel Duel. Mais pendant tout ce temps, même si nous nous paumons dans ce que filme le malin Pasquale, même si nous prenons ses images pour ce qu’elles ne sont pas tout à fait, lui ne perd jamais le fil de ce qu’il veut raconter : le naufrage d’un couple.

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Ce couple, c’est Franco Nero et Corinne Cléry qui le composent. Lui est un journaliste alcoolo, elle une jolie plante dont Festa Campanile, jamais avare du charme de ses interprètes féminines — quand je vous dis que c’est un mec à redécouvrir — nous fait profiter abondamment de tous les charmes. Habitué aux rôles de cowboys ou de poliziotti dans les westerns spaghetti et les polars musclés à l’italienne, Nero innove en changeant de registre, incapable de se défaire du méchant David Hess. Il faut reconnaître que ce dernier, qui a interprété un rôle encore plus glauque dans The Last House on the Left (1972, La dernière maison sur la gauche) de Wes Craven, met mal à l’aise. Quant à la jeune femme, c’est à l’héroïne d’Histoire d’O (1975, Just Jaeckin) que le rôle a été confié. Avec ce trio de choix, Festa Campanile joue sur du velours.

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Les commentateurs ont beaucoup glosé sur le fait que Corinne Cléry se nomme Eve et David Hess Adam et, qu’en fait de paradis, ces deux-là vont se retrouver en enfer. On peut aussi remarquer que les deux adversaires initiaux, Nero et Hess, porte des noms de musiciens : Mancini comme Henry pour le premier et Konitz comme Lee pour le second. Henry Mancini a beaucoup composé pour l’auteur de comédies Blake Edwards, entre autres la musique de La panthère rose. Le personnage de Franco Nero est tout aussi léger, arrogant mais pas très brave, un peu fumiste sur les bords. Lee Konitz est un saxophoniste qui s’est baladé du cool jazz au free, assez imprévisible d’après les critiques — aucun des deux n’a d’ailleurs à voir avec la b.o., signée du grand Ennio Morricone. Autant dire que chacun des deux personnages du film, Mancini et Konitz, va jouer sa partition, quitte à se retrouver au tas de sable, comme le disent les musicos dans leur argot imagé. Ils s’opposent, semblent se rapprocher, se jalousent, partagent la même femme…

C’est d’ailleurs là une des séquences les plus discutées de La proie de l’autostop, lorsque Eve est violée et qu’elle semble y prendre plaisir. Sam Peckinpah, dans Les chiens de paille (1971), nous avait déjà offert une scène du même acabit. Dans le bonus, David Didelot apporte une réponse convaincante : Corinne Cléry, pendant le viol, ne cesse de fixer son mari, attaché et obligé de regarder la scène. C’est une façon de le défier, lui qui n’est plus à la hauteur, pas plus capable de l’aimer que de la défendre.

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À propos de ce film à découvrir de toute urgence, qui comporte quelques images cultes (Corinne Cléry, habillée d’un seul fusil) et une fin étonnante et totalement contraire aux poncifs, signalons encore qu’Artus nous offre ici une version intégrale inédite chez nous, comportant 25 minutes de plus.

Jean-Charles Lemeunier

La proie de l’autostop
Titre original : Autostop rosso sangue
Origine : Italie
Année : 1977
Réalisateur : Pasquale Festa Campanile
Scénario : Pasquale Festa Campanile, Ottavio Jemma, Aldo Crudo
D’après Peter Kane
Photo : Franco Di Giacomo, Giuseppe Ruzzolini
Musique : Ennio Morricone
Montage : Antonio Siciliano
Avec Franco Neo, Corinne Cléry, David Hess, Joshua Sinclair, Carlo Puri, Monica Zanchi…

Édité en coffret DVD + livret sur le Rape and Revange par Artus Films le 5 juillet 2016.


Empire colonial en DVD/Blu-ray : Roule, Britannia !

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Ils en étaient fiers, les British, de leur empire colonial ! Beaucoup plus que les Français qui évoquèrent souvent leurs colonisations à travers la Légion étrangère. Elephant Films vient de sortir en DVD et combo Blu-ray + DVD quatre films anglais se déroulant en Inde, au Soudan, en Libye et à Hong Kong, plus un déjà paru il y a quelques années et qui en est le prototype.

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Au commencement étaient donc quatre plumes blanches, nées en 1902 sous la plume d’Alfred Edward Woodley Mason. L’histoire, celle d’un fils d’une longue lignée de militaires qui refuse d’aller au combat au Soudan se battre contre les Derviches et qui reçoit de ses camarades ces fameuses plumes blanches, symboles de sa lâcheté, plut beaucoup à l’époque.  À tel point qu’elle fut adaptée au cinéma en 1915 par les Américains, en 1921 par les Anglais, en 1929 par les Américains et dix ans plus tard à nouveau par les Anglais. C’est cette version de The Four Feathers, tournée par le grand Zoltan Korda et produite par son frère, l’immense Alexander Korda, qui est sortie en décembre 2012 chez Elephant Films. Les trois frères hongrois – le dernier, Vincent, fut un grand décorateur – dynamisèrent dans les années trente le cinéma anglais de la même façon que, dans l’immédiate après-guerre, la seconde, le Brésilien Alberto Cavalcanti lui donna une impulsion décisive. Restons sur les Korda : le même Zoltan, épaulé par un tout jeune Terence Young — futur auteur de trois des premiers James Bond — tourne un remake des Quatre plumes blanches, Storm Over the Nile, en 1955. Ce dernier fait donc partie de la toute nouvelle salve d’Elephant.

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Quand on s’amuse à regarder les deux films l’un derrière l’autre — sans éprouver d’ailleurs le moindre ennui —, on se rend compte que le second reprend quasiment plan pour plan le premier, à quelques différences près. D’abord celle où John Durrance, l’un des amis du héros, est victime d’une insolation. Dans la première version, Durrance (Ralph Richardson), qui se cache de ses ennemis dans les rochers, perd son casque et s’évanouit sous l’effet du soleil ardent. Dans la seconde, l’officier (Laurence Harvey) perd son mouchoir qui est remarqué par les Derviches. Il se cache sous un rocher qui ne le protège pas assez du soleil, auquel il succombe également.

C’est là où Jean-Pierre Dionnet, dont on attend toujours les savants commentaires dans les bonus des éditions Elephant, commet une petite erreur. Il sait que Terence Young, surtout à ses débuts, a toujours soigné ses cadres et ses couleurs. Et c’est vrai que le visage de Harvey, rendu écarlate par l’insolation, est beaucoup plus convaincant que celui de son prédécesseur Richardson. Mais il affirme que la photographie en couleurs du remake tranche avec les images en noir et blanc de la première version, signées par le Français Georges Périnal. Or, le film de 1939 est déjà en Technicolor. Mais on n’en voudra pas à Dionnet : les cinéphiles ont le droit de fantasmer leurs coups de cœur.

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Puisque les deux versions se valent, c’est donc aux acteurs que revient la délicate mission de départager les films. Curieusement, John Clements et Anthony Steel, qui tous deux incarnent le héros Harry Faversham dans l’une et l’autre version, sont assez fades. Dans le rôle de Durrance, Richardson est un grand acteur mais on pourra lui préférer Harvey, plus classe. La jeune femme qui fait battre les cœurs des deux précédents est jouée par June Duprez — héroïne de plusieurs films de Michael Powell dont le formidable Voleur de Bagdad, coréalisé par Zoltan — dans la première version et par Mary Ure dans la deuxième. Personnellement, je préfère June Duprez de même que C. Aubrey Smith qui incarne son père en 1939 est plus à sa place que James Robertson Justice qui lui succède. Mary Ure est moins naturelle, de même que Justice joue moins la vieille baderne, comme Smith adorait les jouer. Signalons enfin, dans le film de 1955, la présence de Christopher Lee, que l’on remarque.

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The Long Duel (1967, Les turbans rouges) de Ken Annakin nous transporte aux Indes en 1920. Face au groupe mené par Yul Brynner, qui ne demande qu’à vivre en toute liberté, les Anglais ont le mauvais rôle. Le scénario joue sur l’opposition entre le leader indien (Brynner) et l’officier anglais humaniste (Trevor Howard) mais également entre ce dernier et un autre militaire (Harry Andrews), borné comme seuls savent l’être les gradés et comme Harry Andrews en a campé tellement. Le film repose sur les deux confrontations, sur le respect mutuel que se vouent les deux adversaires, sur l’impossibilité aussi pour Howard de se glisser dans le moule de cette armée des Indes, lui qui cherche à comprendre les habitants de ce continent. Ajoutons, dans le rôle de la fille de Harry Andrews, la quasi-débutante Charlotte Rampling, déjà très jolie et au mieux de sa forme. Dans deux petits rôles, Laurence Naismith dans celui du supérieur de Howard et Patrick Newell dans celui d’un gras colonel stupide, les plus perspicaces auront reconnu deux patrons de séries célèbres : Naismith est celui de Roger Moore et Tony Curtis dans Amicalement vôtre et Newell le Mère-Grand de Chapeau melon et bottes de cuir.

Contrairement aux classiques de l’armée britannique des Indes, dans lesquels les soldats anglais font leur devoir face à des hordes de méchants Indiens (Les trois lanciers du Bengale, La mascotte du régiment, Gunga Din, La révolte des Cipayes ou Alerte aux Indes, également réalisé par Zoltan Korda), le scénario prend soin ici de ne pas prendre partie uniquement pour l’Union Jack. Sans doute parce qu’il porte deux signatures, celles de l’Australien Peter Yeldham et de l’Indien Ranveer Singh.

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The Black Tent (1956, Le secret des tentes noires) de Brian Desmond Hurst démarre après la Seconde guerre mondiale. Un homme (Donald Sinden) part à la recherche de son frère (Anthony Steel, héros du remake des Quatre plumes blanches), disparu pendant la campagne de Libye. Cette fois, pour les Anglais, il ne s’agit plus d’une guerre coloniale puisque les tribus arabes sont devenues leurs alliées face aux nazis. Et, plus que sur le conflit lui-même, Hurst insiste sur le choc des cultures. Car l’Anglais va tomber amoureux de la fille du cheikh. Ce que le jeune militaire a en commun avec les Bédouins, c’est le sens de l’honneur. Et celui-ci ne leur portera pas vraiment chance. Film pacifiste, au cours duquel on entend des dialogues incroyables (« Est-ce que cette guerre nous apportera de meilleurs pâturages ? »), Le secret des tentes noires pose surtout la question, essentielle de la double culture : peut-on, quand on a vécu sous une tente dans le désert, s’acclimater ensuite au climat anglais, fût-ce dans un manoir ? Nous pouvons appartenir à l’une ou l’autre des cultures, rarement aux deux.

Cette prise de position radicale nous ramène à la personnalité du cinéaste Brian Desmond Hurst. Natif de Belfast, en Irlande du nord, il fut le grand ami de John Ford, Irlandais d’Amérique, auprès de qui Hurst travailla à l’époque du muet. Mais surtout, à l’âge de 19 ans, il s’engagea dans l’armée britannique pour participer à la Première guerre mondiale. Il dira plus tard qu’il « se serait battu pour l’Angleterre contre n’importe qui, exceptée l’Irlande. » En 1936, Hurst signe Ourselves Alone, histoire d’un triangle amoureux entre la sœur du leader de l’Ira, un inspecteur de police irlandais et un capitaine britannique. Le film fut longtemps interdit en Irlande du nord, tandis que Hurst le proclamait « »pro British« . On comprendra, en revenant aux Tentes noires, combien Hurst avait envie de décrire avec toute leur dignité respective les Bédouins libyens et les Anglais. Ajoutons les magnifiques plans du désert, tournés sur place, et ceux du magnifique site romain de Sabratha. Enfin, signalons, dans le rôle d’un chamelier, la présence de Donald Pleasance. Car les Bédouins, inutile de le préciser, sont interprétés, pour ce qui concerne les rôles principaux, par des comédiens européens : l’Anglais André Morell joue le cheikh, l’Italienne Anna Maria Sandri sa fille et Michael Craig, un British né aux Indes, celui qui la convoite.

Sans doute pour le choix des décors, Jean-Pierre Dionnet fait de ce film un précurseur du Lawrence d’Arabie de David Lean, qui sortira six ans plus tard. Pour une fois, un Anglais se balade dans le vrai désert et non dans du sable reconstitué dans les studios. La caméra s’attarde sur les coutumes bédouines, telle cette jolie séquence du mariage, mais Le secret des tentes noires n’a bien sûr pas le souffle épique de Lawrence pas plus que Steel n’a le charisme de Peter O’Toole.

 C’est juste un joli film honnête, dont sont absents les préjugés raciaux habituels.

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Enfin, Ferry to Hong Kong (1959, Visa pour Hong Kong) de Lewis Gilbert se déroule lui aussi dans une colonie britannique sans qu’il ne soit question d’une guerre coloniale. Incarné par Curd Jürgens, le héros est un aventurier. Un clochard même, rejeté par la police britannique de Hong Kong et qui est contraint de rejoindre en ferry Macao. Hélas, la police portugaise n’en veut pas plus et le rejette aussi. Voilà donc notre homme, clodo très classe, assigné à résidence sur le bateau commandé par un Orson Welles boursouflé et en sous-jeu total. Livré à la générosité de l’équipage, à l’exception du capitaine, et des habituels passagers du ferry, dont la jolie Sylvia Syms — suivez mon regard —, Jurgens suit un trajet identique au héros de La moustache, le bouquin d’Emmanuel Carrère. Lequel passe son temps dans les trajets en ferry entre Kowloon, quartier continental, et l’île de Hong Kong.

Jurgens est donc balloté d’une ville à l’autre comme le bateau, le Fa Tsan, que le bonhomme surnomme le Fat Annie. Soudain, comme le ferry dans la tempête, le film change de cap et quitte la comédie pour s’enfoncer dans l’aventure maritime. Aventure qui commence par un ouragan et se termine par des pirates. Et l’amusement de la première partie fait place à un récit beaucoup plus tendu, beaucoup plus étonnant au vu du style initial très décontracté.

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Auteur de trois James Bond, Lewis Gilbert eut fort à faire sur le film. D’abord gérer le budget très conséquent alloué par la Rank, la fameuse firme britannique annoncée par un athlète qui tapait sur un gong. Mais, surtout, gérer aussi l’inimitié notoire entre ses deux vedettes et la mauvaise volonté affichée par Welles pour tout ce qui concernait ses scènes. Si Visa pour Hong Kong reste un mauvais souvenir pour le cinéaste, le film est une curiosité sympathique avec un Welles qui, même s’il fait ses gammes en mineur, en impose néanmoins (enfin, plutôt nez en plus puisque, comme à son habitude, il se sert ici d’un appendice postiche).

Jean-Charles Lemeunier

« Les quatre plumes blanches » (version 1939) sorti chez Elephant Films le 10 décembre 2012 ;

« Les quatre plumes blanches » (version 1955), « Le secret des tentes noires », « Visa pour Hong Kong » et « Les turbans rouges » sortis chez Elephant Films le 6 septembre 2016

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« Le pionnier de l’espace » de Robert Day : Un alien aliéné

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L’histoire est connue, du moins lorsqu’elle se déroule aux États-Unis : il faut regarder le ciel car les envahisseurs qui s’y promènent sont rarement sympathiques. En pleine guerre froide, ils furent même carrément taxés de communisme, la pire des horreurs.

Avec First Man into Space (1959, Le pionnier de l’espace) de Robert Day, qu’Artus Films a la bonne idée d’exhumer de l’oubliette où il était enfoui, nous voici en présence d’une filmographie beaucoup moins connue dans nos contrées : le film de SF à la sauce british ! Il y en eut quelques-uns, suffisamment en tout cas pour nourrir le livret qui accompagne le DVD d’Artus, dû à la plume élégante d’Alain Petit. Abondamment illustré, ce petit bouquin de soixante pages nous accompagne dans un agréable voyage à travers les films d’anticipation et de science-fiction produits en Angleterre depuis 1901 (The Elixir of Life et An Over Incubated Baby).

 

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À côté des Quatermass et autres Daleks beaucoup plus connus chez nous, voici donc que débarque ce Pionnier de l’espace que l’on pourrait aisément confondre avec un film américain, tant le sujet (un astronaute s’échoue sur Terre après un voyage dans l’espace) et l’acteur principal (Marshall Thompson, acteur de série B qui obtiendra son quart d’heure de gloire avec la série Daktari en 1966) pourraient nous induire en erreur. À la différence près qu’ici, c’est l’homme et son besoin de conquête qui créent problème, surtout lorsqu’il veut à tout prix pénétrer dans l’inconnu. Quoi qu’il en soit, le casting est quasiment entièrement américain, exceptions faites de l’Italienne Marla Landi et de l’Allemand Carl Jaffe qui, après son départ d’Allemagne du temps des nazis, travailla exclusivement en Grande-Bretagne. Le film fut d’ailleurs tourné en partie en Angleterre mais aussi dans une base aérienne près de New York et au Nouveau-Mexique. Quant au distributeur du film, ce n’est autre que la MGM. Malgré tout ce cousinage yankee, on peut donc dire que Le pionnier de l’espace, battant pavillon britannique, est réellement de la science-fiction : Helen Sharman, la première Anglaise partie dans l’espace, ne fut sélectionnée comme astronaute que trente ans après la sortie du film et n’a effectivement volé qu’en 1991.

 

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Dans ce récit qui se laisse suivre sans problème, c’est le monstre — car il y a forcément un monstre venu de l’espace — qui rattache le film au genre fauché américain. Vous savez, ces nanars où l’alien porte un costume dont la fermeture éclair est nettement visible. Ici, n’exagérons rien, sinon que le monstre en question marche à deux à l’heure en balançant les bras à droite et à gauche avec un air franchement pas effrayant. Mais là où les Anglais se distinguent de leurs homologues d’outre-Atlantique, c’est que la créature conserve un semblant d’humanité, attentive aux voix de ceux qu’elle connaît.

Pour un cinéaste, c’est évidemment la partie la plus intéressante à exploiter d’un scénario, cette humanité du monstre — ce que d’ailleurs l’Américain Jack Arnold avait compris, quatre ans plus tôt. Robert Day s’en saisit. À cette époque, il a déjà derrière lui deux films horrifiques joués par Boris Karloff qui ont obtenu un certain succès : Grip of the Strangler/The Haunted Strangler (1958, La sépulture maudite) et Corridors of Blood (1958). Et fait preuve d’une réelle clairvoyance, lui qui explique dans une interview : « C’est pourquoi les cinéastes signent leurs meilleures œuvres quand ils n’ont pas beaucoup d’argent. Ils doivent utiliser leur imagination à la place. » De l’imagination, et grâce certainement aussi à un budget beaucoup plus conséquent octroyé par la Hammer, il en fera preuve dans ce qui reste son chef-d’oeuvre : She (1965, La déesse de feu), énième adaptation de Rider Haggard où le rôle de la mythique Celle-à-qui-l’on-doit-obéir est tenu par la non moins mythique Ursula Andress, flanquée de Peter Cushing et Christopher Lee. En attendant de voir enfin édité ce must — on ne trouve pour l’instant dans le commerce que sa suite, The Vengeance of She (1968, La déesse des sables) de Cliff Owen avec Olinka Berova —, on se précipitera sur ce Pionnier de l’espace, ne serait-ce que pour voir comment Robert Day, avec quelques acteurs de bonne volonté, s’en sort avec les honneurs.

Jean-Charles Lemeunier

Le pionnier de l’espace

Titre original : First Man into Space

Année : 1959

Origine : Grande-Bretagne

Réalisateur : Robert Day

Scénario : John Croydon et Charles F. Vetter (sous les noms de John C. Cooper et Lance Z. Hargreaves), d’après une histoire de Wyott Ordung

Photographie : Geoffrey Faithfull

Musique : Buxton Orr

Montage : Peter Mayhew

Avec Marshall Thompson, Marla Landi, Bill Edwards, Robert Ayres, Bill Nagy, Carl Jaffe…

« Le pionnier de l’espace », sorti par Artus Films en DVD + livret « Science-fiction anglaise » par Alain Petit) le 6 septembre 2016.


Catherine Deneuve, Prix Lumière à Lyon : La sirène entre Rhône et Saône

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Catherine Deneuve au festival de Cannes 2014 (Photo Christian Delvoye)

Si l’on se permettait une métaphore végétale, on pourrait dire que le Prix Lumière qui, depuis 2009, a été décerné à Lyon à Clint Eastwood, Milos Forman, Gérard Depardieu, Ken Loach, Quentin Tarantino, Pedro Almodovar et Martin Scorsese, est un arbre qui cache la forêt. Un arbre qui, jusqu’à présent a pris l’apparence de chênes et qui, cette année, aura celle du charme — puisque c’est à Catherine Deneuve qu’il sera remis le 14 octobre prochain. Mais un arbre qui cache néanmoins une forêt de trésors cinéphiliques.

Le festival Lumière, qui se déroule cette année du 8 au 16 octobre dans la capitale des Gaules, n’est pas en effet uniquement centré sur la personnalité honorée. Certes, on se réjouit de voir et revoir de nombreux films de Catherine Deneuve, beaucoup en sa présence, mais on saute tout autant de joie de savoir que, question rétrospectives, il y en aura pour tous les goûts, depuis le cinéma muet jusqu’à aujourd’hui. Les films de Buster Keaton seront de la revue mais aussi ceux de Marcel Carné et d’Antonio Pietrangeli, quelques autres où trottinent les monstres de la Universal, quelques-uns avec des reines de Hollywood, des raretés extirpées des archives du monde entier, une sélection orchestrée par Tarantino avec des films sortis en 1970… Il faudrait vraiment souffrir de xérostomie pour ne pas saliver sur cette programmation fournie.

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Katharine Hepburn dans « La phalène d’argent » de Dorothy Arzner

Parmi les coups de cœurs de cette édition 2016, on notera le cycle consacré à Dorothy Arzner, une femme qui, dès les années trente, avait le toupet de diriger des films à Hollywood — ce qui, à quelques exceptions près, de Nell Shipman à Lois Weber, était à l’époque très rare. Maître d’œuvre du festival, l’Institut Lumière propose sept films réalisés par la dame entre 1930 et 1940 — sa carrière de cinéaste court de 1922 à 1943 —, dont les plus connus sont sans doute Christopher Strong (1933, La phalène d’argent) avec Katherine Hepburn et Dance, Girl, Dance (1940) avec Lucille Ball et Maureen O’Hara. Toujours au rayon des découvertes, on signalera également trois films d’Edward L. Cahn. Le premier, Law and Order (1932), formidable western sur l’histoire pas encore usée de Wyatt Earp, avait déjà été montré il y a quelques années. C’est dire si l’on attend avec impatience les deux autres, Afraid to Talk (1932) et Laughter in Hell (1933). Les conseiller est une façon de jouer sur du velours : les films américains baptisés Pré-Code, parce que tournés avant 1934 et l’instauration du code de censure, sont des joyaux. La plupart exhibent une liberté de ton et une modernité mises quelque peu en veilleuse par la suite dans la production courante. Les films de Cahn plus quatre autres interprétés par Eddie Constantine seront présentés par Bertrand Tavernier. Lequel propose également en avant-première son Voyage de plus de 3 heures à travers le cinéma français qui s’annonce passionnant, comme l’étaient déjà les deux précédents opus sur les productions américaines et italiennes dues à Martin Scorsese.

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Elke Sommer et Sylva Koscina dans « Plus féroces que les mâles » de Ralph Thomas

À noter également la présence du producteur britannique Jeremy Thomas (Le dernier empereur, A Dangerous Method) qui viendra parler du travail de son père et de son oncle, les cinéastes anglais Ralph et Gerald Thomas. Parmi les autres prestigieux invités, citons encore Walter Hill, qui sera présent à la projection de plusieurs de ses films, dont (re)Assignment en avant-première. Gong Li et Jean-Loup Dabadie viendront parler de leur travail, Nicolas Winding Refn montrera Bleeder (1999), son deuxième film et il faudra chausser ses lunettes 3D pour mieux profiter de Gaspar Noé et de son Love. Autre avant-première, celle des deux premiers épisodes de The Young People, en présence de Paolo Sorrentino.

Jean-Charles Lemeunier

De nombreux autres cinéastes, acteurs, producteurs et critiques seront encore présents dans la totalité des cinémas de l’agglo pour venir présenter leurs films ou ceux d’autres auteurs. Pour en savoir plus : http://www.festival-lumiere.org


« Charley le borgne » de Don Chaffey : Un seul œil mais le bon !

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Le western britannique existe et Artus Films le prouve en sortant en DVD l’étonnant Charley One-Eyed (Charley le borgne) que réalise à Almeria Don Chaffey en 1973. Étonnant parce que rarement film de cette époque traite ainsi le problème du racisme et de la hiérarchie des couleurs de peau.

 

 

CHARLEY ONE-EYE, Richard Roundtree, 1973

CHARLEY ONE-EYE, Richard Roundtree, 1973

Charley le borgne s’ouvre sur un homme qui court. Il est Noir et, en cette époque de Black Panthers (les historiens affirment qu’entre 1971 et 1973, un millier de Noirs furent abattus par la police américaine), on pense naturellement qu’il fuit des violences racistes. Dans l’esprit des spectateurs de 1971, un homme noir qui court éperdument est à la recherche de la liberté. Et celui-ci, incarné par Richard Roundtree, qui sort juste du succès de Shaft, l’est, libre. Un flashback nous explique que ce soldat — l’action doit se dérouler aux alentours de la guerre de Sécession — a eu la fâcheuse idée de coucher avec une Blanche, qui plus est la femme d’un gradé. La sympathie du spectateur se range donc immédiatement du côté de cet homme en quête de liberté. Lequel tombe sur un étrange Indien, silencieux comme les pierres, estropié et au regard bleu pénétrant, très beau rôle — son meilleur affirme même Alain Petit dans le bonus, ce en quoi on lui donne totalement raison — pour Roy Thinnes (« David Vincent les a vus », c’est lui, dans Les envahisseurs). Et voilà notre Black qui, face à l’homme rouge, devient odieux, raciste.

 

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Voici donc la première équation posée. Le Blanc est supérieur au Noir, lui-même supérieur à l’Indien. Cette traversée du désert va imposer au pauvre Thinnes une série d’humiliations, d’insultes, autant d’ignominies qui montrent qu’un homme lui-même victime du racisme va à son tour se transformer en salaud. Puis, arrivent successivement des Mexicains et un chasseur de primes blanc (Nigel Davenport), qui vont renforcer la précédente formule mathématique et redistribuer quelques cartes. Dans l’ordre du meilleur au moins bon — c’est du moins la hiérarchie que semblent admettre la plupart des protagonistes —, nous allons désormais avoir le Blanc, le Noir, le Mexicain et l’Indien.

 

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Toutes ces tensions, fortement mises en scène et sacrément bien jouées, nourrissent un récit westernien épuré, à la limite du symbolisme : un homme, puis deux puis plusieurs au milieu du désert, se déplaçant dans une seule direction et illustrant les travers d’une société raciste à haute dose. Visuellement, le film est proche des westerns européens et de leur lot de crasse, de violence et de cynisme.

Connu pour Jason and the Argonauts (1963, Jason et les Argonautes), One Million Years BC (1966, Un million d’années avant J.-C.), The Viking Queen (1967, La reine des Vikings) et Pete’s Dragon (1977, Peter et Elliott le dragon), Don Chaffey change ici complètement de registre et quitte l’honnête film d’aventures — et les Argonautes, Raquel Welch en peau de bête et Carita harnachée en armure sexy du meilleur effet nous ont laissé d’excellents souvenirs — pour aborder des rivages plus abstraits, beaucoup plus méditatifs et fortement politiques. Tout est ici chargé de symbole, telle cette ouverture où le fuyard, profitant d’un combat entre un chien noir et un chien blanc, se jette avidement sur la charogne qu’ils se disputent.

 

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Connaissant parfaitement son métier, Chaffey réserve à ses personnages, et du coup aux spectateurs, une parenthèse enchantée qu’il situe dans une église en ruines. L’humain, quand il se pose et n’est plus ni affamé ni assoiffé, peut enfin baisser les armes et mettre en veilleuse son besoin de supériorité. Le Noir et l’Indien se rapprochent, sympathisent et l’on se dit alors que, hors société, l’humanité n’est peut-être pas si mauvaise.

 

CHARLEY ONE-EYE, Richard Roundtree, Roy Thinnes, 1973

CHARLEY ONE-EYE, Richard Roundtree, Roy Thinnes, 1973

 

Et ce Charley qui est borgne, alors ? Il s’agit d’un poulet mais s’il fallait parler du récit éponyme, on dirait qu’il n’a qu’un seul œil mais le bon ! Les quelques chanceux qui avaient pu voir le film à l’époque de sa sortie ne s’y étaient d’ailleurs pas trompés et Charley le borgne jouissait d’une petite réputation culte qu’il nous était jusqu’à présent impossible de vérifier. On dit merci à qui ? À un éditeur qui a du flair et nous en fait profiter.

Jean-Charles Lemeunier

Charley le borgne

Titre original : Charley One-Eye

Année : 1973

Pays : Angleterre

Réalisateur : Don Chaffey

Scénario : Keith Leonard

Photo : Kenneth Talbot

Musique : John Cameron

Montage : Mike Campbell

Avec Richard Roundtree, Roy Thinnes, Nigel Davenport, Jill Pearson, Aldo Sambrell…

Sorti chez Artus Films en DVD le 6 septembre 2016.

 


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