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Masahiro Shinoda chez Carlotta Films : Changements d’époque 

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Voilà une habitude prise par Carlotta Films dont on ne se plaindra pas : proposer plusieurs sujets d’un même cinéaste, en coffret ou en éditions séparées. Ainsi, après les quatre films fascinants du Hongrois Bela Tarr, réunis dans le coffret Le maître du temps (sorti le 7 novembre 2023), après la Trilogie d’Apu de l’Indien Satyajit Ray (sortie le 5 décembre 2023), l’éditeur met sur le marché, pour la première fois dans un coffret Blu-ray, deux œuvres du Japonais Masahiro Shinoda : Fleur pâle (1964) et Gonza le lancier (1986).

Ce que l’on remarque de prime abord dans Fleur pâle, et qui se confirmera dans Gonza le lancier, c’est la manière qu’a Shinoda de ne pas traiter son sujet d’une manière classique, malgré les apparences. Ainsi, est-il normal, puisque Fleur pâle est un film noir, de le tourner en noir et blanc. Ainsi est-il normal aussi qu’il soit fait mention d’un doigt coupé, symbole des yakuzas. Sauf qu’ici, bien que le héros soit justement un yakuza récemment sorti de prison, le film n’est pas empreint de cette violence qui caractérise, sur un thème identique, les œuvres de Kinji Fukasaku ni des fulgurances surréalisantes d’un Seijun Suzuki. Quant au doigt coupé, la victime s’en accommode ici très bien.

Fleur pâle est plutôt une histoire d’amour qui se joue autour des tables de jeu des tripots clandestins entre le yakuza Muraki (Ryō Ikebe) et la mystérieuse Saeko (Mariko Saga). À travers leur addiction au jeu, Shinoda brosse le portrait du Japon de l’après-guerre. « Pourquoi vivons-nous comme des sardines en boîte ? », se questionne le héros dès le début du film. Avant d’ajouter : « Les hommes, quels drôles d’animaux ! » Tout se transforme, jusqu’au banditisme : « Le Milieu, maintenant, c’est une affaire de gestion », explique un chef de bande. Comme des entreprises capitalistes, deux clans se regroupent ou s’absorbent pour entrer en lutte contre un troisième qui les menace.

L’autre élément important qui nourrit le scénario est l’abandon de tout espoir. Vaincu, démoralisé, le Japon semble avoir perdu tout ce qui le construisait. Saeko n’hésite pas à parler de l’ennui qu’elle ressent et qui la pousse à flamber au jeu son argent. Dans un supplément, le spécialiste du cinéma asiatique Stéphane du Mesnildot n’hésite pas à parler d’une « perte d’appétit de vivre » et d’un film qui prend les allures de « rêve éveillé ».

Fleur pâle suit ainsi son cours sur un rythme assez lent qui s’éloigne progressivement du film de genre pour laisser apparaître un sentiment amoureux de plus en plus fort. On ne peut qu’admirer la manière qu’a Shinoda de nous amener sûrement vers la séquence sublime qui va constituer l’apex du film, son point d’orgue. Avec, en musique de fond, la mélodie Remember Me de l’opéra de Purcell, Didon et Énée. Les paroles de ce chant lyrique sont en parfaite résonance avec le sujet du film : « Souviens-toi de moi mais oublie mon destin. »

On retrouve le savoir-faire de Shinoda dans cette façon de bousculer l’ordre établi avec Gonza le lancier. Cette fois, en couleurs éclatantes et dans des décors magnifiques, le récit nous entraîne dans l’ère Edo avec des samouraïs eux aussi en perte de repères et qui vont devoir assumer la cérémonie du thé. Un signe de faiblesse, comme le clame l’un d’entre eux. L’heure n’est plus à la guerre et l’on est loin des combattants un peu rustres vantés par Kurosawa et consorts. On en est à présent à jouer aux cartes, en déplorant, exemples indignes, ceux qui ont eu le malheur d’oublier leur sabre ici ou là.

Une fois de plus, comme dans Fleur pâle et, aussi, L’Étang du démon (1979), son film le plus connu — et également disponible dans le catalogue Carlotta —, Shinoda filme les changements d’époque, là les yakuzas qui deviennent des capitalistes, ici les samouraïs qui se reconvertissent. Avec toujours cette lancinante question de l’amour qui représente un risque, celui d’oublier les devoirs rattachés à sa caste. Des devoirs qui s’effacent avec ces changements que subit la société. 

Sauf que… Dans chacun des deux films, le héros, qu’il soit yakuza ou samouraï, est rattrapé par son devoir. Il va à chaque fois l’exécuter et en subir les conséquences et, pour Fleur pâle comme pour Gonza le lancier, les deux séquences sont magnifiques.

À signaler encore chez Carlotta la sortie de Visage écrit, documentaire de Daniel Schmid sur Tamasaburo Bando, l’acteur habitué aux rôles d’onnagata — ces hommes qui, dans le théâtre japonais, incarnent des personnages féminins. Ce qu’il fait dans L’Étang du démon, de Masahiro Shinoda.

Jean-Charles Lemeunier

« Fleur pâle » et « Gonza le lancier » de Masahiro Shinoda : sortie en coffret Blu-ray (restauration 4K) chez Carlotta Films le 6 février 2024.


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