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Festival Lumière à Lyon : Citizen Cahn

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Bertrand Tavernier à l’Institut Lumière (Photo JCL)

Après la soirée inaugurale du festival Lumière, ce 8 octobre à Lyon, qui comme d’habitude a fait son plein de spectateurs et de célébrités, à commencer par Quentin Tarantino venu « en cinéphile », la manifestation a commencé fort dès le lendemain avec un film d’Edward L. Cahn, Afraid to Talk (1932). Un cinéaste oublié dont on avait apprécié lors d’un précédent festival son extraordinaire Law and Order (1932), un des premiers films à mettre en scène l’histoire de Wyatt Earp et de son fameux duel à OK Corral dans une version très éloignée de ce que le cinéma américain montrera par la suite.

Bertrand Tavernier, à qui revient la bonne idée de proposer au cours du festival une sélection de trois films de Cahn, (Law and Order, Afraid to Talk et Laughter in Hell) a présenté cet étrange monsieur dont la carrière démarre en 1927 comme monteur et se poursuit jusqu’en 1962. « Avec mes copains du Nickel Odéon, à la fin des années cinquante, nous allions voir, souvent en Belgique, les films de la fin de sa carrière. Des séries… en dessous du Z, aux titres formidables : Zombies of Mora Tau, qu’adore Tarantino, Guns, Girls and Gangsters, It ! The Terror from Beyond Space, qui a soi-disant inspiré Alien mais je vous assure qu’il faut voir le monstre errer dans les couloirs du vaisseau spatial, un mec habillé en caoutchouc, c’est vraiment quelque chose ! Curieusement, entre 1931 et 1934, Cahn réalise pour Universal plusieurs films épatants. Est-ce son passage à la MGM qui le lisse ? Il ne signe plus rien de la valeur de ses premiers films. »

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Il explique encore que le scénario d’Afraid to Talk est dû à Albert Maltz, scénariste réputé et membre du Parti communiste, que Tavernier qualifie même de stalinien, et qui fera partie des fameux Dix d’Hollywood qui finirent en prison à l’époque du maccarthysme. Suite à ses problèmes, Maltz écrira ainsi quelques scénarios sans les signer, dont le plus connu est Broken Arrow (1950, La flèche brisée) de Delmer Daves, officiellement attribué à Michael Blankfort, son habituel prête-nom. « Dans les années soixante-dix, reprend Bertrand Tavernier, Maltz travaillera pour Clint Eastwood sur Sierra Torride et Les proies. »

Bertrand Tavernier cite encore quelques-uns des acteurs du film promis par la suite à de brillantes carrières, tels Louis Calhern ou Edward Arnold. Ajoutons qu’on pourra également reconnaître, parmi les personnages portant des panneaux à l’effigie du maire, un figurant efflanqué qui n’est autre que Walter Brennan. Lequel tiendra un rôle un peu plus proéminent dans Law and Order.

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Afraid to Talk mérite carrément le détour, affichant ces qualités particulières que l’on retrouve dans un grand nombre de films Pré-Code, c’est-à-dire tournés avant 1934 et la ferme application du code de censure. Ils ont — et c’est flagrant avec Afraid to Talk — une maturité indéniable et ont tendance à considérer le spectateur comme un adulte. On peut donc, à ce spectateur, parler de tout un tas de sujets, du gangstérisme à la sexualité, qui seront édulcorés par la suite. Prenons quelques exemples tirés d’Afraid to Talk. Cahn place face à face deux camps, celui des gangsters et celui des politiciens et policiers et, à franchement parler, on ne sait souvent pas auquel des deux appartiennent les personnages. Dans le rôle de l’assistant du district attorney, Louis Calhern inaugure une série de rôles ambigus. Ici, dans les deux camps, l’alcool coule à flots, tant dans le bureau du maire que dans les cabarets des gangsters. Parfois même, maire, D.A., chef de la police et autres notables viennent s’encanailler et picoler avec les affreux. Or, nous sommes en pleine époque de la Prohibition et seul un juge intègre refusera de lever un verre, parce qu’il respecte les lois.

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Afraid to Talk : Edward Arnold et Mayo Methot

Du côté de la sexualité, le film va assez loin également. Des orgies qui se tiennent dans les chambres d’hôtels aux danseuses qui lèvent leurs gambettes dans le repaire d’Edward Arnold, les allusions sont fréquentes. Et lorsqu’un malfrat (Robert Warwick) serre de près la jolie blondasse qu’il a entre les bras (Mayo Methot, l’épouse de Humphrey Bogart dont il divorcera pour épouser quinze jours après Lauren Bacall), il la serre vraiment. Warwick se fait très pressant auprès de Mayo, laquelle porte une robe dont ses seins menacent de s’échapper à chaque mouvement. Et ces dures séquences de violence, pendant lesquelles le pauvre groom (Eric Linden), qui a été témoin d’un meurtre, est passé à tabac par des flics corrompus, ne sont-elles pas gonflées ? De même que sont tout à fait réussis la pendaison en cellule, avec l’ombre des pieds flottant sur le mur, et le suspense qui l’accompagne. Toutes ces scènes, encore spectaculaires aujourd’hui, ont dû faire un sacré effet à l’époque ! Alors, pour ménager le public de toutes ces faces inquiétantes qui peuplent son film, Cahn a placé au centre de l’action un gentil petit couple propre sur lui, incarné par Linden et la jolie Sidney Fox, autant dire de la douceur dans un sacré monde de brutes ! Ajoutons que la photographie est signée Karl Freund, qui a fait ses preuves du temps de l’expressionnisme allemand et qui réalisera la même année The Mummy (La momie) avec Boris Karloff. Freund joue avec les lumières et les ombres, la vie nocturne, les contre-plongées symboliques, les plans rapprochés et donne à l’œuvre un style dont se servira plus tard le film noir.

Eric Linden en bien mauvaise posture policière, entouré par Louis Calhern, Tully Marshall et Frank Sheridan

La qualité d’Afraid to Talk réside aussi dans ces différents apartés, sortes de ponctuations de l’action principale. La caméra filme les rues de la grande ville et s’attarde sur deux types qui expliquent qu’ils ont faim, que c’est la dépression, tandis que les politiciens se pavanent dans les salons et s’empiffrent, comme les gangsters d’ailleurs. Elle surprend également des détails de la vie quotidienne qui rendent les personnages plus concrets. Ainsi, quand Eric Linden arrive au boulot le matin et se dévêt pour endosser son uniforme, on le découvre en caleçon fleuri, ce qui lui vaut les quolibets de ses copains.

Finalement, ce citizen Cahn qui a tant fait rire par ses nanars les cinéphiles des années cinquante, n’a-t-il pas caché son Rosebud dans ses œuvres du début du parlant ? Avec une qualité qu’il n’a plus jamais retrouvée par la suite ? Une belle découverte en tout cas !

Jean-Charles Lemeunier



Walter Hill au festival Lumière de Lyon : Foule on the Hill

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Walter Hill à Lyon (Photo JCL)

Walter Hill à Lyon
(Photo JCL)

Ce 10 octobre à Lyon, Walter Hill était l’invité du festival Lumière, organisé par l’Institut du même nom. Jusqu’au 16 octobre, la manifestation présente six films du cinéaste américain dont son dernier, (re)Assignment, qui ne sortira en France qu’au mois d’avril prochain. Également au programme un documentaire signé par Jean-Pierre Lavoignat, Christophe d’Yvoire et Nicolas Marki et une master class, discussion en public à laquelle s’est livré très gentiment Walter Hill. L’occasion pour lui de répondre aux questions d’Yves Bongarçon et d’aborder, devant une salle pleine — et chacun de ses films présentés au festival a connu le même engouement — des généralités et quelques-uns de ses films un peu plus en profondeur.

Commençons par les généralités. « Aucun réalisateur n’est modeste. On est une engeance à l’ego développé. On le déguise de différentes façons. » Ou : « J’ai toujours aimé les films mais je pensais pas en faire mon métier. Je suis le dernier cinéaste à n’avoir jamais fait d’école de cinéma. C’est par une série d’accidents que je suis arrivé à Hollywood. J’ai adoré ça et j’ai gagné ma vie ! » Cette série d’accidents, il la détaille un peu. Enfant asthmatique et bien que se jugeant en pleine forme une fois arrivé à l’âge adulte, il est réformé par l’armée. « Je savais que je voulais écrire. Le faire demandait une certaine arrogance. Il m’a fallu quatre ou cinq films pour en apprendre davantage sur l’écriture et le milieu. »

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Sam Peckinpah et The Getaway
Walter Hill fait ses classes de scénariste auprès de Sam Peckinpah, avec The Getaway (1972, Guet-apens), une adaptation de Jim Thompson. « Je l’avais écrite pour Peter Bogdanovich, qui devait la diriger. Il a abandonné le projet et Sam est monté à bord. Il arrivait d’Angleterre où il venait d’achever Straw Dogs (Les chiens de paille). On a ramené le récit à l’époque contemporaine. Sam parlait comme un cowboy et était beaucoup plus cultivé qu’il ne le laissait paraître. Il connaissait bien le cinéma. Il avait des problèmes médicaux et ce n’est pas briser un tabou de dire qu’il était alcoolique. Quand vous travaillez avec un alcoolique — il y en avait beaucoup dans ma famille — , vous devez faire attention. C’est gueule de bois… puis il boit… puis il est saoul et ça recommence. Et ce n’était pas facile de lui parler, surtout en tant que jeune scénariste. Dans le même temps, il était en pleine possession de ses moyens.  Je me souviens d’un jour où il était vraiment très en colère. Un article de Newsweek affirmait qu’il avait volé ses ralentis à Arthur Penn. Sam n’aimait pas du tout cette comparaison. Je lui ai dit que ce qu’il avait volé, c’était plutôt à Kurosawa. Il m’a rendu la vie dure pendant un jour ou deux !

Steve McQueen et sa carabine : "The Getaway" de Sam Peckinpah

Steve McQueen et sa carabine : « The Getaway » de Sam Peckinpah

« The Getaway n’est pas son chef-d’œuvre mais c’est un bon film. C’est en tout cas le dernier sur lequel il a eu vraiment le contrôle. Et ce fut son plus gros succès commercial. De lui, mon film préféré est Ride the High Country (Coups de feu dans la sierra). Et j’admire énormément The Wild Bunch (La horde sauvage). »

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L’assistanat et la première réalisation
Auparavant, Walter Hill avait été second assistant en 1968 sur Bullitt de Peter Yates et The Thomas Crown Affair (L’affaire Thomas Crown) de Norman Jewison. Pour Hard Times (Le bagarreur), son premier film en tant que metteur en scène en 1975, il dirige Charles Bronson et James Coburn, « deux big stars ». « J’avais été second assistant et j’avais travaillé sur des publicités et des séries TV comme Gunsmoke mais c’était ma première réalisation. J’ai ainsi appris la différence entre la bonne photographie et la photographie tape-à-l’œil. Malgré tout, j’étais à l’aise sur le plateau, je connaissais les techniciens et leur travail et j’avais de bonnes relations avec le chef-op, Philip Lathrop. On ne peut pas se préparer à être réalisateur. On peut ou on ne peut pas. Reste à trouver sa propre manière de raconter une histoire. On est naked and alone, tout nu et tout seul. Quand on commence à réaliser, faut y aller ! Ma grosse erreur au départ a été de ne pas me couvrir avec assez de rushes. J’ai ensuite travaillé (NDA : à l’occasion des Guerriers de la nuit, de 48 heures et d’Extrême préjudice) avec Billy Weber, le monteur de Terrence Malick, qui m’a fait comprendre que le film naissait véritablement dans la salle de montage.« 

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John Wayne
En 1976, après la sortie du Bagarreur, on propose à Walter Hill de travailler avec John Wayne sur The Shootist (Le dernier des géants). « On m’a passé le script, une histoire où le personnage principal mourait d’un cancer. Or, John Wayne lui-même était alors en train de mourir de cette maladie. Je ne voulais pas tourner cela. J’aurais préféré faire La rivière rouge. Don Siegel a finalement fait The Shootist. Le film est bien mais je n’ai pas regretté. Et ce n’est pas le meilleur film de Siegel ni de Wayne. Il a une valeur sentimentale et, vous l’avez compris, je ne suis pas un sentimental ! »

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Après diverses questions sur 48 heures, Brewster’s Millions (Comment claquer un million de dollars par jour ?), Southern Comfort (Sans retour — « J’aime énormément ce film ») ou l’influence possible de Jean-Pierre Melville sur son cinéma — une question que, dit-il, « on aime me poser en France » —, il en arrive à son dernier film, (re)Assignment. Un thriller qui oscille entre le film noir post-moderne — Walter Hill préfère parler de « style post-néo-noir » —, proche de Sin City dans le sens où, souvent, les images se figent en dessins mais sans ce graphisme éminemment glauque et alléchant de Frank Miller, et la réflexion philosophique.

Michelle Rodriguez dans "(re)Assignment"

Michelle Rodriguez dans « (re)Assignment »

Sans en dévoiler trop, disons simplement qu’un médecin rayé de l’ordre et qui pratique des opérations clandestines (Sigourney Weaver), va transformer un tueur à gages… en tueuse fortement armée. Un double rôle duquel Michelle Rodriguez se tire à merveille. Dans le film, Sigourney est une artiste dont l’œuvre lui échappe. Ses citations de Shakespeare ou Edgar Allan Poe sur la moralité de l’art donnent évidemment de la profondeur à ce récit violent qui, sans cela, pourrait rester un peu creux quoique formidablement rythmé et mis en scène.

À propos de cette citation de l’auteur du Chat noir, Walter Hill explique que « le style et la présentation peuvent devenir une véritable forme d’art. Mais si ça ne marche pas, on n’a pas à être désolé pour le réalisateur. Il vaut mieux l’être pour ceux qui vivent en Syrie actuellement. » Tourné en 25 jours, (re)Assignment s’intitulait au départ Tomboy, A Revenger’s Tale. Parti d’un scénario de Denis Hamill datant de 1978, Hill fait appel à Matz, scénariste de bandes dessinées, avec qui il avait travaillé sur Bullet to the Head (2012, Du plomb dans la tête). Avec le dessinateur Jef, Matz et Walter Hill sortent la bédé Corps et âme chez Rue de Sèvres, qui deviendra au cinéma Tomboy puis (re)Assignment. « Et peut-être, prévient Walter Hill, le titre changera encore. »

Jean-Charles Lemeunier

Un des plus gros succès de Walter Hill, Streets of Fire (1984, Les rues de feu).


Quentin Tarantino au festival Lumière : 1970, année de tous les dangers

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Prix Lumière en 2013, Quentin Tarantino est revenu à Lyon « en cinéphile ». Pour la 8e édition du festival Lumière, qui se tient jusqu’au 16 octobre dans toute la métropole rhônalpine, le cinéaste a proposé une sélection de 14 films, tous sortis en 1970. Ce 12 octobre à l’auditorium de Lyon, interrogé au cours d’une master class mémorable par Thierry Frémaux, directeur de l’Institut Lumière et grand organisateur de la manifestation, Quentin a argumenté les raison de ce choix. Ce grand cinéphile a expliqué en préambule qu’il était désormais propriétaire d’un cinéma, le New Beverly au 7165 Beverly Blvd à Los Angeles (thenewbev.com), « où ne sont projetés que des films en 35 mm ». « Il y a aussi un vidéo-club dans la Vallée, que je soutiens. »

Le goût de Tarantino pour l’année 1970 vient de la lecture d’un livre de Mark Harris, Pictures at a Revolution : Five Movies and the Birth of the New Hollywood. Les cinq films en question, qui ont tous remporté un Oscar en 1968, sont Bonnie and Clyde, The Graduate (Le lauréat), Dr Dolittle, Guess Who’s Coming to Dinner (Devine qui vient dîner ?) et In the Heat of the Night (Dans la chaleur de la nuit). « À la fin de 1967, commence Tarantino, le Nouvel Hollywood avait déjà vaincu sauf qu’il ne le savait pas ! Les choses se sont accélérées avec Easy Rider en 1969 et Midnight Cowboy (Macadam Cowboy) qui remporte l’Oscar du Meilleur Film en 1970. Cette année-là, Hollywood est devenu le Nouvel Hollywood ! En 1970, j’avais 7 ans. J’étais en vie et conscient. J’ai une bonne mémoire du cinéma de cette année. Mes parents m’amenaient voir des films et ceux que je n’ai pas vus à l’époque, je me souviens comment les journaux et la télévision en parlaient. Je voulais identifier le moment où la révolution dont parle Mark Harris avait vaincu. Ce qui était moins certain, c’est que ce Nouvel Hollywood soit capable de perdurer. Le public familial était mis sur la touche, un public qui permettait que My Fair Lady ou The Sound of Music (La mélodie du bonheur) restent cinq ans sur les écrans. A posteriori, on peut dire que le Nouvel Hollywood a existé jusqu’en 1976. M*A*S*H* et Five Easy Pieces (Cinq pièces faciles) ont permis l’apparition de films tels que Carnal Knowledge (Ce plaisir qu’on dit charnel), French Connection, The Godfather (Le parrain), Chinatown… Ils n’ont pu exister que parce qu’il y avait eu en 1970 des modèles aussi forts que M*A*S*H* et Five Easy Pieces. Il serait illusoire de faire un point sérieux sur le Nouvel Hollywood sans le replacer dans un contexte mondial. Je me suis donc intéressé à la production mondiale en 1970, en tenant compte de la sortie des films en Europe et non de leur arrivée sur le sol américain. Le contexte était plus large et c’est devenu un sujet d’étude suffisamment pertinent pour que j’y consacre les quatre dernières années de ma vie. Je ne sais pas encore si je vais en faire un livre, un documentaire, une série d’émissions pour la télé mais Lyon sera la première informée. » Les applaudissements crépitent autant que les balles dans The Hateful Eight (Les huit salopards).

Tarantino va pouvoir entrer dans le vif du sujet. Son enthousiasme a beau être communicatif, il semble malgré tout vouloir à tout prix prouver que tout se passe en 1970, quitte à utiliser des arguments nettement moins convaincants. Il est évident qu’en 1970, beaucoup de jeunes appelés à de grandes carrières commettent leur premier opus tandis que d’autres, des « vieux de la vieille », déposent les armes et signent leur dernier film : Howard Hawks, Anatole Litvak, William Wyler, Jean Negulesco… « Des réalisateurs, affirme Quentin, qui étaient largués, coincés dans l’année 1965 si ce n’est l’année 1955. Mais il faut dépasser la tentation de les juger. » Cela marche pour 1970 mais doit également fonctionner pour n’importe quelle année.

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Il est évident aussi que la vraie révolution mondiale en matière de cinéma ne se focalise pas sur l’année 1970 mais bien avant, entre 1955 et 1962. Alors que la Nouvelle Vague explose les codes cinématographiques en France, le cinéma Novo envahit les écrans brésiliens, Oshima, Imamura et quelques autres tournent leurs premiers films au Japon, le Free Cinema, mené par Tony Richardson, Karel Reisz, Lindsay Anderson et consorts révolutionne le classicisme britannique tandis qu’en Italie, Dino Risi s’apprête à bousculer la comédie italienne en lui donnant des attraits beaucoup plus politiques et sociaux et Pasolini invente un cinéma qui n’appartient qu’à lui. Tarantino, lui, nous apprend que c’est dans les années cinquante que les américains découvrent le cinéma d’auteur avec Fellini, Bergman, Rossellini, Kurosawa, etc. Autant dire les grands auteurs classiques. Il ne cite en revanche jamais, et c’est dommage, le nom de John Cassavetes qui avec Shadows, en 1958, rejoint les nouvelles vagues de tous les pays déjà cités. Et plutôt que d’évoquer Faces (1968) ou Husbands (1970) et cette nouvelle manière qu’a Cassavetes de laisser tourner sa caméra, de poursuivre les scènes jusqu’au malaise, il préfère se réfugier derrière le très commercial Love Story qui, relève-t-il, ne fonctionne que par l’alchimie authentique entre les deux acteurs, Ryan O’Neal et Ali McGraw. « Arthur Hiller s’est permis de filmer d’une façon que je n’avais jamais vue les longs plans séquences avec de légères focales, en laissant les acteurs être tels qu’ils étaient. C’était inédit dans le cinéma américain ! »

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Beyond the Valley of the Dolls (Hollywood Vixens) de Russ Meyer fait partie de la sélection de Quentin Tarantino

Malgré cette apparition quasi universelle de libertés qu’il loue pour cette année 1970, il cite celles qui n’ont pas tenu.  « Il y a eu les prémices d’un vrai cinéma noir avec Melvin Van Peebles, Paul Bogart (Halls of AngerColère noire) ou Ossie Davis (Cotton Comes to Harlem). Mais la blaxploitation a pris leur place. Je suis connu comme fan de ce genre cinématographique mais c’est un mouvement qui s’est substitué à une vraie voie noire dans le cinéma. Il s’est passé la même chose pour le cinéma érotique. Il y a eu un espoir en 1970 avec Russ Meyer ou Radley Metzger, mon favori. Cette poussée a semblé vivre un moment avec des films comme Le dernier tango, Carnal Knowledge, L’empire des sens ou les films de Ken Russell. Russ Meyer semblait être sorti de l’antichambre du cinéma porno pour réaliser un cinéma qui s’adresse au grand public. Il n’a fait que retomber dans le sous-genre du cinéma porno et revenir à la sexploitation. Meyer faisait des films depuis une décennie, entre autres avec la série des Vixens qui avait eu du succès. Quand la Fox a mis son logo sur le Hollywood Vixens de Russ Meyer, ils pensaient qu’ils allaient pouvoir faire entrer le cinéaste dans leur univers. Hollywood Vixens fut le plus gros succès de cette année et ils ont été embarrassés avec. La Fox avait eu deux gros succès cette année-là, M*A*S*H* et Patton, mais Hollywood Vixens les a battu. »

Il en arrive au cinéma de genres pratiqué dans les autres pays. À propos du western spaghetti, il mentionne Enzo Barboni, alias E.B. Clucher, et Lo chiamavano Trinità (On l’appelle Trinita) avec Terence Hill et Bud Spencer. L’aspect comique donné au film va affecter, dit-il, tous les westerns italiens. « La comédie devient importante dans le western spaghetti. » C’est vrai mais ça l’est de tous les genres qui s’essoufflent et qui n’ont rien à voir avec l’année 1970. Le western n’en a plus que pour trois ans à vivre et les cinéastes comprennent qu’il faut le renouveler s’ils veulent continuer à attirer les foules. Le péplum a connu les mêmes aléas mais un peu plus tôt avec des films tels que Arrivano i Titani (1962, Les Titans) de Duccio Tessari ou Ercole, Sansone, Maciste e Ursus gli invincibili (1964, Le grand défi) de Giorgio Capitani. Les films d’espionnage connaîtront les mêmes contraintes jusqu’aux James Bond qui, en perte de vitesse après le départ de Sean Connery, plongent dans l’humour avec l’arrivée de Roger Moore.

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L’oiseau au plumage de cristal, lui aussi dans la sélection de Quentin

Du côté américain, Quentin signale combien les westerns trouvent un renouveau avec des titres comme Soldier Blue (Soldat bleu) ou Little Big Man. « Ils se remettent en question, se regardent eux-mêmes comme pour payer les péchés de John Ford ! Sans être hippies, ils sont des films de la contre-culture. Certains westerns deviennent lyriques, d’authentiques poèmes. Après La horde sauvage, que je considère comme un chef-d’œuvre, Sam Peckinpah fait Un nommé Cable Hogue et William Fraker Monte Walsh. À côté d’eux, il restait quelques représentants de la vieille école tels qu’Andrew McLaglen (Chisum), Burt Kennedy (Un beau salaud avec Frank Sinatra), Gene Kelly (Attaque au Cheyenne Social Club avec Jimmy Stewart et Henry Fonda). D’autres sont inclassables, comme El Topo de Jodorowsky et Zachariah de George Englund, avec Don Johnson. »

Quentin Tarantino célèbre enfin ceux qui créent un genre : Dario Argento et L’oiseau au plumage de cristal, son premier film, qui lance le giallo. Ou Wang Yu qui, avec The Chinese Boxer, signe à Hong Kong le premier film officiel de kung fu.

Tout au long de sa brillante prestation, Quentin est applaudi. Il est plus que passionné et cela se voit. Il se comporte aussi comme un acteur qui s’amuse à cabotiner pour attirer les rires. Parlant de Patton et de sa double lecture possible, il mime et prend la voix ronchon d’un vieux réac qui applaudit aux exploits du militaire (« Il en faudrait des comme lui au Vietnam ! »). Puis radoucit ses exclamations pour imiter le spectateur de gauche : « Fuck that fucking guy, fucking asshole ». Il aurait pu parler des heures encore mais il est temps de passer à la projection de M*A*S*H* pour illustrer ses propos. Alors, il salue la présence dans la salle de Jerry Schatzberg et lance ce film qu’il a vu cinq fois au cinéma en 1970, un film censé se dérouler en Corée et qui parle « du vrai Vietnam » avec « ces individus exposés à l’horreur de la guerre et qui résistent en s’éclatant, en s’envoyant en l’air et en se bourrant la gueule ».

Jean-Charles Lemeunier


Catherine Deneuve, Prix Lumière 2016 : Belle de jour, du soir et de la nuit

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On aurait pu se croire à une soirée des Césars à la vision des invités qui, après une petite séance photo devant l’affiche officielle, regagnent leurs places sous les applaudissements. Park Chan-Wook (clap clap). Marisa Paredes (clap clap clap). Laurent Gerra (clap clap clap clap). Et ainsi de suite. Jean-Paul Rappeneau, Julie Depardieu, Costa-Gavras, Jean-Paul Rouve, Hippolyte Girardot, Vincent Lindon, Bertrand Tavernier, Benoît Magimel, Sandrine Kiberlain, Chiara Mastroianni, Melvil Poupaud, Lambert Wilson, Michel Hazanavicius, Régis Wargnier, d’autres encore qui, à chaque arrivée, déclenchent le tonnerre. Que dire alors lorsque sont annoncés Roman Polanski, Quentin Tarantino puis, enfin, Catherine Deneuve ? Les lignes de cet article se rempliraient de clap et, pour la dernière, reine de la soirée, la salle entière se lève. 

 

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Les Césars ? Non, vous n’y êtes pas, l’action décrite ne se déroule pas au Châtelet mais à la salle 3000 de Lyon, où le 8e Prix Lumière va être décerné à Catherine Deneuve. Tous les partenaires et tous les cinéastes qui ont dirigé l’actrice n’ont pu être présents — signalons tout de même dans la salle la présence d’Emmanuelle Bercot, Gaël Morel, Gustave Kervern, Thierry Klifa, Martin Provost, Christophe Honoré… Certains sont retenus sur des tournages, tel André Téchiné. D’autres sont au théâtre — et Daniel Auteuil a tenu à envoyer une petite vidéo d’hommage réalisée à l’aide de son téléphone portable. Directeur de l’Institut Lumière qui organise cette grande manifestation, Thierry Frémaux cite une interview d’Arnaud Desplechin, lui aussi en tournage, parue dans Les Inrocks. Mettant en exergue la phrase de Bob Dylan « Never Explain, Never Complain » — ce qui fera ajouter à Frémaux que l’actrice va recevoir le prix Nobel du cinéma —, Desplechin explique que chacun des films de l’actrice « est un petit bloc, une pierre qu’il nous faut accepter pour construire encore et toujours les fondations d’un cinéma moderne ».

 

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Sur l’écran géant derrière la scène, la caméra traque le visage de l’actrice, assise à côté de Roman Polanski. Elle hausse de temps en temps les sourcils ou les épaules, comme si elle ne méritait vraiment pas tous ces éloges. D’autant plus que chacun à tour de rôle, Vincent Lindon, Quentin Tarantino, Lambert Wilson qui interprète avec Nathalie Dessay une chanson des Demoiselles de Rochefort, Bertrand Tavernier et, enfin, Roman Polanski vont en rajouter.

 

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Lindon célèbre l’actrice qu’il admire et dont il a été le partenaire par un joli texte où il parle tout autant du goût de Catherine Deneuve pour les cigarettes que son professionnalisme. Bertrand Tavernier, lorsque ce sera son tour d’intervenir, commence ainsi : « Vincent, si je meurs, je veux que tu fasses mon éloge ! » Il poursuit : « Catherine, à elle seule, c’est le cinéma français » tandis que Tarantino se souvient d’elle, « Catherine Deniouve », comme la co-présidente du jury cannois qui, avec Clint Eastwood, lui avait remis la Palme d’or en 1994 pour Pulp Fiction. Thierry Frémaux rappelle la phrase de Gérard Depardieu à propos de l’actrice : « Elle est l’homme que j’aurais aimé être ! »

 

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Roman Polanski lui remet enfin le Prix Lumière, lui rappelant le tournage de Répulsion : « On était jeunes, on était beaux, on était surtout heureux…  Je ne pensais pas qu’on tiendrait si longtemps. »  Au micro, comme pour un aparté théâtral, Thierry Frémaux remarque qu’il ne faut pas trop faire durer la cérémonie, sous-entendu que cela est embarrassant pour la pudeur de Catherine Deneuve. Prenant sans doute conscience que ça n’arrive pas qu’aux autres, celle-ci prend la parole pour décrire la soirée comme « une situation assez exceptionnelle que je ne revivrai jamais ». Puis, tenant son prix, elle confie : « Parmi les films que j’ai voulu montrer, il y a Profils paysans de Raymond Depardon. Je  dédie ce prix à tous les agriculteurs français. »

 

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Nul besoin de lui en demander plus. Qu’aurait-elle pu ajouter ? Rien. Il suffit de se plonger dans la longue liste de chefs-d’œuvre dans lesquels elle rayonne pour comprendre que l’émotion palpable sur la scène était partagée par l’ensemble du public.

Jean-Charles Lemeunier


« Voyage à travers le cinéma français » de Bertrand Tavernier : Une grande vadrouille

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C’est à chaque fois pareil. On s’embarque pour un voyage avec déjà des idées en tête et pas plus tôt son ticket de transport à la main, on se berce de rêveries, d’images de bords de mer ensoleillés, de vahinés et de colliers de fleurs, d’épices exotiques et de tombeaux de rois imposants. Chacun se fait son voyage dès le premier pied posé sur le quai de départ, tout en sachant pertinemment que ledit voyage ne ressemblera pas forcément à ce que l’on s’est imaginé. Sans pour autant décevoir.

Les films, air connu entonné par Truffaut, sont des trains qui roulent dans la nuit et le voyage qu’ils nous proposent nous emmène toujours plus loin que ce à quoi on s’attendait. Quand Bertrand Tavernier, après les deux « Journeys » à travers les cinématographies américaine et italienne de son ami Scorsese, s’attelle à son propre périple personnel, une petite voix nous souffle dans l’oreille, notre Jiminy Cricket infaillible, que ce voyage-là va nous embarquer au-delà des frontières connues, nous jeter en travers des yeux des images inédites, inconnues, rarissimes, signées de noms dont on a à peine entendu parler.

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C’est le problème de la cinéphilie. Dès que l’on s’estime un peu pointu dans le domaine, on rêve sans cesse d’une terra incognita vers laquelle quelqu’un nous entraînerait pour notre plus grand plaisir. Autant dire que Voyage à travers le cinéma français, trois heures emballantes d’images formidables, de raisonnements avertis, de coups de cœur communicatifs, étonne et déçoit presque au premier abord. Les plus dégourdis de nos cinéphiles spectateurs, les plus engourdis par un besoin savant de découvertes à tout prix, chercheront à débusquer quoi qu’il en soit l’ombre d’un Jean Faurez ou d’un Jean Devaivre, le souvenir d’un Jeff Musso, la citation au moins de Pierre Chenal ou de Raymond Bernard et auront, à la fin de ce métrage intelligent et forcément sélectif, les cheveux dressés sur la tête à compter sur leurs doigts de mains, de pieds et sur ceux de leurs voisines, les absents. Ceux qui ont toujours tort. Et dans ce Voyage et vu l’ampleur du domaine étudié, ils sont évidemment nombreux. Tavernier ne mentionne donc pas plus Autant-Lara qu’à peine Duvivier, oblitère Ophüls, Guitry, Pagnol et quelques autres. De même ne se jette-t-il pas, pour ceux qui le connaissent et ont assisté à des rencontres pointues à l’Institut Lumière de Lyon, dans la gaudriole. Un mot pour décaper Fernandel et Christian-Jaque. Rien sur les nanars de Pière Colombier ou Maurice Cammage ou Willy Rozier. Même Alerte en Méditerranée de Léo Joannon, pourtant cité dans Coup de torchon, ne montre pas sa bobine. Et rien non plus malheureusement sur Jean-Pierre Mocky, grand pourfendeur devant un Éternel qu’il nargue.

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Bertrand Tavernier, dont le Voyage à travers le cinéma français a été présenté en avant-première pendant le festival Lumière de Lyon et qui est sorti ce 12 octobre dans toutes les bonnes salles, a choisi de rester classique. Parce que ce voyage est le sien et qu’il explique que le premier film dont il se rappelle est — et il ajoute qu’il aurait pu plus mal tomber — Dernier atout (1942) de Jacques Becker. Il se lance alors à juste titre dans l’éloge du cinéaste, montre plusieurs extraits de ses films et réussit son coup puisqu’à chaque fin de séquence, et il en sera de même tout au long du Voyage, il nous communique une furieuse envie de revoir ces images. Naturellement, de Becker il passe à Renoir et l’on ne peut qu’avouer que la scène où les prisonniers français et anglais de La grande illusion entonnent la Marseillaise parce que les troupes alliées ont gagné une bataille donne toujours autant de frissons.

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Pierre Fresnay et Jean Gabin dans « La grande illusion » de Jean Renoir

Pour savants qu’ils soient, les commentaires de Tavernier sont aussi bourrés d’anecdotes. Ainsi Jean Gabin, qui arrive logiquement dans la pensée après Renoir et qui conduit tout naturellement à Marcel Carné, dont le cinéaste cite quelques traits. Comme « lapin des Flandres », vocable dont il affublait le général de Gaulle. Derrière les bons mots, Tavernier mentionne les scénaristes (Prévert, Jeanson), les décorateurs (Trauner) et donne une grande importance aux musiciens, à commencer par l’immense Maurice Jaubert — un CD des musiques des films présentés est d’ailleurs mis en vente en parallèle, sur lequel on trouve également le score de Bruno Coulais qui accompagne le voyage. De Jaubert à Truffaut, il n’y a qu’un pas franchi allègrement, un pas qui glisse vers la Nouvelle Vague et Jean-Pierre Melville, avec qui Tavernier a travaillé et dont il se souvient avec émotion.

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Pour qui sait que les goûts cinématographiques de l’époque étaient tranchés, partagés entre les tenants des Cahiers du cinéma et ceux de Positif, avec une place à part réservée aux partisans de Présence du cinéma, on pourra dire que, dans ce film, Bertrand Tavernier se rapproche des prises de position prises par les Cahiers. Pour finir, l’auteur lance un coup de chapeau très personnel à Jean Sacha (qu’il a bien connu) et à sa vedette Eddie Constantine — récupéré ensuite par Godard puis Fassbinder et toute l’avant-garde allemande puis, enfin, par Lars von Trier, on connaît des trajectoires beaucoup plus casse-gueule.

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Lors d’une des présentations de son film au cours du festival Lumière, Tavernier a précisé qu’il voulait avant tout « exciter la curiosité qui constitue un bouclier face à un déferlement d’ignorance chaque mois de plus en plus inquiétant ». Avant de conclure : « Les films, au même titre que les œuvres d’art, peuvent être des armes de construction massive. »

En sortant de la salle, la tête pleine de toutes ces images des années trente à soixante, nous vient en tête un petit air chantonné naguère par Jean Périer — merci wikipédia. Jean Périer, basculé aujourd’hui dans les culs-de-basse-fosse de la mémoire, acteur chez Guitry, Ophüls, Siodmak, Christian-Jaque ET Max de Vaucorbeil — ne les oublions pas, les nanardeux — et qui chantait : « Nous avons fait un beau voyage, nous arrêtant à tous les pas, buvant du cidre à chaque village, cueillant dans les clos des lilas. »

Jean-Charles Lemeunier

« Voyage à travers le cinéma français » de Bertrand Tavernier, première coproduction Gaumont-Pathé, sorti le 12 octobre 2016.


« Agent secret X-9 » de Ray Taylor et Lewis D. Collins : Des idées dans la suite

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Comment va-t-il s’en sortir ? C’est la question que se posaient toutes les semaines les spectateurs du serial Secret Agent X-9 (1945, Agent secret X-9), que Bach Films a la bonne idée de ressortir en DVD. Oui, comment va-t-il s’en sortir, le héros, lui qu’on laisse à la fin de chaque épisode dans un lac en feu, dans un camion qui dégringole d’une falaise, blessé au volant d’un véhicule, sous la mitraille d’un chasseur zéro ou dans une pièce dont le sol glisse, menaçant de le faire choir sur une série de pieux acérés ? Un frisson devait parcourir les échines à chaque fois, d’autant plus que le public avait à attendre sept interminables jours avant d’avoir la réponse à ses interrogations. 

 

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Lloyd Bridges en fâcheuse posture

 

Les serials, ces films à épisode qui furent en vogue aux USA de la fin du muet aux années cinquante — sans oublier quand même que la mode fut lancée dès 1913 par le Français Louis Feuillade avec Fantômas —, étaient en quelque sorte les ancêtres de nos séries modernes. Quand ils n’étaient pas nés de la plume d’un scénariste à l’imagination fertile, ils s’inspiraient des romans populaires (Tarzan, Zorro, Fu Manchu) ou des héros des bandes dessinées : Flash Gordon, Buck Rogers, lui-même apparu pour la première fois dans une nouvelle, Tim Tyler, Terry et les pirates, Batman, Dick Tracy, etc.

C’est à cette veine qu’appartient X-9, un agent secret né de l’imagination de l’écrivain Dashiell Hammett (Le faucon maltais) et du dessinateur Alex Raymond en 1934. Une première adaptation en serial en est faite en 1937 par Ford Beebe et Clifford Smith. Celle dont nous disposons aujourd’hui date de 1945, réalisée par Ray Taylor et Lewis D. Collins. Bien que produit par Universal, ce serial de 13 épisodes paraît plus fauché que ceux tournés au sein des studios Republic, pourtant l’un des fleurons du Poverty Row (littéralement, la ruelle de la pauvreté). La mise en scène y est beaucoup moins inventive, les rebondissements moins incroyables. L’ensemble des épisodes a néanmoins ce charme indéniable qui fait qu’à l’issue d’un chapitre, le spectateur n’ a qu’une envie : voir la suite. 

 

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Lloyd Bridges et Robert Stack dans « Y a-t-il un pilote dans l’avion ? » Non, vraiment pas la semaine pour s’arrêter de sniffer de la colle !

 

Le rôle de l’agent X-9 échoit à Lloyd Bridges. Pour sympathique qu’il soit, le père de Beau et Jeff Bridges n’est pas forcément charismatique, d’autant plus que le public moderne ne peut s’empêcher de l’assimiler au personnage comique qu’il tient dans Airplane (1980, Y a-t-il un pilote dans l’avion ?) et qu’à chaque chute de ses dialogues, on s’attend à l’entendre affirmer que ce n’est pas la semaine pour s’arrêter de cloper ou de sniffer de la colle.

 

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Contemporaine de son propos (le film date de 1945 et raconte des événements survenus en 1943), l’histoire se déroule sur Shadow Island, une petite île au large de la Chine devenue le refuge d’espions en tous genres et de réfugiés. Une sorte de Casablanca du pauvre sauf que le propriétaire de l’île, Lucky Kamber (Cy Kendall), n’a pas le charisme de Bogart. Plus intéressant est le personnage de Solo (Samuel S. Hinds), un type constamment accoudé au comptoir du bar où se déroulent la plupart des scènes du film, qui ne compte pas énormément de décors. Sans jamais se retourner, sans pratiquement jamais lever la tête, Solo sait tout ce qui se passe dans son dos. Les protagonistes de l’histoire, et c’est souvent de là que provient le charme de ces aventures découpées, sont ici hauts en couleurs. On pourrait également citer ce couple de Français tenanciers d’un hôtel, Papa (Ferdinand Munier) et Mama Pierre (Ann Codee), lui étant un fainéant qui passe son temps assoupi sur une chaise ou à écouter les conversations des autres. Enfin, on ne peut pas passer à côté de Nabura (Victoria Horne), superbe méchante, vénéneuse à souhait, digne moyenne entre Fu Manchu et la Mother Gin Sling incarnée par Ona Munson dans The Shanghai Gesture (1941) de von Sternberg.

 

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Outre cette collection de personnages atypiques, Agent secret X-9 comprend d’autres surprises, comme cette absence de manichéisme. Dès le départ, nazis et Japonais sont désignés comme les méchants mais le scénario ne met pas tous les Asiatiques dans le même sac, ce que Hollywood ne se gênait pas de faire d’ordinaire. Et, du même coup, tous les Blancs ne sont pas non plus dans le bon camp. Ici, dans le rôle de l’agent chinois Ah Fong, Keye Luke tient l’un des deux rôles principaux et ne ménage pas sa peine, au même titre que Lloyd Bridges. Il en est même plus sympathique que le héros, plus prompt en tout cas à vouloir voler au secours de l’héroïne (Jan Wiley). Autre bonne surprise : le montage est intelligent, qui ne reprend pas systématiquement la dernière séquence de l’épisode précédent, comme c’était souvent le cas dans les serials, mais en intègre seulement quelques plans au nouveau métrage. 

Parmi les nombreuses séquences d’action de X-9, certaines feront encore effet des années plus tard. Comment penser que Spielberg et ses scénaristes des Aventuriers de l’arche perdue, Phil Kaufman, Lawrence Kasdan et George Lucas, ne se sont pas souvenus de ce moment où X-9, accroché de l’extérieur à la portière d’une voiture pilotée par son ami Ah Fong, saute sur le camion d’un nazi et en reprend le contrôle ? Non, Indy n’a visiblement rien inventé mais on le savait déjà ! Et on ne l’apprécie pas moins pour autant !

 

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Restons sur le scénario, écrit par Joseph O’Donnell, Harold C. Wire et Patricia Harper. À la manière d’un excellent Hitchcock, il utilise un MacGuffin, un prétexte scénaristique qui tient le spectateur en haleine et qui n’est… qu’un prétexte. Il s’agit ici de la formule secrète d’un nouveau carburant, le 7-22, dont on ne nous dira, au fil des épisodes, que toujours la même chose, sans jamais apporter de précisions supplémentaires. Autre ingrédient indiscutable des scripts de serials : les gentils ont la fâcheuse tendance à être naïfs et à se jeter dans la gueule du loup. Ce qui est d’ailleurs bien pratique quand on veut les laisser assez rapidement dans une situation qui semble inextricable. 

 

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Enfin, est-ce simplement le fruit d’une imagination débordante ? Créée on l’a vu par le dessinateur Alex Raymond, la bédé fut ensuite reprise par d’autres artistes. En 1945, à l’époque où sort le serial, le dessin et les histoires sont signés par Mel Graff, souvent avec l’aide de Lew Schwartz. Dans le film, il est question d’un savant américain nommé Albert Raymond, à l’origine du fameux 7-22. Comme les Japonais veulent récupérer la formule, ils forment des gangsters à imiter Raymond afin de prendre sa place. Graff cherchait-il à imiter l’autre Raymond, le dessinateur ? On est en droit de prendre comme un clin d’œil cette partie du scénario. Et à applaudir.

Jean-Charles Lemeunier

Agent secret X-9

Année :1945

Titre original : Secret Agent X-9

Origine : États-Unis

Réal. : Ray Taylor, Lewis D. Collins

Scénario : Joseph O’Donnell, Harold C. Wire, Patricia Harper d’après la bande dessinée de Dashiell Hammett et Alex Raymond

Photo : Maury Gertsman, Ernie Miller

Montage : Irving Birnbaum

Musique : Milton Rosen, Paul Sawtell

Prod. : Morgan B. Cox (Universal)

Avec Lloyd Bridges, Keye Luke, Jan Wiley, Victoria Horne, Samuel S. Hinds, Cy Kendall, George Lynn, Benson Fong, Ferdinand Munier, Ann Codee, Arno Frey

Sortie en DVD chez Bach Films

La première version de Secret Agent X-9 (1937) de Ford Beebe et Clifford Smith, avec Scott Kolk

 

« Batwoman » de René Cardona : Une chauve-souris en bikini

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Imaginez Batman en bikini ! Bien sûr, pour cela, il faudrait  qu’il ait ce qu’il faut où il faut ! Mais vous l’avez bien en tête, Batman ? Son masque à oreilles de chauve-souris est bien là, la cape aussi mais, au lieu du vêtement noir, il s’agit d’un joli petit bikini d’où s’échappe le corps sculptural du personnage, dont le fameux masque ne parvient à cacher le joli minois. Vous l’aurez compris, Batman est devenu une Batwoman dans la version mexicaine que René Cardona réalise de la célèbre saga, sous le titre La mujer murciélago.

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À la suite de plusieurs salves de films fantastiques mexicains de série B mettant en scène Santo, la Momie aztèque ou la Llorona, Bach Films sort deux nouveaux titres en DVD :  cette Batwoman (1968) du papa Cardona — un artiste à la filmographie féconde, qu’il ne faut pas confondre avec son fils, René Jr, ni son petit-fils, René III, tous réalisateurs de films du même goût — et Le monstre ressuscité (1953) de Chano Urueta, dont nous reparlerons bientôt.

Cette Batwoman version mexicaine est donc une femme riche qui excelle à tous les sports et en particulier la lutte, une discipline qui attirait le public mexicain au point d’en faire un genre à part entière de la cinématographie nationale. Qu’un crime soit commis et voici donc notre Batwoman qui se pointe en bikini. Ce qui, avouons-le, est beaucoup plus raccord avec les plages d’Acapulco où se situe l’action qu’avec les buildings de Gotham City. Comme le signale dans le bonus Alain Schlockoff, créateur de L’Écran fantastique, Batwoman découle du succès planétaire de la série télévisée américaine Batman, deux ans plus tôt, et des films de Leslie H. Martinson qui l’ont suivie.

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De quoi s’agit-il ici ? Dans l’histoire écrite par Alfredo Salazar, scénariste attitré des grands succès fantastiques tournés dans les studios de Churubusco, plusieurs lutteurs ont été retrouvés morts dans l’océan. La police se penche sur la question, mettant un de ses as sur le coup (Hector Godoy), secondé par Batwoman (Maura Monti, en bikini). Le limier en costard et la limière, donc, en maillot de bain se rendent vite compte que le méchant n’est autre qu’un savant fou (Roberto Cañedo) qui, parmi toutes les idées abracadabrantes sorties en un siècle de films fantastiques d’un cerveau malade, en a trouvé ici une plutôt alambiquée : mélanger à un poisson rouge la glande pinéale prélevée sur les catcheurs assassinés — on ne sait pas bien à quoi ça sert mais le nom sonne nickel, ça fait scientifique —. Puis mijoter ledit poisson à gros bouillons, le faire grossir à taille humaine et créer un homme-poisson dont on ne sait pas bien qu’est-ce qu’il a de mieux qu’un homme-singe ou qu’une tarentule géante, plutôt courante dans le coin, pour dominer le monde. Car, ah oui, j’ai oublié de le mentionner, un savant fou a toujours des idées folles pour dominer le monde.

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Depuis L’étrange créature du lac noir (1954) de Jack Arnold jusqu’au Continent des hommes-poissons (1979) de Sergio Martino, c’est incroyable : l’espèce aquatique trafiquée (ou inconnue) a toujours la même dégaine, celle d’un cascadeur revêtu d’une combinaison en écailles de caoutchouc et qui tend les bras en ouvrant la bouche quand il sort de l’eau, comme n’importe quel poisson soudain privé des deux atomes d’hydrogène et de l’atome d’oxygène dont il a besoin pour évoluer. Et tout aussi soudainement pourvu de bras à la place des nageoires, bien entendu !

C'est l'amour à la plage entre Maura Monti, Armando Silvestre et Hector Godoy

C’est l’amour à la plage entre Maura Monti, Armando Silvestre et Hector Godoy

Doté d’un charme certain et d’une musique jazzy étonnante, signée Leo Acosta, le film alterne donc quelques séquences de bords de mer — n’oublions pas que la mode était aussi aux films de plages, lancés par Elvis Presley et repris ensuite par Frankie Avalon et Annette Funicello — et des poursuites automobiles languissantes. Mais cela, les spectateurs de Santo contre l’esprit du mal — dont nous avons déjà rendu compte dans ces mêmes colonnes — l’avaient déjà compris : l’action n’est pas toujours le fort des Mexicains, comme le laissait entendre en son temps une chanson de Marcel Amont. Et aussi, mais cela on s’en doutait, on trouve dans Batwoman quelques séquences de lutte sur un ring ou dans une salle d’entraînement. D’autres fois encore, la jolie justicière s’aventure seule sur le bateau des méchants — et donc, oui, en bikini — et leur met une petite raclée histoire de voir qui c’est qui commande.

Si ce n’est sa tenue, Batwoman n’est dotée d’aucun pouvoir extraordinaire, pas même celui de son confrère de se balancer d’un bout à l’autre des immeubles sans s’aplatir. Elle utilise pourtant, au cours du récit, l’ancêtre d’un téléphone portable qui, en 1968, a dû faire fureur. Maura Monti est la grande révélation du film. Italienne de naissance, cette jolie jeune femme a été élevée au Venezuela et s’est retrouvée tout naturellement au Mexique pour entamer une carrière de modèle, puis d’actrice qui l’occupa une vingtaine d’années. Signalons qu’en 1966, elle tourna le rôle principal d’un film d’Arturo Martinez intitulé La muerte en bikini. Une prédestination !

Jean-Charles Lemeunier

Batwoman
Titre original : La mujer murciélago
Année : 1968
Origine : Mexique
Réal. : René Cardona
Scénario : Alfredo Salazar
Photo : Agustin Jimenez
Musique : Leo Acosta
Montage : Jorge Busto
Avec Maura Monti, Roberto Cañedo, Hector Godoy, David Silva, Crox Alvarado, Armando Silvestre…

Sorti en DVD chez Bach Films le 15 septembre 2016.


Trois films de Richard Fleischer chez Carlotta : Un monde imparfait

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On s’en aperçoit de plus en plus : Richard Fleischer est un cinéaste qui compte, oublié dans le flot des auteurs hollywoodiens. La sortie de trois de ses films chez Carlotta devient une évidence pour de futurs achats de Noël. Ils seront disponibles en éditions simples Blu-ray et DVD et en coffret.

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Tournés en Angleterre pour les deux premiers et aux États-Unis pour le dernier, 10 Rillington Place (1971, L’étrangleur de Rillington Place), Blind Terror/See No Evil (1972, Terreur aveugle) et The New Centurions (1972, Les flics ne dorment pas la nuit) présentent tous une tonalité désenchantée identique. Le monde n’est pas brillant, peuplé d’individus pitoyables, et ceux qui essaient d’y remettre un peu d’ordre perdent tout à la fois leurs illusions et leurs plumes par la même occasion. C’est le cas des flics de The New Centurions qui, à l’image de leurs homologues romains, s’efforcent de faire respecter l’ordre. Ces policiers qui ne dorment pas la nuit ressemblent au duo typique du cinéma policier américain : un vieux revenu de tout qui forme une jeune recrue bleue-bite. Mais le ton n’est pas le même que dans le commun des polars.

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George C. Scott, ici vieux flic, a incarné l’année précédente pour Fleischer le gangster finissant  de The Last Run (Les complices de la dernière chance), parti pour un ultime baroud d’honneur en Espagne mais ne croyant plus en grand chose. Dans Les flics, son personnage de policier prêt à prendre sa retraite connaît la dureté de son métier mais y croit encore. La force de Fleischer est d’éviter les clichés dont s’engorgent souvent ce genre de récits. Non, le pré-retraité ne va pas périr la veille de son dernier jour de boulot. Ce qui l’attend est beaucoup plus triste. Non, les représentants des forces de l’ordre ne sont pas d’infâmes corrompus, prêts à tous pour augmenter leur maigre solde, mais des agents consciencieux qui tombent régulièrement sous les coups. Et non, ceux qui les donnent, ces coups, ne sont pas d’horribles truands pas plus que des Al Capone sadiques, mais de pauvres types au bout du rouleau, alcooliques, clochardisés, mis de côté par la société. On pense au titre du beau film de Clint Eastwood, Un monde parfait, ironique et tendre. Ce monde que dépeint Fleischer dans Les flics ne dorment pas la nuit mais aussi dans L’étrangleur de Rillington Place est complètement imparfait parce que les hommes, sans doute, le sont.

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Rillington Place n’est pas Boston et pourtant, à trois ans d’intervalle, Richard Fleischer s’intéresse au personnage d’un étrangleur. Les deux films sont très différents par la forme mais tout aussi passionnants l’un que l’autre. Autant L’étrangleur de Boston est un film américain de son temps, avec utilisation du split screen, autant L’étrangleur de Rillington Place ressemble à un film britannique. La caméra de Fleischer s’attache aux bas quartiers, aux petites gens, à ceux qui ne brillent pas forcément par leur intelligence, comme les personnages incarnés par Judy Geeson et John Hurt, auxquels s’oppose le retors criminel, lui parfaitement intelligent et manipulateur. C’est Richard Attenborough qui endosse cette personnalité perturbée, tout à la fois bonhomme et inquiétante. Le film n’est pas un simple thriller mais une attaque en règle contre la peine de mort et la justice anglaise, prompte à trouver un coupable et à juger sur les apparences sociales.

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Tourné dans la campagne anglaise, Terreur aveugle utilise un postulat finalement convenu bien que fonctionnant toujours à merveille : une victime aveugle face à un criminel. En 1956, Van Johnson avait eu déjà fort à faire dans le noir avec 23 Paces to Baker Street (À 23 pas du mystère) de Henry Hathaway mais la référence, l’exemple le plus connu reste bien sûr celui d’Audrey Hepburn, malheureuse non-voyante qui doit subir les assauts d’un criminel dans son appartement dans Wait Until Dark (1967, Seule dans la nuit).

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Avec Terreur aveugle, Fleischer inverse les données posées cinq ans avant par Terence Young. Incarnée par Mia Farrow, son héroïne est toujours plongée dans l’obscurité et en proie à un dangereux intrus, mais le cinéaste américain, au contraire de son confrère british, choisit de s’éloigner du huis clos et de la nuit. Son thriller se déroule en plein jour et se permet une formidable échappée dans la verdure de la campagne anglaise, à laquelle s’ajoute une non moins formidable partie de plaisir dans une tourbière. Complètement perdue, la pauvre Mia s’enfonce dans la glaise, roule dedans et cherche du secours au hasard.

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Dire que Richard Fleischer maîtrise parfaitement ces trois films, tant au niveau de la mise en scène, à chaque fois absolument magnifique, que dans la direction d’acteurs est un euphémisme. Restons sur Terreur aveugle. Le spectateur a un avantage évident sur l’héroïne : il voit ce qui se passe. Or, grâce à une mise en scène rusée, Fleischer limite notre vue et ne nous laisse apercevoir le danger qui guette la pauvre Mia Farrow que subrepticement, comme par accident. La caméra choisit des angles de prises de vue qui nous épargnent, jusqu’au moment où le personnage qui cache un détail sordide bouge. Alors nous voyons l’horreur, le détail d’un cadavre, une flaque de sang, des morceaux de verre sur le sol, que les pieds nus de Mia frôlent jusqu’au moment où ils vont carrément se poser dessus. De même qu’on ne verra du tueur que ses santiagues, qu’il essuie sans cesse en les frottant sur son jean.

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Fleischer ne nous ménage pas et crée du suspense au moindre pas, au moindre geste, et sitôt un danger écarté, il nous laisse en entrevoir un autre. Une telle justesse, une telle âpreté, une telle intelligence méritent d’être signalées. Nicolas Saada, qui assure les préfaces de chacun des films, remarque que « la mise en scène fait tout chez Richard Fleischer », sentiment partagé par Fabrice Du Welz et Christophe Gans dans les bonus. On ne peut qu’être d’accord.

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Il en va de même avec L’Etrangleur de Rillington Place. L’action se situe principalement sur trois étages d’un immeuble : l’appartement du tueur, celui des victimes et, au milieu, un lieu inoccupé. Fleischer joue avec les espaces et nous assimile, nous spectateurs, au tueur. Nous connaissons ses pulsions et plaignons la naïveté de ses victimes. Nous savons qu’il va agir et méprisons presque le manque de méfiance des autres. Ainsi, le cinéaste nous place dans une position inconfortable, finalement la même que celle de la société qui juge et condamne les innocents et ne fait que vaguement réprimander les coupables.

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Dans Les flics ne dorment pas la nuit, le monde est devenu fou et nous accompagnons au quotidien les rares personnes qui s’en préoccupent. La misère sociale envahit tout et, détail formidable de la part d’un cinéaste américain qui a fait ses classes du temps de l’Âge d’or et n’appartient donc pas au Nouvel Hollywood, c’est qu’il ne confond pas ses Centurions avec des héros des temps modernes. Ils sont eux-mêmes fragiles, en proie au manque d’ambition, tel Stacy Keach, ou au manque d’intérêt pour quoi que ce soit hormis le travail (George C. Scott). De même, Fleischer ne cherche-t-il pas à dissimuler leurs défauts physiques. Il filme ainsi le bec-de-lièvre de Stacy Keach, que l’acteur dissimule habituellement sous une moustache. Être flic de terrain, c’est un peu comme ses soldats au front décrits par Erich Maria Remarque dans À l’ouest rien de nouveau. Les tranchées sont une horreur mais partir en permission à l’arrière est terrible, avec un sentiment d’ennui et de manque qui nous terrasse, sans doute moins sûrement qu’une balle ennemie, mais tout de même. Keach, qui dans le film risque sa vie tous les jours, fait une tentative et se fait muter aux mœurs. Mais chasser les homosexuels et se faire balancer dans un lac par eux ne présente aucun intérêt. Autant retourner risquer sa peau ! De la même façon qu’il abandonne ses études de droit. Les prétoires ont moins d’attrait que les pétoires !

Il pourrait en aller de même du cinéma de Richard Fleischer. Il a filmé un temps joyeux (Happy Time, en 1952, Sacré printemps en français, bluette avec Louis Jourdan et Charles Boyer) mais préfère se frotter aux génie du mal et poser sa caméra face aux étrangleurs et à la misère sociale de notre monde. C’est beaucoup plus risqué qu’un sacré printemps mais au moins on s’y ennuie beaucoup moins.

Jean-Charles Lemeunier

Trois films de Richard Fleischer en éditions simples Blu-ray et DVD et en coffret, édités par Carlotta le 9 novembre 2016.



Guerre et barbarie chez Artus Films : Les nues et les mortes

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Il en est de certains genres ou sous-genres cinématographiques comme d’une bourrasque d’un vent violent : il faut s’accrocher ! C’est ce que nous fait comprendre Artus Films avec trois films sortis en DVD et réunis dans une collection intitulée Guerre et barbarie : Horreurs nazies, Dernière orgie du IIIe Reich et Holocauste nazi. Effectivement, pour les voir, il faut s’accrocher !

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Ces trois films font donc partie de ce que l’on a appelé la nazisploitation. Un genre qui, réunissant uniformes nazis et filles à poil dans ce qui pourrait être une version féminine du fameux roman de Norman Mailer, Les nus et les morts, avec son lot de sadisme et de tueries gratuites, s’appuie sur trois œuvres majeures d’auteurs : Portier de nuit (1974) de Liliana Cavani, qui montre les rapports ambigus pouvant s’installer entre la victime et son bourreau ; Salo (1975) de Pier Paolo Pasolini, qui adapte et transpose un récit de Sade en détaillant les atrocités commises par les fascistes de la République de Salo ; enfin Salon Kitty (1976) de Tinto Brass, lui-même inspiré par Les damnés (1969) de Visconti et réutilisant les mêmes acteurs, Helmut Berger et Ingrid Thulin, qui illustre le quotidien d’un bordel fréquenté par les nazis et des personnalités internationales et qui transforme les prostituées en espionnes.

Le cinéaste Sergio Garrone

Le cinéaste Sergio Garrone

Dans la très intéressante interview du réalisateur Sergio Garrone que l’on trouve en bonus avec Lager SSadis Kastrat Kommandatur (1976, Horreurs nazies), ce dernier déclare : « L’Italie est un pays de copieurs. » Il explique que, lorsqu’un film marchait et attirait du public, les exploitants de cinéma demandaient aux producteurs d’en refaire un à l’identique. Les producteurs se tournaient alors vers les créateurs et leur transmettaient cette consigne. Et les auteurs étaient bien obligés de s’exécuter s’ils voulaient continuer à travailler. Voilà donc Sergio Garrone qui s’attelle à ces Horreurs nazies, qu’il tourne simultanément avec SS Lager 5, l’inferno delle donne (Roses rouges pour le Führer), sorti en 1977. L’action des deux films est identique : les expérimentations nazies sur les prisonnières d’un camp de concentration. Les acteurs principaux aussi sont identiques : Paola Corazzi en détenue, Attilio Dottesio en chirurgien juif obligé de pratiquer sa science sur les pauvres filles, Serafino Profumo en lieutenant sadique, Giorgio Cerioni en chef de camp… Dans ces Horreurs nazies disponibles en DVD, les expériences chirurgicales consistent à tester des greffes d’ovaires. Mais il est également question, comme l’indique le titre original du film, de castration. De toutes ces séquences sadiques à souhait, on retiendra une belle idée de Garrone : les corps des victimes qui, jetées mortes dans un four crématoire, se tortillent sous l’action des flammes.

Garrone explique encore qu’il a cherché à donner à son film « une âme, une histoire ». Il crée donc une relation amoureuse entre une prisonnière (Paola Corazzi) et un militaire allemand (Mircha Carven). Pour la petite histoire, il raconte comment ont été tournées les séquences d’opération au cours desquelles le chirurgien sort des viscères d’un corps. Garrone a acheté chez un boucher un cochon, dont la peau dit-il est semblable à celle des humains. Les gros plans ont fait le reste.

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Un détail prête à sourire dans ces films de nazisploitation, c’est que les acteurs sont pratiquement tous italiens et qu’ils apparaissent en nazis du sud-est européen, quelque part entre Rome et Milan. Avec La bestia in calore (Holocauste nazi), tourné en 1977 par Luigi Batzella sous le nom d’Ivan Kathansky, le scénario touche au grotesque : une super sadique doctoresse nazie (la jolie Macha Magall qui, en pinçant son nez, prend un air vraiment TRES méchant) a trafiqué des hormones pour créer un monstre, une bête qui, comme l’indique le titre original, sera constamment en chaleur. La bonne idée de Batzella, qui ne recule devant rien, est d’avoir confié le rôle à Salvatore Baccaro, crédité ici Sal Boris, un « acteur » dont le physique particulier l’a cantonné aux rôles simiesques ou de néanderthaliens. Ici, enfermé nu dans une cage, le corps couvert de poils, on lui livre en pâture de pauvres filles hurlantes sur lesquelles il se jette en roulant des yeux et en poussant des grognements. Ce n’est pas l’Actor’s Studio mais…

Salvatore Baccaro, la Bête en chaleur du titre original

Salvatore Baccaro, la Bête en chaleur du titre original

 

Macha Magall dans La bestia in calore, qui se prend ici pour Charlotte Rampling dans Portier de nuit

Macha Magall dans La bestia in calore, qui se prend ici pour Charlotte Rampling dans Portier de nuit

Les bisseux, c’est-à-dire les amateurs de cinéma bis, connaissent bien Batzella et lui ont taillé une réputation sur mesure. On sait que le bonhomme, qui utilise souvent le pseudo de Paolo Solvay, fait feu de tout bois et tourne à la va-vite des produits sans énormément d’argent. Ce qui, parfois, donne à ses films un style tout à fait particulier. Dans Holocauste nazi, histoire de résistants italiens qui s’opposent à de méchants SS, dont la fameuse doctoresse, les plans n’ont parfois pas la même lumière, comme si la pellicule provenait d’un autre film alors que le décor est sensiblement le même. Dans le bonus du DVD, Christophe Bier explique que le brave Luigi est allé récupérer les bobines d’un film de guerre qu’il avait tourné sept ans auparavant et les a mélangées à de nouvelles scènes pour concocter un petit porno-nazi vite fait bien fait.

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Enfin, L’ultima orgia del III Reich (1977, La dernière orgie du IIIe Reich/Des filles pour le bourreau) de Cesare Canevari est ce qui ressemble le plus à un film d’auteur. Si le sujet se rapproche de Portier de nuit et remet en scène le couple victime/bourreau, le traitement apporté par Canevari est original. Le métrage s’ouvre sur une longue promenade en voiture sur une route déserte avec, en voix-off, le témoignage d’une victime des nazis au cours d’un procès. On sent que le cinéaste se refuse à tomber dans les clichés, même si les séquences de camp qui suivent nous ramènent à ce que nous avons déjà vu dans les précédents films, comme autant de passages obligés. Lorsque la victime (Daniela Poggi, créditée Daniela Levy et qui deviendra quelques années plus tard ambassadrice de l’Unicef) et son bourreau (Adriano Micantoni qui apparaît au générique sous le nom de Marc Loud) se retrouvent dans le camp déserté depuis la fin de la guerre, perdu sur une île et en ruines, on pense immanquablement à la ville fantôme qui sert de décor à ¡ Matalo !, western de Canevari dont nous avons parlé lors de sa sortie en DVD chez Artus Films. C’est là où tout va pouvoir se jouer, où la vengeance va enfin s’accomplir.

On ne saurait recommander qu’avec précaution ces trois films réunis dans la collection Guerre et barbarie. Ils ne sont bien sûr pas à laisser entre toutes les mains, sont perturbants, complaisants, forcément putassiers, utilisant les corps nus des actrices pour attirer le chaland. Ils permettent surtout, en prenant suffisamment de recul, de faire une incursion dans un genre souvent décrit et décrié dans les revues spécialisées des années soixante-dix. Et de s’en faire une idée par soi-même !

Jean-Charles Lemeunier

Horreurs nazies, Dernière orgie du IIIe Reich et Holocauste nazi, trois films édités par Artus Films le 1er avril 2014 pour le premier et le 4 octobre 2016 pour les deux suivants.


« Le démon des eaux troubles » de Samuel Fuller : Mer Courage

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Voici que sortent simultanément deux films aux titres originaux quasi similaires : Hell and High Water, en français Le démon des eaux troubles, un film de Samuel Fuller de 1954, est accessible en DVD chez ESC Conseils depuis le 2 novembre dernier, dans la collection Hollywood Legends Premium. Présent sur nos grands écrans depuis le 7 septembre, Hell or High Water de David Mackenzie a été baptisé en français Comancheria. C’est au premier que nous allons nous intéresser.

Quand il attaque ce Démon des eaux troubles pour la Twentieth Century Fox, Sam Fuller vient d’achever un film avec la même vedette, Richard Widmark. Pick Up on South Street (1952, Le port de la drogue), formidable polar, est dans sa version originale fortement ancré dans la lutte anti-rouges que mène Hollywood. Dans sa version originale uniquement puisque, dans la v.f., les méchants communistes se sont transformés en trafiquants de drogue !

D’une façon plus atténuée, moins offensive si ce n’est un « Enfoirés de Jaunes » prononcé par l’un des hommes du sous-marin piloté par Widmark, Le démon des eaux troubles va utiliser la Guerre froide et l’explosion d’une bombe atomique en 1953, quelque part entre le Japon et l’Arctique, pour désigner clairement les Chinois communistes comme ennemis. Le film est produit par Darryl F. Zanuck, pourtant connu pour ses idées libérales. Il a sauvé Jules Dassin des griffes des chasseurs de sorcières en l’envoyant tourner à Londres et s’est opposé, avec Bogart, Bacall et quelques autres, aux lois anticommunistes du sénateur McCarthy. C’est malgré tout dans son studio que Fuller va tourner Le port et ce Démon.

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Sur de belles images en Cinémascope de cette explosion atomique, le générique démarre et se poursuit par des vues de Paris, usant de tous les clichés touristiques : l’arc de triomphe, la place Vendôme, Notre-Dame… jusqu’au très attendu plan de la tour Eiffel, prise d’un angle suffisamment large pour qu’apparaisse à l’extrémité droite une vue de la statue miniature de la Liberté, celle de l’île aux Cygnes. Les éléments importants à connaître au début du film se font ensuite par voie de presse. On aurait tort d’oublier que Fuller fut d’abord journaliste.

Un regroupement de scientifiques et d’hommes d’affaires de plusieurs pays, dont le Japon, demande à Widmark de prendre le commandement d’un sous-marin, là où il avait déjà patrouillé pendant la Seconde guerre mondiale. « L’ennemi a changé, pas les eaux ! », explique-t-on au mercenaire pour le persuader. Le but étant d’en apprendre plus sur l’origine de l’explosion atomique. Mercenaire est bien le mot qui convient pour désigner Widmark. Il a, face à lui, des scientifiques, dont un professeur français de grand renom incarné par Victor Francen, l’ancien interprète de Gance, L’Herbier et Duvivier. À leurs demandes patriotiques, il ne répond qu’en dollars. Combien va-t-il toucher ? Pour quel prix va-t-il risquer sa vie ? Ce à quoi Francen répond : « Chaque homme a sa raison de vivre et son prix pour mourir. »

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Écrit par Fuller lui-même, Jesse Lasky Jr et David Hempstead, le scénario va ainsi beaucoup utiliser ce genre de phrases sentences. On entendra également de la part de Gene Evans, l’un des marins : « Une femme dans un sous-marin porte malheur. » La femme en question, dans le film l’assistante de Francen, c’est Bella Darvi, dont c’est le premier film. Découverte à Paris par Virginia Zanuck, la femme du producteur, Bella était vite devenue la maîtresse de celui-ci, ce qui lui valut plusieurs rôles d’importance dans des films Fox. Dans son autobiographie Le fils du chiffonnier, Kirk Douglas, qui fut son partenaire dans The Racers (1955, Le cercle infernal) de Henry Hathaway, en parle ainsi. « Le but principal du Cercle infernal était de faire une vedette de la maîtresse de Darryl Zanuck, une Franco-Polonaise du nom de Bayla Wegier. Zanuck avait changé son nom en Bella Darvi – Dar pour Darryl et Vi pour Virginia, la femme de Zanuck. Cette anagramme et cette liaison affichée avec Bella faisaient jaser tout Hollywood. Quant à Bella, c’était certainement une fille charmante mais elle n’avait rien d’une actrice. » Kirk Douglas a la dent un peu dure avec la jeune femme qui ne s’en sort pas si mal dans Le démon des eaux troubles, suffisamment jolie et sexy pour comprendre qu’elle puisse porter malheur dans cet univers masculin.

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Pour un cinéaste, être obligé de concentrer son action dans un sous-marin est une véritable gageure. Fuller aère le récit dès le préambule, avec ces plans de Paris gratuits mais qui ne font pas de mal (ils accompagnent le départ de Francen de Orly) et prouve qu’il est le grand cinéaste que l’on connaît avec la séquence de la rencontre entre Widmark et son groupe de financeurs. Le plan est de toute beauté quand l’acteur s’enfonce dans une cave où a lieu le rendez-vous. Son ombre se détache sur le mur, quasiment en noir et blanc, tandis que le côté droit de l’image est inondé d’une lumière rouge. Ce genre de tension, Fuller va le renouveler à plusieurs reprises dans son film avec pour apogée la séquence où un sous-marin chinois poursuit celui de nos héros. Pour ne pas que leurs radars respectifs les décèlent, les deux sous-marins se posent au fond des mers. Aucun bruit ne doit sortir des deux appareils. Sam Fuller réussit ces quelques scènes avec une maestria certaine.

Lui-même soldat (il a suivi le débarquement des troupes alliées en Sicile et en Normandie et en fera un grand film, The Big Red One), Sam Fuller sait rendre également hommage au courage des obscurs et des sans-grade, en particulier du marin chinois qui fait partie de l’équipage, dans une très belle scène sacrificielle.

Bien que mineur dans sa carrière, Le démon des eaux troubles est une réelle curiosité. Il va redonner au genre pourtant codifié du film de sous-marin un nouvel élan puisqu’il sera rapidement suivi par 20 000 lieues sous les mers (1954) de Richard Fleischer, L’odyssée du sous-marin Nerka (1956) de Robert Wise, Torpilles sous l’Atlantique (1957) de Dick Powell ou, encore, Opération jupons (1959) de Blake Edwards.

Jean-Charles Lemeunier

Le démon des eaux troubles, édité chez ESC Conseils dans la collection Hollywood Legends Premium depuis le 4 novembre 2016.

Le démon des eaux troubles
Titre original : Hell and High water
Année : 1954
Pays : États-Unis
Réalisateur : Samuel Fuller
Scénario : Samuel Fuller, Jesse Lasky Jr d’après une histoire de David Hempstead
Photo : Joseph MacDonald
Musique: Alfred Newman
Montage : James B. Clark
Production : Twentieth Century Fox
Avec Richard Widmark, Bella Darvi, Victor Francen, Cameron Mitchell, Gene Evans, David Wayne, Stephen Bekassy, Richard Loo…


Hollywood Legends : Trois Peck impecs

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Dans la collection de DVD Hollywood Legends Premium, mise en vente par ESC Conseils dans des versions restaurées en haute définition, on retrouve trois films interprétés par Gregory Peck : David and Bathsheba (1951, David et Bethsabée) de Henry King, The Man in the Grey Flannel Suit (1956, L’homme au complet gris) de Nunnally Johnson et The Chairman (1969, L’homme le plus dangereux du monde) de J. Lee Thompson, ce dernier tourné en Grande-Bretagne (et à Taïwan) et tous trois battant pavillon de la Twentieth Century Fox.

Ce qui est curieux dans les deux premiers, produits à une époque où le code de censure très puissant dictait ce que l’on pouvait montrer ou pas à l’écran, c’est qu’ils traitent tous deux d’une histoire d’adultère. Un sujet très mal vu par les puritains à la tête du Code Hays. Pourtant, David et Bethsabée est entièrement centré sur ce problème de l’adultère. Non seulement le roi David (Gregory Peck) assiste à la lapidation d’une femme adultère et montre son désaveu d’une telle pratique, mais il va tomber fou amoureux d’une femme mariée (Susan Hayward), alors que lui-même l’est également. Ce double adultère biblique va bien sûr entraîner quantité de problèmes mais, à aucun moment, Henry King semble juger la passion de ses deux héros ni la condamner. Il est d’ailleurs étonnant qu’un film consacré à David ne soit pas axé sur son célèbre combat contre le géant Goliath. Ici, le Philistin coriace n’apparaît que lors d’un flashback, incarné par le Lithuanien Walter Talun, haut de 2,18 m si l’on en croit internet. Et donc l’histoire avec Goliath n’interfère pas du tout dans la passion amoureuse qui lie les deux héros. Elle est juste rappelée pour dire qu’on ne l’a pas oubliée.

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L’intérêt de David et Bethsabée, l’un des premiers films américains à remettre le péplum au goût du jour après le Samson and Delilah (1949, Samson et Dalila) de Cecil B. DeMille, est de montrer un homme seul, ici un souverain, s’opposant à la foule et même au prophète Nathan (Raymond Massey) qui la dirige. Un souverain pourtant mythique dont le spectateur est amené à douter, suite à certaines de ses prises de position. Surtout en ce qui concerne Urie (Kieron Moore), le mari de Bethsabée. Ce scénario de Philip Dunne, mettant en scène un héros solitaire en lutte contre tous les autres, va devenir l’un des schémas récurrents du cinéma hollywoodien des années cinquante, que reprendra Carl Foreman dès l’année suivante avec Gary Cooper dans High Noon (1952, Le train sifflera trois fois). Sobre comme il l’est toujours, Gregory Peck est, suivant les séquences, à la fois tendre ou calculateur, juste ou partial, passionné ou indifférent face à une Susan Hayward flamboyante. Sobre, la mise en scène l’est tout autant qui ne recherche pas les habituels effets spéciaux qui firent la gloire de DeMille et de tous ceux qui se frottèrent au péplum. A peine y glisse-t-il un zeste d’érotisme avec le bain de Bethsabée maté depuis sa terrasse par ce voyeur de David et la danse lascive de Gwen Verdon.

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Ecrit et réalisé par Nunnally Johnson, scénariste de John Ford, L’homme au complet gris pèche curieusement par… son scénario. Comme si Johnson avait voulu trop en dire ou comme si, hésitant sur ce qu’il voulait raconter – il se basait pourtant sur un récit de Sloan Wilson -, il avait tout à la fois signé une comédie familiale, un film de guerre, une histoire d’amour, un mélo sur l’adultère, une étude sur le monde de l’entreprise, un drame…  sans jamais se ranger dans un genre ou dans l’autre.

Campant un type assez fade, digne du complet gris du titre, Gregory Peck ne semble avoir aucune ambition, si ce n’est celle d’écouter sa femme et de lui faire plaisir. Cette dernière est incarnée par Jennifer Jones, à cent lieues du personnage qu’elle interprétait dix ans auparavant, face au même Peck, dans Duel in the Sun (1946, Duel au soleil). L’intrépide sang mêlé qui vouait à Gregory Peck autant d’amour que de haine est devenue une épouse rangée, un peu contraignante, souvent rigide face à ses trois enfants. Le début de L’homme au complet gris est une vraie réussite de comédie familiale avec ses petits drames traités d’une façon très sérieuse, comme cette belle séquence où le jeune fils de la famille, âgé d’une dizaine d’années, décide de quitter le domicile parce que sa mère lui interdit d’accueillir le chien dans son lit.

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Puis Johnson change de direction et amène, par quelques flashbacks assez superficiels, une deuxième histoire : celle de la vie militaire du héros, de la perte de ses amis au combat, du moment où il a dû terrasser un ennemi. Et de l’histoire d’amour qu’il a connue avec une jolie Italienne (Marisa Pavan). Notre Greg reprend allègrement la même indifférence qu’il montrait dans David et Bethsabée face à l’adultère. Pour filmer ces séances d’amour entre le soldat américain et l’Italienne, Johnson prend des risques. Les deux amants évoquent sans broncher la femme de Peck restée au pays (shocking !) et se retrouvent allongés sur le même canapé, dans une maison en ruines, à s’embrasser alors que le code de censure interdit de montrer un couple dans un lit (re-shocking !). Puis le cours de l’histoire est repris là où on l’avait laissé avant le flashback. Peck évolue alors dans le monde de l’entreprise et tout cela fait penser à Executive Suite (La tour des ambitieux), sorti deux ans plus tôt, d’autant plus que Fredric March, qui joue ici le patron de Peck, est présent dans les deux films. Johnson se paie ensuite une parenthèse et évoque le drame familial que vivent Fredric March et son épouse (Ann Harding) face à leur fille (Gigi Perreau). Un autre drame va se jouer entre Gregory Peck et Jennifer Jones quand cette dernière apprend la trahison de son époux pendant la guerre. Tous ces segments d’histoire, réunis somme toute d’une manière assez artificielle, pourraient à eux seuls nourrir des films complets. Le choix de Johnson, et sans doute de Wilson, de les mener de front font de cet Homme au complet gris un film somme toute étrange, déséquilibré mais toujours attachant. Avec, cerise sur le gâteau, une musique de Bernard Herrmann.

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Treize ans plus tard, avec L’homme le plus dangereux du monde, on retrouve Peck dans un récit d’espionnage là encore pas tout à fait conforme à la norme. Les traits ont vieilli et se sont durcis, le cheveux est plus long, la concentration moins présente, comme si l’acteur ne se pensait pas crédible dans le rôle. Ce Chairman, qui donne son titre original au film, c’est le président chinois Mao Zedong, joué par Conrad Yama. L’homme le plus dangereux du monde, c’est tout à la fois lui mais aussi le scientifique américain joué par Gregory Peck et chargé de retrouver son homologue chinois (Keye Luke) dont la découverte, une enzyme révolutionnaire, permettrait de cultiver n’importe quelle terre aride.

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Dangereux, Peck l’est puisque les services secrets qui l’ont envoyé en Chine – à la fois américain, anglais et soviétique – lui ont implanté une bombe dans le cerveau, qui peut péter à tout moment. En 1969, le temps a fait son œuvre et l’adultère commencé (mais interrompu avant son terme) entre le héros et une jolie espionne chinoise (Ziena Merton) ne fait plus frémir personne. En revanche, J. Lee Thompson, le réalisateur, et son scénariste Ben Maddow (inscrit sur la liste noire pendant la chasse aux sorcières) sont beaucoup plus gonflés en montrant les Soviétiques sous un jour meilleur que les Américains – est-ce parce qu’il est lui-même Britannique ? – et en filmant un match de ping pong mémorable entre Gregory Peck et Mao. Thompson a du flair, pour ne pas dire qu’il est visionnaire, car ce qu’on a appelé « la diplomatie du ping pong » entre les Etats-Unis et la Chine n’a démarré qu’en 1971. Il prend en outre un part pris insolent pour l’époque en montrant un Mao somme toute sympathique et plus ou moins dépassé par ses gardes rouges, comme le scientifique américain humaniste l’est par les services secrets qui l’emploient. Le cinéma commence à se méfier de la CIA, ce qui sera flagrant quelques années plus tard avec des films comme Three Days of the Condor (1975, Les trois jours du Condor) de Sydney Pollack.

Jean-Charles Lemeunier

David et Bethsabée, L’homme au complet gris et L’homme le plus dangereux du monde édités en DVD par ESC Conseils dans la collection Hollywood Legends Premium depuis le 2 novembre 2016. Nouveaux masters en haute définition.

 


« Le monstre ressuscité » de Chano Urueta : Une belle découverte

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Une ambiance particulière vous saisit dès le début de ce Monstruo resucitado (1953, Le monstre ressuscité), film mexicain signé Chano Urueta, que Bach Films édite en DVD. Particulière parce qu’on a beau repérer dans le scénario de l’Italien Dino Maiuri des éléments empruntés au Fantôme de l’Opéra, à Frankenstein, à différents musées de cire qui servent de décor fantastique, à ces nombreux films où des créatures relèvent autant de l’homme que du singe ou au Dr Caligari (le somnambule qui obéit aux ordres du sinistre docteur est ici remplacé par un mort revenu à la vie), le tout ne ressemble en rien à un copié-collé mais bien à une œuvre originale et sacrément intéressante. Le mélange de tous ces éléments nous situent d’emblée dans un terrain effrayant connu mais également dans quelque chose de nouveau.

Urueta, que l’on connaîtra sur le tard comme acteur dans les films de Sam Peckinpah (le vieux Mexicain du formidable La horde sauvage ou le barman du non moins sublime Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia, c’est lui), a décidé de tourner son Monstre uniquement en studio et ce ne sont pas les quelques transparences censées se situer en bord de mer qui démentiront ce parti pris. D’où l’oppression qui naît rapidement, dans ces ruelles sans cesse plongées dans l’obscurité ou dans ce manoir inquiétant où le monstre (José Maria Linares Rivas) vit avec son serviteur (Alberto Mariscal). La bande sonore est tout aussi angoissante. Dès que les personnages s’approchent du cimetière qui borde le manoir, de sinistres aboiements de chiens se font entendre auxquels font écho des cris eux aussi redoutables et semblant provenir des tréfonds du château, qui plus est d’une voix humaine.

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Le film se refuse à tout manichéisme. On pourra aisément plaindre le méchant et reprocher à la jolie héroïne — Miroslava qui, deux ans après, sera la vedette de La vie criminelle d’Archibald de la Cruz, au générique duquel on retrouve Linares Rivas, et se suicidera avant la sortie de ce film, âgée seulement de 30 ans — de ne pas être très charitable. Mais cela n’empêchera pas de s’inquiéter pour elle dans les séquences où apparaît ce mystérieux chirurgien. Puisqu’il est question de monstre et que ledit médecin cache, dès le début, son visage sous un masque, on se doute qu’on va tôt ou tard découvrir la réalité affreuse qu’il dissimule. Le résultat, pour caoutchouteux qu’il soit, ne fera pas ricaner parce que ce Monstre ressuscité est davantage digne d’éloges que de moqueries.

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Comme dans tout bon film d’horreur classique, la jeune femme se livre facilement au grand méchant mais Urueta ménage habilement son suspense et nous surprend plus d’une fois. A noter, puisqu’il a été question plus haut d’un homme singe, que celui-ci est incarné par un certain Stefan Berne. Comme quoi les secrets d’histoire réservent quelques surprises.

Jean-Charles Lemeunier

« Le monstre ressuscité », édité par Bach Films depuis le 15 septembre 2016.


« Tant que soufflera la tempête » de Henry King : Power ranger.

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Untamed, titre original de Tant que soufflera la tempête (1955) de Henry King que ESC Conseils édite en DVD (version restaurée en haute définition) dans sa collection Hollywood Legends Premium, se réfère tout autant à l’héroïne du film qu’au pays où elle va vivre. Untamed signifie insoumis et l’Afrique du sud, où débarquent Susan Hayward et son mari fuyant la famine irlandaise au milieu du XIXe siècle, l’est et la jeune femme également. Écartée du casting d’Autant en emporte le vent en 1939, l’actrice prend ici sa revanche sur Scarlett O’Hara. Comme la jeune femme incarnée par Vivien Leigh dans le classique du film romantique, la rousse Susan Hayward ne s’en laisse pas compter et passe volontiers d’un homme à l’autre, même si en réalité elle n’en aime qu’un seul, Tyrone Power.

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Acteur fétiche de Henry King avec qui il a tourné pas moins de 11 films, ce dernier incarne une sorte de ranger qui, à la tête de ses commandos, lutte pour la naissance de l’État libre d’Orange. Plus apte à partir au combat qu’à roucouler auprès d’une femme, il rendra d’autant plus mouvementée la vie de sa chérie que les péripéties, qu’elles soient guerrières ou naturelles, surviennent régulièrement dans ce pays sauvage. Tant que soufflera la tempête est bien évidemment un western en Cinemascope, comme aimait en tourner la Twentieth Century Fox à l’époque, qui a beau se dérouler dans une contrée qui n’a rien à voir avec l’Ouest américain, en conserve toutefois tous les attributs : des paysages arides qu’il faut traverser en chariots comme les pionniers américains, des tribus sauvages contre lesquelles il faut se battre, des maisons en bois que l’on construit au milieu de nulle part, des bals où beaux officiers et belles dames virevoltent, des hommes qui se disputent âprement le cœur d’une dulcinée, etc.

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Sitôt arrivée en Afrique du sud, Susan Hayward et son mari se joignent donc à une caravane de pionniers qui quittent Le Cap pour aller conquérir de nouvelles terres. Les historiens nomment cette quête le Grand Trek et les chariots disposés en cercle (laager) subissant l’attaque des Zoulous ressemblent à ce que nous ont montré de nombreux westerns. Curieusement, le film évoque une bataille célèbre, celle de la Blood River, sans vraiment entrer dans les détails alors qu’elle aurait pu être le sujet du film. Dans la réalité, en 1837, les chefs Boers tentèrent de négocier la paix avec les Zoulous. 70 hommes se rendirent au camp indigène sans armes, selon la volonté des Zoulous, et furent massacrés. Puis le reste de la caravane, essentiellement composée de femmes et d’enfants, subit le même sort. Un an après, les Boers revinrent se venger et exterminèrent à moins d’un millier quelque 3000 Zoulous, teintant de leur sang une rivière. La bataille fut désignée sous le nom de Blood River. En 1955, à l’époque où King tourne son film, les mentalités commencent à changer et le cinéma montre comment les Blancs ont trahi la confiance des Indiens qui, après tout, étaient chez eux. Les Zoulous étaient dans le même cas et un film ne pouvait se permettre de les accabler, d’autant que, parmi les scénaristes de Tant que soufflera la tempête, on trouve les noms de Michael Blankfort, qui servit de prête-nom à Albert Maltz pendant le maccarthysme pour le western pro-Indien La flèche brisée (1950), et de Talbot Jennings. Lequel, tout au long de sa carrière, des Révoltés du Bounty (1935) à Au-delà du Missouri (1951), n’a cessé de raconter des amours inter-raciales. Les Zoulous sont donc dépeints ici comme de vaillants guerriers, sans que la caméra ne s’attarde vraiment sur eux.

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Curieusement, le thème du racisme est évité tout au long du film. Or, Tyrone Power et ses commandos n’ont de cesse de vouloir se séparer des Anglais pour créer leur propre état boer. Historiquement, les Boers refusaient l’égalité des races que voulaient leur imposer les Britanniques et l’on sait parfaitement — ce qui n’était un secret pour personne en 1955 — que les Afrikaners, représentés dans le film par Power et ses rangers, ont plus tard créé l’apartheid. Visiblement, King ne s’intéresse qu’à la fresque (et son film en est une belle), délaissant ce qui aurait dû devenir le vrai sujet. Plusieurs belles scènes sont à mettre au crédit du cinéaste. Celle du Trek et de l’attaque des Zoulous, bien évidemment. Mais aussi ce remarquable duel au fouet entre Tyrone Power et Richard Egan pour les beaux yeux de Susan Hayward. Pas du tout négligeable, la séquence de la tempête est malgré tout en-deçà de celle déjà vécue par Ty Power en 1938 dans Suez, tourné pour le même studio de la Fox par Allan Dwan. Mais ce que l’on retient surtout de ce film, très regardable, c’est la place qu’y tiennent les femmes et la liberté qu’elles montrent dans leur sexualité. Ainsi Susan Hayward, qui rencontre Tyrone Power en Irlande et tombe immédiatement amoureuse de lui mais qui épouse John Justin aussitôt après le départ du premier. Elle vivra tour à tour auprès de Power et d’Egan, lui-même acoquiné à la belle et farouche Rita Moreno, qui ne se prive pas de montrer que Egan est son homme. Ces femmes et toutes celles qui croisent leur route, dont l’immense Hope Emerson, tant par le talent que par la taille (1,88 m), ont toutes besoin d’un mari pour mener l’aventure mais savent tout aussi bien s’en passer quand ceux-ci sont défaillants.

Là encore, peut-être une caractéristique de la Fox des années 50, comme cela apparaît déjà dans L’homme au complet gris dont nous avons déjà parlé, le scénario de Tant que soufflera la tempête est assez relâché, pas du tout centré sur une seule action. Cela aurait pu être la conquête d’une terre nouvelle et l’histoire d’amour entre Susan Hayward et Tyrone Power. Mais Hayward se construit une maison, puis l’abandonne et va vivre au Cap, puis est ruinée et part chercher des diamants. Les épisodes s’enchaînent, pas forcément liés. Ils sont bien sûr tous conditionnés par les retrouvailles (ou non) du couple vedette. Et mènent vers la conclusion le spectateur sans que celui-ci s’ennuie le moins du monde.

Jean-Charles Lemeunier

« Tant que soufflera la tempête » de Henry King, édité en DVD par ESC Conseils le 2 novembre 2016. Nouveau master en haute définition.


« Bonjour tristesse » d’Otto Preminger : Des bleus à l’âme

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S’il fallait décrire en quelques mots Bonjour tristesse (1958), film un peu oublié d’Otto Preminger que Carlotta a eu la bonne idée d’éditer en DVD et Blu-ray, une série d’adjectifs contraires viendraient alors à l’esprit : couleurs et noir et blanc, présent et passé, profond et superficiel, européen et américain, grave et léger et, pour essayer de mettre d’accord tous ces qualificatifs, emballant.

Rien a priori ne peut rapprocher Otto Preminger de Françoise Sagan. Le premier est un cinéaste américain d’origine viennoise irréductible, colérique, profondément engagé, prêt à toujours remettre en cause le pays où il s’est réfugié, secouant la censure avec des sujets interdits (la drogue avec L’homme au bras d’or), des mots interdits (« vierge », prononcé pour la première fois dans The Moon Is Blue, en 1953), des provocations (dans Autopsie d’un meurtre, où le sexe est d’ailleurs très présent, il donne un rôle de juge à l’avocat Joseph Welch, conseiller auprès de l’armée des États-Unis et adversaire déclaré du sénateur Joseph McCarthy). Françoise Sagan, à l’époque où paraît Bonjour tristesse en 1954, n’a que 19 ans. Elle est, selon le mot de Mauriac, « un charmant petit monstre » et son personnage, Cécile, l’est tout autant.

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L’idée géniale de Preminger est d’avoir confié ce rôle à Jean Seberg, qu’il a découverte l’année précédente et dont il a fait sa Sainte Jeanne. On sait, et les interviews présentées en bonus de Preminger et Seberg le confirment — quel plaisir de voir ces images de Frédéric Rossif —, que leurs relations ont été très conflictuelles. À l’époque du tournage, Jean Seberg a le même âge qu’avait Françoise Sagan en 1954. Elle donne à cette pauvre jeune fille riche et gâtée, à qui l’ont peut coller les adjectifs contradictoires du début (profonde et superficielle, grave et légère), un allant extraordinaire. Preminger, qui a toujours maîtrisé ses sujets, confère aux rapports père-fille une ambiguïté incroyable, à la limite de l’inceste. David Niven et Jean Seberg, le père et la fille dans le film, sont devenus très proches depuis que Niven élève seul sa fille (la mère est morte). Il collectionne les maîtresses et ne s’en cache pas, préférant son enfant à toutes ces jolies poupées qu’il courtise (y compris Mylène Demongeot). Jusqu’au jour où il séduit Deborah Kerr et lui propose le mariage…

Le parti pris du cinéaste est de filmer le présent en noir et blanc et le passé en couleurs. Un passé aux couleurs très vives, qui se déroule sur la Côte d’Azur, et qui se rapproche des tonalités chatoyantes de Plein soleil (1960), photographié par Henri Decaë, ou du Mépris (1963), dont les images sont signées Raoul Coutard. Dans Bonjour Tristesse, c’est Georges Périnal qui prend en charge la photographie, une valeur sûre puisque, après avoir éclairé de nombreux films de Cocteau, L’Herbier, Duvivier, Grémillon, Alexandre Korda ou Josef von Sternberg, c’est lui qui, toujours pour les somptueuses productions Korda, photographie Alerte aux Indes, Les quatre plumes blanches et, surtout, le magnifique Voleur de Bagdad (1940) que cosigne Michael Powell. Trois ans plus tard, pour le même Powell, il soigne les plans de Colonel Blimp, avec Deborah Kerr. Pour Bonjour tristesse, le DVD et le Blu-ray de Carlotta bénéficient d’une restauration 4k qui rend justice à la beauté des images.

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A travers un récit en flashbacks, Preminger suit donc d’une manière entomologique ce petit monde de riches qui passe son temps à se baigner, à flirter, à gagner ou perdre de l’argent au casino et à jouer aux cartes. Le titre est né de quelques vers d’un poème d’Éluard : « Bonjour tristesse, amour des corps aimables, puissance de l’amour dont l’amabilité surgit, comme un monstre sans corps, tête désappointée, tristesse beau visage. » Dans cet univers totalement superficiel, où il n’est jamais — ou à peine — question de travail, la jeune Cécile va s’initier à un sentiment nouveau. Sagan ouvre d’ailleurs son roman par cette découverte : « Sur ce sentiment inconnu dont l’ennui, la douceur m’obsèdent, j’hésite à apposer le nom, le beau nom grave de tristesse. » Et dans cette univers de paresse, Deborah Kerr va surgir qui, elle, renvoie Cécile à ses devoirs (elle doit passer le bac à la session de rattrapage de septembre) et chacun à ses responsabilités.

Preminger a confié l’écriture du scénario à Arthur Laurents, déjà auteur de La corde pour Hitchcock et de La fosse aux serpents pour Litvak, deux films de 1948. Rompu à l’exercice, Laurents apporte une tension digne d’un polar, ne dévoilant pas entièrement tous les secrets enfouis. C’était déjà le cas de l’homosexualité dans La corde — si celle des deux meurtriers est clairement annoncée, celle supposée de James Stewart ne l’est jamais — et du passé trouble d’Olivia De Havilland dans La fosse, dont le spectateur ne prenait connaissance qu’à la fin. Dans Bonjour tristesse, un véritable secret baigne les relations étroites entre Niven et Seberg. Au spectateur d’en tirer ses propres conclusions.

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On l’a déjà noté, le choix de Jean Seberg dans le rôle de Cécile a été très judicieux. Elle a la fragilité et l’insouciance de sa jeunesse et, malgré tout, s’avère être une froide calculatrice, ce charmant petit monstre dont parlait Mauriac à propos de Sagan. Comme si l’on assistait à la naissance de ces bleus à l’âme, titre d’un autre ouvrage de Françoise Sagan. Les partenaires de Jean Seberg s’accordent parfaitement à son talent : David Niven remplit à merveille sa tâche de séducteur désabusé pour qui l’amour semble sans grande conséquence, sans doute meurtri par le décès de sa femme. Deborah Kerr est, à son habitude, rigide et froide, une belle femme bien éduquée et qui saura souffrir en silence. Mylène Demongeot, et c’est aussi une habitude, est charmante et frivole.

Il y a enfin, dans Bonjour tristesse, cette fameuse dernière séquence, qu’un critique américain a qualifiée de « l’une des plus tristes du cinéma », à laquelle renvoie l’affiche du film créée par Saul Bass, avec ce visage dessiné de Jean Seberg sur lequel glisse une larme. En bonus, une interview de Jan-Christopher Horak — auteur d’un livre sur Bass — rend un hommage mérité à cet artiste, créateur de génériques remarquables pour Hitchcock, Preminger ou Billy Wilder.

Jean-Charles Lemeunier

Édité par Carlotta en DVD et Blu-ray le 23 novembre 2016.

Bonjour tristesse
Titre original : Bonjour Tristesse
Origine : États-Unis
Année : 1958
Réalisateur : Otto Preminger
Scénario : Arthur Laurents d’après Françoise Sagan
Photo : Georges Périnal
Musique : Georges Auric
Montage : Helga Cranston
Distribution : Columbia
Avec Deborah Kerr, David Niven, Jean Seberg, Mylène Demongeot, Geoffrey Horne, Juliette Gréco, Walter Chiari, Martita Hunt, Elga Andersen…


Le Client d’Asghar Farhadi : l’oeil intermédiaire

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Emad et Rana, un couple de comédiens, se retrouvent soudain dans l’obligation de quitter leur appartement. À la suite d’une excavation due à la construction de l’immeuble voisin, leur appartement subit un affaissement et puis un effondrement. À l’aide d’un ami artiste, ils louent un vieil appartement au nord de Téhéran. Une nuit, Rana, qui était persuadée que son époux a sonné, ouvre la porte et c’est le début d’un événement tragique. Un inconnu agresse Rana dans la salle de bain. Emad décide d’avertir la police, mais Rana refuse de le faire pour des raisons personnelles. Par la suite, on apprend que l’occupante précédente de l’appartement était une prostituée et l’agresseur était venu pour la voir. Emad affecté par l’agression, la souffrance et le bouleversement de son épouse se met à la recherche de l’agresseur et affronte un conflit intérieur et une situation inattendue.
L’évolution de l’histoire commence au moment où Rana ouvre la porte. Cet événement bouleverse le rapport du couple qui se basait sur la confiance de Rana à Emad. Cette confiance change de nature avec le « hasard » qui est une des caractéristiques du cinéma formaliste « minimaliste iranien ». Au-delà des critères de sélection du Festival de Cannes1, la qualité remarquable de la mise en scène est évidente. Sans doute, le scénario de ce film a une qualité considérable, néanmoins, il mérite quelques critiques. Ici, nous allons nous limiter à l’étude de la mise en scène qui apporte des éléments particuliers.

La mise en scène intermédiaire
Étant donné que l’histoire du film est à propos de l’agression de l’espace personnel et familial, voire intime, d’une femme actuelle et de l’angoisse partagé d’un couple, il est tout à fait logique d’envisager les réactions et les conséquences attendues telles que la vengeance, la présence de la police dans le genre du film policier, la violence brutale, etc. L’art de ce film est dans sa mise en scène, qui sans montrer ces réactions potentielles, raconte le texte du scénario avec une tonalité calme et intériorisée à travers l’image. Le spectateur ne rejette pas ce style de narration linéaire et réfléchie et ne s’en lasse pas. Au contraire, son esprit rentre dans le jeu et suit avec son imagination l’histoire jusqu’au bout. Ce suspense dans la narration de l’histoire est le point culminant de la mise en scène du film. La narration visuelle qui possède à la fois les éléments du cinéma d’auteur et ceux du cinéma grand public rempli de suspense2 se distingue des deux et cherche à créer un nouveau genre dans le cadre du cinéma social ou du cinéma néoréaliste contemporain. Sans doute, « la mise en scène intermédiaire » du film est puissante. Elle ne tombe ni dans le piège du genre grand public rempli de suspense ni dans le rythme ralenti du cinéma purement intellectuel. Elle raconte le scénario avec une telle finesse qu’avec chaque séquence, les émotions sont facilement ressenties. Cette union entre le rythme ralenti de l’intérieur et la narration apparemment simple et calme est rarement vue au cinéma.
Cette forme de narration a pour but de mettre en place une psychologie des circonstances et des personnages. Dans le cinéma hollywoodien, un film avec un tel sujet allait sûrement se transformer en un film surchargé de violence, de scènes de sexe déplacées et de suspense impressionnant. Dans le cinéma vengeur de style « Film farsi » iranien, le film aurait été éloigné de son aspect réaliste et logique et aurait donné lieu à des films comme
Gheyssar ou Sadegh le Kurde. La lecture intermédiaire de ce genre cinématographique est lisible dans la forme et le contenu du film. D’ailleurs, lors de ses interviews, Farhadi souhaite que son film soit vu par toutes les couches sociales et même par tous les spectateurs du monde entier.

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La classe intermédiaire
Un couple de comédiens de théâtre incarne les personnages principaux du film. Ils appartiennent tous les deux à la classe moyenne cultivée de la société. Emad est aussi professeur. Globalement, les réactions du couple par rapport à l’agression et la politesse et le respect d’Emad envers son épouse, nous disent beaucoup sur leur culture et leur sensibilité artistique. Même si nous ne les qualifions pas d’intellectuels engagés ou d’activistes politiques, mais ils appartiennent au milieu instruit. Bien que lors d’une interview au Festival de Cannes, Farhadi les ait présentés comme des citoyens ordinaires, mais avertis, une observation minutieuse de la société affirme le contraire. Ainsi, nous attendons également des attitudes et des réactions différentes de ce couple issu de la classe intermédiaire.
C’est ici que l’aspect naturaliste et le genre réaliste-social du film s’intègrent dans l’histoire du film. Le rythme et la tonalité lente, les tremblements et les mouvements ralentis de la caméra sur épaule pendant tout le film et l’avancée progressive (couche sur couche) de l’histoire avec le changement des personnages n’ont qu’un seul but : l’analyse psychologique des individus et des circonstances sociales. Cette lecture psychologique fortifie le réalisme des situations et des réactions produites par les personnages et va jusqu’au naturalisme social.

Emad, troublé par l’agression de son épouse, dès le départ souhaite porter plainte. Sa relation affective avec Rana et leur compréhension réciproque le poussent à abandonner l’idée de s’adresser à la police. Rana lui explique sa honte et son malaise pour raconter son intimité à un étranger, ici la police, qui va de toute façon l’interroger en premier. Il est vrai qu’en Iran la personne agressée doit d’abord se justifier et expliquer ce qu’elle a fait pour motiver l’agresseur à commettre son acte. Par la suite, l’agression subie devient un problème et impose des troubles et une souffrance permanente à Rana. Emad, en tant qu’époux, cherche à libérer Rana de ce conflit intérieur, mais le problème de Rana s’aggrave et pousse Emad à faire des actes obsessionnels. Troublé, à l’aide des informations qu’il obtient, Emad trouve enfin le vieux vendeur3. Jusqu’ici, le spectateur est ébloui par l’ambiance intermédiaire et réaliste du film et s’identifie à Emad, car les réactions de ce dernier lui paraissent naturelles et la narration visuelle lui permet de le comprendre. Finalement, Emad ne fait pas confiance à la police et comme il pense que l’intervention policière va aggraver ses problèmes, il cherche à résoudre l’énigme et à mettre fin aux souffrances de son amour, Rana. Étant donné la personnalité du jeune époux, le spectateur s’attend à une réaction modérée de sa part. Mais le jeu de forme et de sens dans l’élément du hasard, dans « les moments, les circonstances et les situations définitifs de la vie », dans « le regard minimal » est créé de façon croyable et vraisemblable. Cette narration n’est pas uniquement formelle, elle se manifeste aussi dans le contenu du film. Après pas mal d’hésitation, Emad trouve enfin l’agresseur. Ses principes personnels et ses recommandations éducatives à ses élèves au sujet du respect social et du rejet de la violence se basculent soudainement. À partir de là, Emad agit consciemment ou inconsciemment dans le but de satisfaire ses besoins personnels et d’apaiser sa crise de personnalité : il répare sa place en tant qu’homme et d’époux et non pas en qualité du citoyen de la société moderne.

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Le cinéma intermédiaire
En général, l’esthétique visuelle joue peu de rôle dans le cinéma réaliste de Farhadi. Cela est dû à son genre et sa narration cinématographique. Par l’intermédiaire du scénario, des éléments de la mise en scène, de la caméra mobile et du montage Farhadi offre une succession particulière et un rythme et une tonalité rapide à la majorité de ses films. En effet, l’esthétique visuelle peut ralentir les plans, mais dans quelques scènes limitées du client ce travail esthétique est visible. Dans la séquence du déménagement au nouvel appartement, les jeux visuels avec le miroir et les mouvements ordonnés de la caméra à l’épaule démontrent l’esthétique visuelle et conceptuelle axée sur le sens de l’appartement qui s’avère comme une identité indépendante et influente. Il s’agit ici de l’identité de la maison, de l’espace d’intérieur qui a sa propre signification dans le cinéma urbain de cette dernière décennie.

Contrairement à Une séparation, la caméra à l’épaule dans Le client n’a pas la fonction de troisième œil avec un point de vue investigateur (inspecteur caché) ou du moins cette utilisation est limitée. Farhadi qui semble être actuellement un des meilleurs à filmer avec la caméra à l’épaule a utilisé la caméra dans Une séparation comme un accompagnateur et un personnage semi-indépendant afin d’enrichir la narration et l’ambiance du film et de favoriser la communication avec le spectateur (pour le faire participer dans l’évolution de l’histoire). La caméra au côté des autres facteurs de la mise en scène a contribué à la création d’une ambiance policière et à la découverte des faces cachées de l’énigme du film. Dans Le client ce rôle indirect de la caméra à l’épaule a été attribué à d’autres éléments de la mise en scène comme l’intrigue du film, la pièce de théâtre d’Arthur Miller La mort d’un commis voyageur, la concentration sur le monde des deux personnages principaux4, etc. qui dévoilent progressivement le secret de l’histoire. Dans Le client, la fonction principale de la caméra à l’épaule avec le point de vue à la fois observateur et accompagnateur, est particulièrement efficace dans la création de l’espace troublant du privé (maison) et du public (société). De plus, le corps semi-indépendant de la caméra contribue à l’ambiance générale de l’histoire et fait le lien avec le climat général de la société. D’une façon phénoménologique, ce processus est directement compris (perçue) par le spectateur. Ce rapport mutuel et cette lecture psychologique de la caméra ne contribuent pas à une production documentaire, mais ils rendent plus croyables les comportements dans le film. Il s’agit bien d’une fiction et non pas d’un docufiction. Autrement dit, l’œil qui joue un rôle définitif dans l’histoire se balade parmi les personnages et dans les ambiances. Cette sensation de proximité par l’intermédiaire de la caméra à l’épaule ou par le moyen des autres facteurs n’aboutit pas forcément à transformer la fiction en documentaire et d’ailleurs, l’intention du réalisateur est ici autre chose.

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Au-delà de la situation grise : psychologie existentialiste dans une ambiance réaliste
Farhadi insiste sur l’aspect intermédiaire de ces films aussi bien dans la forme que dans le contenu. Lors de son interview avec Arte, il parle des moments importants de la vie où les êtres humains peuvent se rapprocher et soudainement s’éloigner, les moments dévoilent les contradictions de l’individu et de la société : un œil entre l’individu et la société, entre être dedans, être soi pour voir son vrai soi, son soi différent. Une approche intermédiaire qui se situe aussi entre la forme intellectuelle et la forme populaire. Cette lecture psychologique donne lieu à cet « être au cœur et au milieu » dans le film. Autrement dit, être au milieu de l’histoire et en moindre distance avec les personnages et les événements. Ainsi, grâce à ce naturalisme visible dans Le client, le point de vue existentialiste étudie l’humain. Quand Emad trouve enfin le vieil agresseur, il est en pleine crise personnelle, mais il n’est pas évident de prévoir ce que cet homme instruit est capable de faire. Dans ce cas, plusieurs possibilités sont en vue. Le scénario peut prévoir une fin pour l’histoire soit par la violence brutale d’Emad envers le vieillard, soit par l’attribution de son pardon. Mais il peut aussi réserver une autre issue comme c’est généralement le cas chez Farhadi. Évidemment, il s’agit du deuxième cas. L’histoire initie et prépare les spectateurs, analyse la situation et les personnages, et à travers la mise en scène de la souffrance du couple, auquel le spectateur s’identifie, analyse l’aspect existentialiste de la société et de l’humain. D’abord, Emad décide d’enfermer le vieillard qui souffre d’insuffisance cardiaque, une torture pour apaiser sa propre souffrance. Le fait de découvrir le monde et le personnage du vieillard dans l’image accentue la dimension psychologique et existentialiste qui prime tout au long du film et à la fin du film atteint son point culminant. On apprend que le vieillard est un homme détruit semblable au vieillard de la pièce d’Arthur Miller, un homme aimé par son épouse qui rendait parfois visite à une prostituée pour se ressourcer et finalement, il ne s’agit pas d’un criminel ou d’un imposteur. Ici, contrairement à ce qui est courant dans le cinéma iranien d’aujourd’hui, l’histoire ne cherche pas à acquitter le vieillard. Elle ne qualifie personne de coupable ou d’innocent, car tout le monde agit en fonction de l’ambiance générale. Cette lecture narrative est plus approfondie. On comprend très bien que la violence exercée par Emad et les deux actes du vieillard, c’est-à-dire se rendre chez une prostituée et agresser Rana, sont exercés consciemment. Mais qu’est-ce qu’il mérite le vieillard pour son acte ? La mort ? Est-ce que l’acte d’Emad est inacceptable alors que l’agression faite par le vieillard a déstabilisé sa famille ?

L’enfermement, la torture de l’agresseur et l’arrivée d’Emad annoncent la fin du film au spectateur qui pense que finalement Emad n’a rien fait d’horrible et que cet homme instruit va libérer le vieillard qui a été puni pour son acte. Mais l’apogée de la fin du film est dans la représentation de la violence contagieuse et sociale (ou l’interprétation qu’on a fait de sa lecture phénoménologique dans la politique). Emad consciemment ou inconsciemment gifle le vieux, une gifle qui va déclencher une crise cardiaque chez le vieillard et va probablement causer sa mort.
L’aspect progressif (couche sur couche) de l’histoire et ses dimensions existentialistes et phénoménologiques que nous observons à travers la mise en scène de cette séquence sont comparables à la séquence finale de L’Avventura de Michelangelo Antonioni quand l’homme trompe sa nouvelle petite amie et un peu plus tard, assis de dos sur un banc, il pleure. À ce moment, la petite amie met sa main sur l’épaule de l’homme. Ici, nous sommes à l’apogée de la lecture humaniste. La lecture existentialiste à propos de la femme, de l’homme et du rapport homme-femme est repérable dans les deux cas, mais dans Le client, cette lecture existentialiste de rapport homme-femme (individuel) est développée dans le cadre de la psychologie sociale (collective).

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Le genre intermédiaire est un nouveau genre qui va progressivement s’affirmer dans le cinéma mondial à travers le travail de quelques cinéastes comme Farhadi. L’intermédiaire est un cinéma mature et intellectuel et a déjà un public plutôt nombreux. En fait, il se rapproche du cinéma d’auteur et du cinéma social et il est adapté avec le rythme rapide de la vie moderne. Selon Farhadi, on peut le qualifier de « policier moderne » où la police, le criminel et la victime ne sont plus si visibles. C’est la narration visuelle qui doit incarner leur rôle et cela est visible dans le contenu du film. La mise en scène de ce genre a atteint une telle maturité que la réflexion sur le film permet au spectateur de comprendre la culpabilité du vieillard. La question est de savoir si le vieillard s’est rendu à l’appartement pour voir la prostituée et satisfaire son désir, mais par malheur, les choses ont mal tourné et qu’il a agressé une autre ? Est-ce qu’il mérite de mourir ? La pièce de Miller va également dans le même sens : un vieillard cherche à enrichir sa famille et réaliser son rêve à New York, une ville en voie vers la modernisation. Il fait son possible, il fait des erreurs. Le vieillard du Client agresse Rana, et reflète ainsi une image de l’individu social. La gifle d’Emad est une réponse à ces questions. Elle symbolise la violence banalisée et généralisée dans toutes les couches d’une société qui parcourt un itinéraire illogique vers la modernité. Mais cette petite gifle (violence) impose une violence et un malheur considérable au vieillard, à sa famille et même à Emad et à Rana, comme l’agression faite par le vieillard qui a détruit Rana et Emad. L’effet de ces violences qui a transformé la personnalité de ces deux derniers est visible lors de la scène finale quand le couple est en séance de maquillage pour jouer la pièce La mort d’un commis voyageur. Ainsi même une petite gifle est une action violente et même une grande violence ! Son effet a autant de retentissement que l’agression faite par le vieillard. Finalement, le vieillard et Emad reflètent tous les deux une image dégradée et Rana et la société remettent en question leurs actes.

L’approche intermédiaire et ses dimensions
Le regard sociologique et l’étude structurelle nous permettent de préciser que l’approche intermédiaire de Farhadi ne se manifeste pas uniquement dans ses films, elle est aussi visible dans les réactions après la projection et même avant une nouvelle production. Par exemple, dans un pays comme l’Iran, les couches sociales différentes emploient sans précaution le mot prostituée dans les cercles amicaux. Mais le cinéaste insiste dans Le client à ne pas l’employer et avance l’argument du respect pour la culture et la traduction orientale. Ainsi, il l’utilise comme un élément dans la forme et dans le contenu du film. Cependant, cette approche n’est pas très réaliste. Cette approche intermédiaire du réalisateur est en contradiction avec le réalisme que le film cherche à développer et a un effet négatif sur la production. Les non-dits qui sont pourtant très clairs dégradent le réalisme et le naturalisme de l’œuvre. Dans une autre scène encore les gémissements exagérés de l’épouse du vieillard ont le même effet. Nous espérons que l’approche intermédiaire de Farhadi dans la réalisation5 ne devienne pas son talon d’Achille.

Pour finir, nous abordons un dernier point au sujet du scénario. Du point de vue méthodologique, il n’est pas logique de comparer le film de Farhadi avec la pièce de théâtre La mort d’un commis voyageur d’Arthur Miller comme il le dit lors d’une interview. Selon Farhadi le vendeur de Miller est le vieillard agresseur. La vieille du Client est aussi la femme du vendeur. L’ancienne locatrice du film est également le personnage du théâtre que se bat contre les contraintes de la vie. Nous pouvons dire que le film de Farhadi est plutôt une interprétation libre de la pièce de Miller pour compléter l’ambiance réaliste du film et enrichir la frontière du réel et de l’imaginaire dans la narration.

Aveh Ali Ghasemian,
chercheur en histoire et philosophie du cinéma à l’université de Nanterre Paris-Ouest.

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Réalisation : Asghar Farhadi
Scénario : Asghar Farhadi
Interprètes : Taraneh Alidoosti, Shahab Hosseini, Mina Sadati, Babak Karimi, Farid Sajjadi Hosseini…
Photo : Hossein Jafarian
Montage : Hayedeh Safiyari
Musique : Sattar Oraki
Pays : Iran
Durée : 2 heures 05
Sortie française : 09 novembre 2016

 

1

L’analyse se limite à ce film en particulier et l’auteur ne cherche pas à le comparer avec les autres films du Festival de Cannes 2016.

2

Par exemple dans les films policiers et dans les films d’action.

3

Le titre original du film est Le vendeur, remplacé par Le client dans la version française.

4

Alors que dans Une séparation au moins quatre personnages étaient au centre.

5

Comme les priorités accordées à la pré-production pour satisfaire les exigences des investisseurs du projet c’est-à-dire le producteur, au contournement de la censure, à attirer et à influencer le public issu de toutes catégories sociales.



« La pagode en flammes » de Henry Hathaway : Le syndrome chinois hollywoodien

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On ne le dit jamais assez : les premières impressions ne sont pas toujours les bonnes. Prenons l’exemple de cette Pagode en flammes (1942) que ESC sort en DVD dans une version restaurée haute définition. Épargnons d’ores et déjà nos larmes sur l’absurdité du titre français, qui transforme cette China Girl en Pagode en flammes, preuve que le traducteur ne s’est vraiment pas foulé. Chinoise, l’héroïne incarnée par la sublime Gene Tierney l’est, au grand dam de l’olibrius qui la drague (George Montgomery). À cette époque, le réalisateur Henry Hathaway a quitté la Paramount, au sein de laquelle il a signé plusieurs chefs-d’œuvre (Les trois lanciers du Bengale, Peter Ibbetson), pour la Fox. À première vue, ce China Girl paraît bien routinier et plutôt faiblard en comparaison des films Paramount de Hathaway et de ceux qu’il signera après-guerre à la Fox, tels les fameux Kiss of Death (1947, Le carrefour de la mort) ou Niagara (1953), avec Marilyn.Et pourtant, pourtant…

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Il n’y a aucun doute là-dessus, China Girl est un film bavard qui contient de longs tunnels dialogués — pourtant par Ben Hecht. Malgré tout, quelle force dans certaines séquences, à commencer par celles qui ouvrent le film et qui montrent l’évasion de trois Américains (Montgomery, Victor McLaglen et Lynn Bari) d’un camp japonais. Plus tard encore, on note cette scène stupéfiante d’enfants chinois dans une école qui doivent subir sans broncher un bombardement, tandis que leur maître (Philip Ahn, l’un des futurs pédagogues du petit scarabée David Carradine dans la série Kung Fu) leur enseigne la sagesse orientale.

Dans ces deux exemples, mais à plusieurs autres reprises également, Hathaway nous livre une belle leçon de mise en scène. Il faut voir ces Chinois, qui vont être fusillés de dos par les Japonais, et qui se retournent pour faire face à la mort. Ou ces enfants apeurés par les secousses d’un bombardement et qui reviennent sagement s’assoir à leurs pupitres d’écoliers dans l’attente d’une mort quasiment certaine. En ce qui concerne l’évasion du début, le cinéaste joue avec les clichés et l’habituelle facilité hollywoodienne qui fait que les héros se sortent toujours des pires épreuves. Hathaway utilise cette facilité et se joue d’elle ensuite, nous faisant comprendre combien il nous a trompés. Tout au long du film, ses images démentent et démontent le récit. Parfois, c’est un gag, comme lorsque le gamin promet au héros de veiller sur son sommeil et que la caméra le surprend profondément endormi au petit matin. D’autres fois, c’est pour mieux perdre le spectateur, de la scène initiale au baiser échangé avec Lynn Bari, si bien que l’on se met à douter : pour laquelle des deux femmes le cœur du héros balance-t-il, d’autant plus que nous sommes à une époque où il ne faut pas chatouiller de trop près la censure, sous peine de la voir gigoter et envoyer tout valdinguer cul par-dessus tête, c’est-à-dire dans les poubelles de la salle de montage.

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Gene Tierney est, bien entendu, au centre du film et c’est vers elle que tendent tous les regards. Hathaway la soigne, secondé par son chef op’ Lee Garmes. Rien d’étonnant, c’est lui qui a photographié tous les grands Sternberg époque Paramount et qui a travaillé aussi, avec quelques autres, sur Duel au soleil ou Autant en emporte le vent. Les images de China Girl sont très belles, qui jouent sur les ombres et lumières et sur la douceur du visage de l’actrice. David Bowie pensait-il à Gene quand il chantait « Quand je regarde ma China Girl, je pourrais croire que rien n’a vraiment d’importance » ? Face à elle, George Montgomery est assez insignifiant. Cet ancien cascadeur cantonné aux séries B de la Fox n’a d’ailleurs jamais vraiment convaincu qui que ce soit. Victor McLaglen, Lynn Bari, Sig Rumann et Tom Neal donnent ce que l’on attend eux et celui qui tire le mieux son épingle du jeu est le petit Robert Blake, qui joue le gamin qui accompagne Montgomery et Tierney. Il connaîtra par la suite plusieurs hauts (ses rôles dans le formidable De sang froid de Richard Brooks, inspiré du livre de Truman Capone, la série Baretta ou le Lost Highway de Lynch) mais aussi des bas (l’accusation d’assassinat de sa femme en, dont il est finalement lavé en 2005).

Jean-Charles Lemeunier

La pagode en flammes
Titre original : China Girl
Origine : Etats-Unis
Date : 1942
Réal. : Henry Hathaway
Scénario : Ben Hecht d’après une histoire de Darryl F. Zanuck (sous le nom de Melville Crossman)
Photo : Lee Garmes
Musique : Hugo Friedhofer
Montage : James B. Clark
Production : Twentieth Century Fox
Avec Gene Tierney, George Montgomery, Victor McLaglen, Lynn Bari, Robert Blake, Sig Rumann, Alan Baxter, Myron McCormick, Philip Ahn, Tom Neal…
DVD édité par ESC Conseils le 2 novembre 2016.


« Bruno Mattei : Itinéraires bis » : Le cas Mattei

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Alors qu’arrivent les fêtes, il est naturel de trouver, au rayon cinéma des librairies, un énième bouquin sur une grande star ou un cinéaste majeur. Non pas que ces livres soient inintéressants, ils surfent juste sur une vague susceptible de leur amener des ventes et gageons que beaucoup d’acheteurs se rueront sur les têtes de gondole, Marilyn, Star Wars, Hitchcock ou Belmondo. Mais qui va s’intéresser à la filmo du cinéaste italien Bruno Mattei (1931-2007), dans un livre qu’Artus Films, en plus des DVD, a l’excellente idée de publier, après déjà un Joe D’Amato et un Jess Franco ? Nous, en tout cas, et certainement de nombreux autres curieux et amateurs d’un cinéma hors normes, hors sentiers battus et, parfois, hors cinéma tout court.

Avec Bruno Mattei : Itinéraires bis, un beau livre abondamment illustré, de nombreux contributeurs se sont attelés à la tâche : David Didelot, Jérôme Ballay, Jean-Sébastien Gaboury et Didier Lefèvre. Et tâche n’est pas un vain mot car il a fallu démêler le vrai du faux, ne pas céder aux facilités qui font parfois attribuer à Mattei ce qui n’appartient même pas à César, surtout ne pas se paumer parmi les innombrables pseudos utilisés par le réalisateur et, plus dur encore, réussir à dénicher et à voir tous les films commis par le monsieur, souvent ressortis, bidouillés, caviardés sous d’autres titres.

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David Didelot

Comment décrire Bruno Mattei en quelques mots ? Ou, plutôt, comment définir le bonhomme, capable du meilleur comme du pire ? Dans sa préface, Monica Seller, qui fut son actrice et sa productrice, le définit comme un véritable auteur, prenant soin de préciser : « Et c’est oublier que séries A, B ou Z, les films cachent souvent des équipes qui travaillent professionnellement à leur naissance. » Les biographes préviennent ensuite qu’ils ont banni les mots de « nanar » et « navet » du livre, ceux qui, à vrai dire, viennent le plus facilement à la bouche. Pourtant, qui pourrait dire aujourd’hui, exceptions faites de Didelot, Ballay, Gaboury et Lefèvre, qu’il connaît sur le bout des doigts l’œuvre de Bruno Mattei ? Pas grand monde il est vrai et eux, le comparant aux autres cinéastes de sa génération (Lenzi, Fulci, De Martino, Margheriti, D’Amato, Martino), prennent la précaution d’écrire qu’il est « le vilain petit canard de la couvée, ce mouton noir du cinéma bis … un Ed Wood italien ».

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Virus cannibale

Dans ce livre, une déclaration d’amour qui n’évite pas les sujets qui fâchent, les torts de la mariée (enfin, de Bruno Mattei) ni ses défauts, le cinéaste italien est avant tout résumé aux stock-shots utilisés à profusion, « des entourloupes qui virent quasiment au procédé artistique dans le cinéma de Mattei ». Mais, et le bouquin n’existerait pas sans cela, Mattei est avant tout « le chantre majeur d’un cinéma délirant et décomplexé ». C’est une évidence, l’auteur de Virus cannibale connaît son métier. Fils d’un monteur, il est destiné à entrer dans la Marine alors qu’il préfère s’inscrire aux Beaux-Arts puis en architecture avant de rejoindre son père sur les bancs de montage. Son premier mentor est Sergio Grieco, avec qui il travaille comme assistant monteur ou « dépêché au mixage et au montage de la bande sonore ». Dès ses débuts, il « emprunte les chemins du cinéma populaire au meilleur sens du terme ». Puis arrivent Roberto Bianchi Montero, autre cinéaste populaire, et le documentaire, entre 1957 et 1960. Il travaille alors au montage, sous la houlette de Gillo Pontecorvo et Giuliano Montaldo. Ce qui, remarquent les auteurs, sera « utile pour l’utilisation future de stock-shots ».

On dit souvent d’un bon film que l’essentiel se trouve à l’image dès le premier plan. Pour Bruno Mattei, il en va un peu de même. Son premier film, Armida, il dramma di una sposa est le bidouillage d’un film grec, O Lipotaktis de Christos Kafalas, auquel il ajoute des séquences et change l’histoire et le montage. Marqué au sceau du bidouillage, cette malédiction va le poursuivre durant toute sa carrière, qu’il signe ses films sous son vrai patronyme ou sous l’un de ses innombrables pseudos : Vincent Dawn, Jordan B. Matthews, Jimmy Matheus, Gilbert Roussel, Stefan Oblowski, Pierre le Blanc…

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Tre pesci, una gatta nel letto che scotta

Citons encore : « À partir de 1976, Mattei va se faire le champion des genres les plus équivoques du cinéma bis. » Il n’est certes pas le seul et l’on sait qu’à l’époque, le genre nazisploitation créée quelques remous. « Un genre formidablement crapuleux mais sacrément délirant pour qui chausse les bonnes lunettes », poursuivent Didelot et consorts. C’est aussi l’époque de « deux films pour le prix d’un » où Mattei utilise les mêmes décors, les mêmes costumes, pratiquement les mêmes acteurs pour deux films différents… mais très proches. Puis, en 1980, il rencontre Claudio Fragasso, « de vingt ans son cadet », lequel l’accompagne pendant dix ans, de Sexual Aberration (Sesso perverso) à Tre pesci, una gatta nel letto che scotta (1990). Il apparaît que Mattei, « timide« , laissait à Fragasso les contacts avec les acteurs.

Délirant, disait-on à propos des bandes nazillardes. Un autre filon tient à la même époque le haut du pavé, grâce à des films tels que Intérieur d’un couvent (1978) de Walerian Borowczyk : les « films de nonnes » ou nunsploitation. Ce sera Novices libertines (Vœux de sang) et L’autre enfer (Le couvent infernal), tournés en même temps, « le premier plus porté sur le sexe, le second sur l’horreur ».

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Les amateurs de bis connaissent Mattei essentiellement pour deux titres, Virus cannibale et Les rats de Manhattan. Mattei et Fragasso s’engouffrent « dans la brèche ouverte par George Romero et son Dawn of the Dead ainsi que dans celle, plus locale, ouverte par Lucio Fulci avec son Enfer des zombies un an plus tôt ». Plus explicitement : « Virus cannibale reste l’édifiant modèle d’un cinéma fauché, bricolé, filou parfois mais complètement barré : le manifeste du bonhomme en quelque sorte ».  C’est d’ailleurs de là, nous signale-t-on, que vient pour la première fois son pseudo le plus usuel : Vincent Dawn, en hommage à Dawn of the Dead. Assassiné à sa sortie par la critique, tant italienne que française, Virus cannibale a depuis atteint le stade de film culte et Tarantino fait partie de ses fans.

Les cinéastes de bis osent tous, c’est bien connu, et c’est à ça qu’on les reconnaît : ainsi Mattei enchaîne-t-il allègrement horreur et nazisploitation, nunsploitation et péplums, WIP (abréviation anglo-saxonne pour les films de « Women in Prison ») et érotisme. Les deux péplums auxquels il participe en 1981 et 1982, dans la lignée du Caligula de Tinto Brass, s’intitulent Caligula et Messaline et Les aventures sexuelles de Néron et Poppée. Ils sont produits par l’acteur italien Antonio Passalia, alias Anthony Pass, et signés de son seul nom dans les versions françaises qui ont été éditées en DVD par René Chateau. Selon Didelot et ses amis, qu’on ne peut soupçonner de dilettantisme, Bruno Mattei les a réalisés.

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Pour les WIP, Pénitencier de femmes (Violenza in un carcere femminile) et Révolte au pénitencier de filles (I violenti) sont deux films plutôt bien faits et qui bénéficient de la présence de Laura Gemser, sur lesquels on retrouve le duo Mattei /Fragasso, « sans qu’on sache qui fit quoi ».

À propos du deuxième, signé Gilbert Roussel, les auteurs se questionnent sur l’identité réel de ce dernier. En effet, Gilbert Roussel est le patronyme d’un réalisateur français réel. Mattei et Fragasso l’auraient utilisé « pour faire français » et changer un peu de leurs habituels pseudos sans savoir que le personnage existait vraiment. Or, l’auteur de fanzines Pierre Charles (Ciné-Zine-Zone et Shocking) affirmait qu’il s’agissait du vrai Gilbert Roussel, se basant sur une interview du monsieur. Et de conclure : « Les voies du cinéma bis sont définitivement impénétrables ».

On ne peut s’amuser à détailler l’ensemble de la carrière de Mattei — il faudrait un livre pour ça et, ça tombe bien, il existe désormais — qui passe encore par le gore, à nouveau le péplum avec Les sept gladiateurs (« un gros raté » nous prévient-on, malgré la présence de Lou Ferrigno, Sybil Danning, Dan Vadis dans son dernier rôle et Brad Harris), le western tardif (Bianco Apache, Scalps, signé Werner Knox), les films de guerre et d’anticipation tournés aux Philippines, les films de zombis…

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Au fil des pages, les titres et les noms s’enchaînent, s’emmêlent, nous perdent parfois… d’autant plus qu’un seul film peut avoir plusieurs titres, qu’un même titre peut désigner deux films différents, qu’un nom peut en cacher un autre et que les Gilbert Roussel se suivent et ne se ressemblent pas forcément. Après une première partie chronologique et des interviews du scénariste Antonio Tentori et de l’actrice Yvette Yzon, les auteurs en viennent au cœur du sujet en étudiant de plus près quelque 48 films de Mattei. Des pages fort intéressantes au cours desquelles on apprend énormément et qui donnent fortement envie de voir, ou de rigoler à voir, la filmo du monsieur.

« Entre filouterie avérée et sincère hommage au cinéma de ses pairs, pas facile de situer les films de Bruno Mattei (…) Le cinéma de l’Italien devient un grand espace de connivence et de complicité entre le réalisateur et le spectateur. » Didelot, Ballay, Gaboury et Lefèvre n’ont jamais été dupes, qui utilisent les termes de « plagiat », « photocopieuse » ou « réjouissant négatif des grands classiques » et ajoutent : « Mine de rien, Bruno Mattei aura peut-être inventé un nouvel emballage de film, une nouvelle manière de cinéma : le plagiat non conforme, le démarquage personnel, la photocopie originale, déférente, passionnée et désintéressée parfois. » Ils poursuivent en évoquant « un immense de jeu de grattage : derrière chaque titre se cache un réalisateur majeur de la période, un géant du 7e art auquel rend hommage Mattei ».

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On aurait tort d’oublier, ce que nos amis ne font pas, que le plagiat ne doit pas cacher « des instants d’extravagance ». Ils citent un exemple : « Dans Virus cannibale, dans une brousse truffée de zombies affamés, un militaire zozo prend le temps de se déguiser en ballerine et d’entonner, allègre, un fameux Singing in the Rain. »

En refermant Bruno Mattei : Itinéraires bis, une furieuse envie vous prend d’aller jeter un regard à quelques-uns de ses films, pas tous non, mais un certain nombre qui semblent très fréquentables quand on lit ces pages et dont on sait que, même foutraques, même décevants, ils comporteront toujours un moment ou deux de grâce.

Jean-Charles Lemeunier

« Bruno Mattei : Itinéraires bis » de David Didelot et al. (Artus)


« La colline a des yeux » de Wes Craven : Holocauste cannibale

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Je vous voir venir, vous les petits malins qui pensez que des films d’horreur tournés il y a quelques décennies ne valent pas tripette, d’autant plus qu’ils ont été refaits il y a peu. J’avoue que je me demandais moi-même, en voyant annoncées les sorties en salles, DVD et Blu-ray par Carlotta Films et ESC Distribution, de La colline a des yeux (1977) et de sa suite, La colline a des yeux 2 (1985), quels sentiments pouvaient encore susciter aujourd’hui les films de Wes Craven ? Car c’est bien des œuvres de Wes Craven dont il était question, et pas de leurs remakes, disons honorable pour celui d’Alexandre Aja, estampillés 2006 (Aja), 2007 (Martin Weisz) et… 1995, puisque The Hills Have Eyes 3 de Joe Gayton date de cette époque-là et arrive après les deux premiers opus réalisés par Craven.

Donc, résumons-nous, The Hills Have Eyes et The Hills Have Eyes 2, tous deux de Wes Craven, ressortent. Sont-ils poussiéreux ou foutent-ils encore le tracsir, pour parler comme à l’époque de leur première vision ? J’avoue avoir découvert le premier Colline a des yeux lors d’une nuit horrifique dans les années quatre-vingt. Le film de Craven arrivait en troisième position et vous avait secoué l’auditoire et je me souviens encore de ce motard sortant hagard de la salle vers 4 heures du matin, le casque plein d’une digestion mal assumée, l’air complètement épuisé. Et les autres spectateurs, qui n’avaient pas tous bu ni fumé la même chose que le précédent, étaient tout aussi pâlichons. Génération de petites natures, me direz-vous ! Certes, mais qui savaient apprécier simplement. Des images et des sons de La colline a des yeux trottent encore dans mon esprit, le look effrayant de Michael Berryman, ces voix qui résonnaient dans le désert, ce bébé que des cannibales attardés voulaient boulotter… Bref, le film à l’époque avait fait son effet.

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Michael Berryman ! Ce mec vaut à lui tout seul un paragraphe de cette chronique. Quand il est apparu en cours de film, le crâne rasé, sans sourcils ni cils, la mâchoire proéminente et les yeux hallucinés, respirant quelque chose de malsain, c’est peu dire que la salle entière, à l’époque, a frémi. D’où sortait ce type, se demandait-on ? Craven avait-il été le débusquer dans un quelconque asile ? On a appris depuis que Berryman était un vrai acteur, qu’il était déjà dans Vol au-dessus d’un nid de coucous – où, là aussi, de véritables comédiens se faisaient aisément passer pour ce qu’ils n’étaient pas dans la réalité. Et qu’il souffrait d’une maladie génétique savamment nommée « syndrome de Christ-Siemens-Touraine », qui l’avait dépourvu de système pileux, de glandes sudoripares, d’ongles et de sensibilité dans certains nerfs (merci wiki). Berryman faisait alors une sacrée impression, due à son physique peu commun, bien sûr, mais aussi à une présence certaine. Et bien, rassurez-vous, Berryman en impose toujours autant !

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C’est donc avec beaucoup de recul que, plus de trente ans après, on attaque une nouvelle vision de La colline a des yeux. Les ptits gars, mine de rien, on a beau se la jouer blasés et étanches à toute nouvelle épreuve, le film fonctionne toujours. Rien que l’ouverture sur la trogne rougeaude de John Steadman, le tarin épanoui, le parler péquenaud (les Américains disent redneck), montre qu’on a affaire à quelque chose de spécial. Un film qui sort des sentiers battus à la manière du Texas Chainsaw Massacre (1974, Massacre à la tronçonneuse) de Tobe Hooper trois ans plus tôt. Tous ces films, archicopiés depuis, ont été de réels modèles du genre, ont osé se risquer sur des voies tellement peu empruntées et devenues aujourd’hui des autoroutes. Ce qui choquait à l’époque, et remue encore aujourd’hui quoiqu’on en ait vu d’autres, c’était la gratuité des actes commis. D’autant plus que les fous furieux qui peuplaient le désert où osaient s’aventurer, inconscients, quelques touristes en goguette, s’attaquaient à tout le monde, hommes, femmes, enfants et animaux, pour la simple délectation de tuer. Craven donnait également à ses mystérieux tueurs une dimension mythique en les affublant de prénoms mythologiques comme si, et sans qu’il n’en soit jamais question, les malheureux voyageurs perdus étaient tombés sur une bande de dieux dégénérés. Après tout, dans Malpertuis (1971) de Harry Kümel (tiré d’un bouquin de Jean Ray), les dieux de l’Olympe sont bien enfermés dans un manoir à Anvers. Pourquoi ne se seraient-ils pas paumés quelque part dans le désert de Mojave.

Wes Craven (1939-2015) et quelques-unes de ses créatures

Wes Craven (1939-2015) et quelques-unes de ses créatures

Enfin, la génération des Hooper, Craven et Carpenter qui a tourné ses films d’horreur dans les années soixante-dix prenait toujours soin de saupoudrer des histoires insensées d’un soupçon de politique. Ou de détails allant contre les idées reçues. Ici la famille de touristes est commandée par un vieux briscard (Russ Grieve), un flic à la retraite autoritaire, sûr de lui, macho et qui se fera vite rabattre son caquet alors que le gendre et le fils (Martin Speer et Robert Houston), beaucoup plus freluquets, et les femmes donneront plus de fil à retordre aux méchants.

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John Bloom dans La colline a des yeux 2

Le réel plaisir de spectateur dans tout ça est de se dire que, repris, revu, corrigé, rectifié en tous sens à longueur de survivals – ainsi que les appellent les Anglo-Saxons -, La colline a des yeux reste et demeure un super bon film ! Typique de son époque, certes, qui a pris forcément quelques rides, c’est normal, mais qui fonctionne encore. A tel point que la vision, par curiosité, de la suite ne peut que décevoir. Même si La colline a des yeux 2 nous est livrée pour la première fois en Blu-ray. On a le même cinéaste doué, les mêmes acteurs, le même décor et, pourtant, rien ne marche. On se retrouve en présence d’une bande d’ados stupides qu’on a déjà vus se faire exploser la tronche dans des dizaines de slashers. Les petits fiers-à-bras qui ne cherchent qu’à baiser au plus fort du mystère et de l’angoisse, passez votre chemin. Vos compagnes qui gueulent de tous leurs poumons au moindre pet de scarabée et qui s’aventurent ensuite bêtement au devant d’une mort promise, mourez stupidement si le cœur vous en dit. Les motards bravaches qui dégringolent à la première corde tendue au milieu du chemin, carapatez-vous loin du désert où vous teniez tant à aller. Hélas, La colline a des yeux 2 a tous les défauts de ce qui fonctionnait à merveille dans le 1. La surprise n’y est plus, les morts revivent, l’engouement est passé. Mais qu’importe ! Le n°1 est toujours là et on aura toujours ce plaisir délictueux et coupable à le regarder tard le soir, quand tout autour de vous est silencieux, et que vous retrouvez votre âme d’enfant pervers qui aime se faire peur et y prend goût.

Jean-Charles Lemeunier

La colline a des yeux, sorti en salles le 23 novembre 2016 et en coffret collector spécial 40e anniversaire (2 Blu-ray avec la colline a des yeux 2, un DVD et un livre, Le droit à l’horreur) le 7 décembre 2016 par Carlotta et ESC Distribution.

A noter également la sortie du premier livre en français sur le cinéaste, Wes Craven, quelle horreur ? d’Emmanuel Lefauvre, aux éditions Capricci le 17 novembre 2016.


« Pulsions cannibales » d’Antonio Margheriti : En deux dents, trois mouvements

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On se croirait revenu au bon temps de Neopublishing : avec Artus Films et The Ecstasy of Films, Le Chat qui fume est l’un de ces éditeurs de DVD qui prennent plaisir à surprendre et à aller dénicher dans le vaste giron de la cinématographie italienne bis de petits bijoux. Avec Apocalypse domani (1980, Pulsions cannibales) d’Antonio Margheriti, le greffier à cigarette délaisse un temps le giallo pour s’intéresser à un film directement inspiré des grands frères américains. Après un générique aux noms tous plus anglo-saxons les uns que les autres, l’histoire va pouvoir démarrer au Vietnam. Or, à part John Saxon qui est réellement américain, tous les autres patronymes sont les alias d’artistes italiens. Margheriti utilise une fois de plus les vêtements d’Anthony M. Dawson, son habituel pseudo. Le scénariste Dardano Sacchetti devient Jimmy Gould. Les acteurs Giovanni Lombardo Radice et Cinzia De Carolis se transforment en John Morghen et Cindy Hamilton. Quant à Venantino Venantini, le sympathique porte-flingue des Tontons flingueurs que l’on a la surprise de voir apparaître dans le rôle d’un flic, il n’est tout simplement pas crédité au générique. Ou alors sous un nom anglicisant que personne n’a relevé.

Le Vietnam, donc. La séquence pourrait provenir d’une flopée de films US où de gentils, courageux et secourables G.I. viennent sauver des cages vietcongs leurs copains enfermés. Sauf qu’ici, et on comprend assez vite pourquoi même si Margheriti choisit de rester discret sur ce point, les gars enfermés le sont parce qu’ils montrent de fâcheuses tendances cannibales et lorsqu’une pauvre Vietnamienne est précipitée dans la cage aux Marines, les chrétiens dans les arènes romaines des péplums n’ont guère connu pire sort face aux lions. Autant dire que la pauvre est déchiquetée à grands coups de dents. L’action se transporte ensuite aux États-Unis et l’on se doute que les rescapés de l’Enfer vert vont trimballer les pulsions cannibales du titre français dans les supermarchés américains climatisés. Nous nous retrouvons en terrain connu et, malgré tout, pas entièrement.

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Après la vague giallo, genre typiquement transalpin, les Italiens se remettent à faire ce pour quoi ils excellent : la copie des films américains. Ainsi, dans la carrière de notre Tonio, Pulsions cannibales est-il situé entre Killer Fish (1979, L’invasion des piranhas) et L’ultimo cacciatore (1980, Héros d’apocalypse). Soit des resucées du Piranhas (1978) de Joe Dante et d’Apocalypse Now (1979) de Coppola. Pulsions cannibales est plus difficilement identifiable en matière de copie. Certes, la vague cannibale commence à submerger les productions italiennes (Cannibal Holocaust et La secte des cannibales sont sortis la même année, en 1980, à quelques mois de Pulsions cannibales). Et la tendance Vietnam est très présente. Dawn of the Dead (Zombie) de Romero est sur les écrans en 1978 et l’un des cannibales de Margheriti se réfugie lui aussi dans un centre commercial. Sur ces rocs incontournables, le cinéaste italien accroche un récit qui développe d’autres rebondissements que ceux auxquels on s’attend. Très présent aussi, le thème de la contagion, qui fit les belles années des films de vampires et de ceux de zombies. Le sida n’a pas encore frappé (ce n’est qu’en 1981 qu’on commence à en parler, même si des cas ont précédé l’identification de la maladie), la variole vient d’être officiellement éradiquée en 1977 mais la notion d’épidémie est toujours présente et angoissante. Force est de reconnaître que Margheriti a le don de mélanger plusieurs thèmes classiques pour en ressortir un produit original. Ici, le cannibalisme n’est plus culturel ou cultuel, comme dans les films de Ruggero Deodato ou d’Umberto Lenzi, mais viral. D’où une similitude avec les zombies. Margheriti s’adonne également au gore, avec une langue arrachée, de la chair dévorée, des tranches de bifteck découpées à même une jambe, une énucléation qui prend littéralement à la lettre l’expression « au doigt et à l’œil ». Il évoque une autre tendance du cinéma, celle des enfants atteints par le mal, et maîtrise parfaitement bien toute la partie policière, avec une fuite dans les égouts très bien menée.

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Film sombre et nihiliste, Pulsions cannibales peut être également compris comme une critique de l’intervention américaine au Vietnam qui, non seulement crée une guerre et ses ravages, mais ramène sur le sol natal un virus dont on ne peut venir à bout qu’en tuant les porteurs. Margheriti cherche-t-il à s’aligner sur la série de films d’anticipation des années cinquante où l’alien le plus incroyable renvoyait à un ennemi intérieur bien réel ? Sauf que là, le danger vient d’un militaire dont l’uniforme porte des médailles, filmé sous la maquette d’un avion aux ailes marquées USA.

Juge et hors-la-loi

Juge et hors-la-loi

Finissons par l’une des séquences les plus commentées du film et les plus célèbres. Elle sert même de visuel à l’affiche. Frappé de plein fouet par un gros calibre, un personnage s’effondre en s’accrochant à une grille. Par le trou fait dans son ventre, on discerne la fuite de ses complices. L’image est gonflée, qui hésite entre le macabre et l’humour. Rappelons qu’en 1972, dans The Life and Time of Judge Roy Bean (Juge et hors-la-loi), John Huston avait de la même manière troué le bide de Stacy Keach afin de nous montrer le paysage qui se trouvait derrière.

Enfin, signalons qu’un bonus présente The Outsider, un documentaire d’Edoardo Margheriti sur son père. Passionnant ! On y apprend qu’Antonio Margheriti est quand même le mec qui a refusé à Kubrick son aide pour 2001, l’Odyssée de l’espace. « Ça m’aurait pris toute une vie », se défendait humblement l’Italien. Cette humilité de l’artisan qui fait bien son boulot est ce qui est le plus flagrant dans ce film enrichi des témoignages de ceux qui ont travaillé avec Margheriti. Lorsqu’il parlait de ses capacités, le cinéaste commentait : « Mon monde ? Je peux faire de grandes et de petites choses. » Ce n’est malgré tout pas un hasard si Kubrick l’a contacté, si Andy Warhol et Paul Morrissey se sont appuyés sur lui pour Du sang pour Dracula et Chair pour Frankenstein — ce que Morrissey dément d’ailleurs, disant qu’il a écrit, dirigé et produit ces deux films et que même Warhol n’y a rien fait, « n’ayant jamais rien fait de sa vie ». Et pas un hasard non plus si Tarantino adore Pulsions cannibales. Interrogé sur son travail avec Margheriti sur Take a Hard Ride (1975, La chevauchée terrible), l’acteur américain Fred Williamson raconte que le cinéaste arrivait le matin en disant « Inventons quelque chose ! » Tout un programme qui montre bien que Margheriti mérite le détour.

Jean-Charles Lemeunier

Pulsions cannibales
Titre original : Apocalypse domani
Origine : Italie
Année : 1980
Réal. : Antonio Margheriti ( Anthony M. Dawson)
Scénario : Dardano Sacchetti ( Jimmy Gould), Antonio Margheriti
Photo : Fernando Arribas
Musique : Alexander Blonksteiner
Montage : Giorgio Serrallonga (George Serralonga)
Avec John Saxon, Elizabeth Turner, Giovanni Lombardo Radice (John Morghen), Cinzia De Carolis (Cindy Hamilton), Venantino Venantini,

Coffret 2 DVD édité par Le Chat qui fume le 6 décembre 2016.


« Marie-Octobre » de Julien Duvivier : Conte d’automne

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Ce qui impressionne de prime abord dans Marie-Octobre (1958), édité ces jours-ci en version restaurée DVD et Blu-ray par Pathé, c’est la manière dont Julien Duvivier filme son décor. L’essentiel de l’action se déroule dans une vaste demeure entre dix personnages et le cinéaste parvient à saisir dans un seul plan non seulement ceux-là mais aussi la majesté du lieu où ils se trouvent, du sol au plafond. On se croirait dans les Ambersons d’Orson Welles, tant Duvivier met d’habileté à rendre le décor imposant, ce qui n’est pas une évidence. Il n’y a qu’à voir la manière anodine qu’a, à la même époque, Jean Delannoy pour placer son action dans le château des Saint-Fiacre pour se dire qu’en matière de mise en scène, Duvivier s’impose haut la main.

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C’est d’ailleurs la mise en scène plus encore que l’histoire elle-même qui fait tout l’attrait de ce Marie-Octobre. On peut comprendre pourquoi les jeunes Turcs de la Nouvelle-Vague ont tant décrié cette qualité française dont Duvivier autant que Delannoy et Carné et Autant-Lara et Christian-Jaque et quelques autres étaient les tenants. Dans cette histoire de Résistance et de traître qui a livré le réseau dix ans auparavant — qui est-il ? Lequel des dix ? Voire des onze si l’on tient compte de la gouvernante incarnée par Jeanne Fusier-Gir —, les personnages sont un peu simplifiés au profit de ce qu’ils représentent : Paul Guers en curé conventionnel, même s’il s’avère qu’il est un ex-coureur de jupons (le comédien vient de disparaître ce 27 novembre) ; Lino Ventura en ancien catcheur devenu patron d’une boîte à strip-tease ; Paul Frankeur qui veut justement voir à la télé la retransmission du match de catch ; Daniel Ivernel en médecin ; Serge Reggiani en petit imprimeur cerné par les dettes, etc, etc. Tous ou presque sont encore, bien entendu, amoureux de la somptueuse Marie-Octobre, incarnée avec grâce et intelligence par Danielle Darrieux. Dominant cette petite troupe, Paul Meurisse est tel qu’il sera dix ans plus tard dans L’armée des ombres de Melville, portant dignement et élégamment une belle assurance.

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Forcément, avec un tel casting, Duvivier est aux anges. On peut ajouter encore Bernard Blier, Noël Roquevert et Robert Dalban, tous un peu réduits à la personnalité qu’ils trimballent de film en film dans ces années cinquante : Blier en notable, Roquevert en vieux grincheux, Dalban en prolo. Les échanges sont vifs, dialogués par Henri Jeanson, et le huis-clos apparente cette adaptation par lui-même d’un roman de Jacques Robert à un mystère à la Agatha Christie. C’est là où Duvivier montre qu’il maîtrise parfaitement sa caméra, qui regroupe ou isole chacun des protagonistes par une série rythmée de plans plus ou moins rapprochés. Le suspense joue, qui fait que l’on peut soupçonner à tour de rôle l’un ou l’autre des anciens résistants. Au centre de toutes ces confidences, de toutes ces accusations resurgissant du passé, le portrait d’un homme, Castille, chef du réseau qui a trouvé la mort lors de l’attaque par les Allemands. L’histoire est proche de celle de Jean Moulin et, dans le film, l’attention est portée sur ce grand absent du drame qui est au cœur du film.

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Le nom de guerre de Danielle Darrieux dans le film, Marie-Octobre, pourrait renvoyer à ces feuilles mortes qui ont recouvert la mémoire des résistants. « Le soleil sortira à peine », chante Cabrel dans sa chanson Octobre et tout se passe comme ci, dès que l’enjeu de la soirée a été donné aux convives, peu d’entre eux voulaient que le soleil éclaire la trahison annoncée. « C’est du passé », disent les uns. « À quoi cela servira-t-il de savoir qui est le fautif ? » s’interrogent les autres et très vite, pour tous ceux qui veulent que justice soit faite, la question se pose sur l’identité de celui qui devra faire le sale boulot. Car si coupable il y a, il n’est pas question de dénoncer le salaud à la police. Même Paul Meurisse, instigateur de la rencontre avec Danielle Darrieux, semble douter de l’utilité de tout ceci. Le film brosse une sorte de bilan désenchanté de la période. Dix ans après les faits, qui cela intéresse-t-il encore ? Comme si, pour oublier la guerre et les torts causés, il valait mieux tout enterrer. L’automne est tombé sur les convictions.

Grand classique attachant, Marie-Octobre laisse malgré tout un peu sur sa faim. On attendait de Jeanson et Duvivier davantage de profondeur encore. Beaucoup plus de méchanceté et de noirceur. Reste la force des acteurs. Et quels acteurs ! Rien que pour eux, rien que pour Darrieux, rien que pour tous les autres, le film est un régal.

Jean-Charles Lemeunier

Marie-Octobre
Année : 1959
Origine : France
Réal. : Julien Duvivier
Scénario : Julien Duvivier, Jacques Robert, d’après un roman de Jacques Robert
Dialogue : Henri Jeanson
Photo : Robert Lefebvre
Musique : Jean Yatove
Montage : Marthe Poncin
Avec Danielle Darrieux, Paul Meurisse, Bernard Blier, Lino Ventura, Noël Roquevert, Robert Dalban, Paul Frankeur, Serge Reggiani, Paul Guers, Daniel Ivernel, Jeanne Fusier-Gir…

Marie-Octobre, édité par Pathé en DVD et Blu-ray restaurés en version 2K le 7 décembre 2016.


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