Quantcast
Channel: Le blog de la revue de cinéma Versus
Viewing all 704 articles
Browse latest View live

Le désert des Tartares de Valerio Zurlini : les militaires de l’armée morte

$
0
0

désert affiche

Il est des livres qui ont la réputation d’être inadaptables à l’écran. Le désert des Tartares, chef-d’oeuvre de Dino Buzzati écrit en 1940, fut longtemps de ceux-là. Il avait inspiré Brel et son Zangra : « Je m’appelle Zangra et je suis lieutenant au fort de Belonzio qui domine la plaine d’où l’ennemi viendra qui me fera héros. »

En 1976, Valerio Zurlini prend le pari incroyable de traduire enfin en images Le désert des Tartares, avec un casting de rêve : Jacques Perrin, Vittorio Gassman, Max von Sydow, Laurent Terzieff, Jean-Louis Trintignant, Philippe Noiret, Fernando Rey, Helmut Griem, Francisco Rabal… Incroyable car il se passe finalement peu de choses dans ce récit philosophique d’un groupe de militaires cantonnés dans un fort du bout du monde (Bastiani dans le livre et non Belonzio) et attendant l’arrivée de l’ennemi. Zurlini s’est même payé le luxe de faire disparaître quelques épisodes et personnages du roman, telle la fiancée du héros (à peine aperçue au début du film). Dans le livre, et cela arrive aussi dans À l’ouest rien de nouveau d’Erich Maria Remarque, le personnage central a en horreur sa situation (le front de la guerre de 14-18 pour l’un, le fort Bastiani pour l’autre). Mais, quand il revient en ville, il s’ennuie et n’a qu’une envie, repartir : au front ou au fort. Ce personnage clef du Désert des Tartares, c’est le le lieutenant Drogo, incarné par Jacques Perrin, par ailleurs producteur du film.

désert3

Zurlini choisit de ne se concentrer que sur les militaires. Aucune femme ici, aucune éventualité d’amour, contrairement à la chanson de Brel où Zangra, en présence des femmes, parle de ses chevaux quand elles lui parlent d’amour, jusqu’au moment où il commencera à parler d’amour et elles, de ses chevaux. Certes, dès le générique, Zurlini nous montre en quelques plans Drogo avec sa mère et sa fiancée. Il les quitte le cœur léger, prêt à foncer vers son destin. Du seul retour de Drogo à la ville, pour raccompagner le corps d’Amerling, Zurlini ne filmera que la visite au général.
Écrit par André G. Brunelin et Jean-Louis Bertuccelli, le traitement de Zurlini est une réussite d’autant plus forte que le cinéaste italien a eu le génie de trouver le lieu approprié pour installer tous ses soldats : la magnifique citadelle de Bam, en Iran, malheureusement détruite par un séisme en 2003. Ce décor, les murailles, la ville en ruines à leur pied, le désert autour et les montagnes enneigées, est sans aucun doute le personnage central du film.

 citadelle_bam_1280_1024

Le désert des Tartares s’ouvre sur le jeune Drogo qui part vers Bastiani pour sa première affectation. Rien n’est daté ni localisé précisément mais on pourrait être à la fin du XIXe siècle dans l’empire austro-hongrois. Drogo va vite faire connaissance avec l’état-major du fort (et l’on admirera le casting impeccable réuni par Zurlini) : Vittorio Gassman détient le grade suprême dans la forteresse, Giuliano Gemma en est le commandant et Fernando Rey un vieux colonel cacochyme tenant à peine debout. Sous leurs ordres, on reconnaît Max von Sydow, Laurent Terzieff, Helmut Griem et le médecin Jean-Louis Trintignant. La vie s’écoule, avec son cérémonial (les repas du soir), son emploi du temps réglé (les manœuvres, les sorties) et ses événements inattendus, de la visite d’un général (Philippe Noiret) au soldat qui a récupéré un cheval et veut revenir au fort. Cet acte aura des conséquences fortes, décrites dans le détail comme pour mieux confirmer la bêtise de l’armée.

désert2

Fidèle à Buzzati, Zurlini traite de l’ambition, de l’attente, de l’ennui, de la vie perdue et en profite pour critiquer l’armée et son manque de perception et de modernité. De toutes ces séquences, Luciano Tovoli livre des images très belles. Le chef op’ n’oubliera visiblement pas cette expérience : quand sept ans plus tard, en 1983, pour le seul film qu’il réalise (Le général de l’armée morte), il va chercher un scénario du côté d’Ismaïl Kadaré (un écrivain aussi inadaptable que Buzzati), planter sa caméra dans les montagnes d’Albanie et faire défiler devant elle des militaires tout aussi prestigieux (Mastroianni, Piccoli, Sergio Castellito, Gérard Klein). La frontière est un autre grand thème traité par le roman et le film. Cette ligne de partage que le fort est censé surveiller, que nul ne peut franchir alors que personne n’est là pour le voir, que représente-t-elle exactement ? Ce qui nous sépare du mythe, de l’inconnu ? Qui nous laisse dans cet état humain si ennuyeux et si angoissant, métaphysiquement parlant ?
En lisant Le désert des Tartares, en regardant le film, comment ne pas penser à Kafka et à son personnage qui fait l’ouverture du Procès (1962) d’Orson Welles ? Devant la grande porte de la Loi, un homme veut entrer. Le gardien lui refuse l’accès et lui explique qu’il n’a aucune chance de passer. L’homme vieillit patiemment devant la porte et fait tout pour entrer mais le gardien ne cède pas. Devenu un vieillard, mourant, il fait signe au gardien qui s’approche. Si la Loi est accessible à tous, demande-t-il, pourquoi personne ne s’est jamais présenté devant la porte ? Parce que nul autre n’aurait pu franchir ce portail, il n’était destiné qu’à toi, répond le gardien.
La logique de cette histoire, rappelle la voix-off d’Orson Welles, est la logique d’un rêve. Ou d’un cauchemar.
Bercé par la belle musique mélancolique d’Ennio Morricone, Le désert des Tartares est un cauchemar, celui d’une vie perdue à attendre un mythe, l’ambition d’un avenir glorieux, la mort sans doute. Et, lorsqu’elle arrive enfin, tandis que pour d’autres elle est délivrance (c’est le cas d’Amerling), elle surprend encore celui qui pense que son destin n’est pas tout à fait accompli alors qu’il est déjà loin derrière lui.

Jean-Charles Lemeunier

 


Le désert des Tartares (1976)
Réalisation : Valerio Zurlini
Scénario : André G. Brunelin et Jean-Louis Bertucceli d’après le roman de Dino Buzzati
Photo : Luciano Tovoli
Musique : Ennio Morricone
Prod. : Michelle de Broca, Jacques Perrin
Interprètes :Jacques Perrin, Vittorio Gassman, Max von Sydow, Giuliano Gemma, Laurent Terzieff, Jean-Louis Trintignant, Philippe Noiret, Fernando Rey, Helmut Griem, Francisco Rabal
Durée : 138 minutes
Sortie DVD/Blu-ray : 16 juillet 2014
Editeur : Pathé
Distributeur : Fox Pathé Europa

Restauration : Galatée Films



Community saison 5 – analyse (2ème partie) : Study Hard

$
0
0

communityS05_finaleaff

Après une première partie qui revenait sur les conditions du retour de Dan Harmon, des difficultés à transcender pour reprendre le destin de sa création et la manière de construire un nouveau cycle en miroir de l’ancien, place à une seconde partie creusant plus profondément la cinquième et ultime saison de Community.
L’un des meilleurs et plus apprécié épisode de la série,
Advanced Dungeons And Dragons, 14ème épisode de la saison 2, est revisité dans l’épisode 10, AdvancedAdvanced Dungeons And Dragons, . Une relecture que l’on envisage en premier lieu avec beaucoup d’excitation mais également pas mal d’appréhension face à ce qui pourrait s’avérer une fausse bonne idée ou l’expression d’un manque d’idée justement.
Mais pas d’inquiétude, Dan Harmon et son équipe délivrent un épisode splendide certes moins poignant que celui où il était question du suicide de Neil mais tout aussi irrésistible dans son déroulement. Cette fois, c’est pour résoudre le conflit entre Buzz Hickey et l’un de ses fils, Hank, qui veut l’éloigner de son petit fils. Comme Hank est un passionné de Donjons et Dragons c’est donc sur ce terrain que le
study group, augmenté du doyen Pelton, va œuvrer pour tenter de les réconcilier. Une fois encore c’est Abed qui est le maître du jeu et qui a donné à chacun une fiche de personnage. Mais comme l’intention du groupe est devinée par Hank, ce dernier pimente la partie en redistribuant aléatoirement les fiches. S’ensuivra une aventure mémorable où les participants seront scindés en deux groupes, Abed jouant alternativement avec chacun installé dans une pièce de son appartement. L’objectif premier, tuer ensemble le nécromancier devient une course entre les groupes menés par Buzz et son fils, celui qui parviendra le premier au but final gagnant le droit de rester ou pas dans la vie familiale de l’autre. Avec les problèmes relationnels de Buzz et son fils, s’opère alors une sorte de thérapie par le jeu qui ne peut fonctionner que si l’on prend le jeu vraiment au sérieux. Importance de l’imaginaire pour l’accomplissement de chacun et puissance de l’intrication de la fiction et de la réalité. Ainsi, les joueurs sont tellement absorbés par la partie en cours qui revêt une importance plus grande que la simple quête narrative de départ que lors de l’affrontement homérique entre les deux groupes, chaque joueur parlera de son adversaire en énonçant son vrai prénom tout en usant des pouvoirs attribués à leurs persos fictifs.

Episode 10 : Advanced Advanced Dungeons and Dragons

Episode 10 : Advanced Advanced Dungeons and Dragons

Encore une fois, Abed joue parfaitement son rôle de maître de jeu, de trait d’union entre monde fictionnel et les interactions de son groupe d’amis. C’est d’ailleurs à chaque fois le cas lorsque c’est lui qui initie le délire conceptuel qui va alors s’emparer du campus ou toucher uniquement ses compagnons. La seule fois où Abed était hors-course, ne maîtrisant rien, était lors de la propagation du réseau social MeowMeowBeenz, justement parce que basé sur des relations sociales dont il éprouve toujours des difficultés à manœuvrer hors d’un contexte purement fictif.
Cette façon de mener la fiction était déjà présente dans les trois premières saisons mais cette fois-ci, dans cette cinquième saison, il démontre un plus grand contrôle tout en laissant suffisamment de latitudes pour que les autres puissent s’engouffrer et s’y exprimer. Comme dans le cinquième épisode signant le départ de Troy,
Geothermal Escapism. Le jeu de Lava-World que Abed désirait intimement continuer à jamais pour ne pas que son frère d’arme le quitte était une émanation de sa peur à ressentir une émotion nouvelle face à une situation inconnue et dont il ne maîtrise pas les enjeux : la vie sans son âme sœur. Un retour à sa solitude primordiale d’autant plus douloureux qu’il avait appris à partager ses rêves, ses fantasmes, ses obsessions, ses délires, avec quelqu’un d’autre et l’avait conduit à s’en ouvrir aux autres. A sortir du Dreamatorium.

Episode 7 : Bondage and Beta Male Sexuality

Episode 7 : Bondage and Beta Male Sexuality

 

Et Abed a parfaitement négocié ce tournant important pour lui et donc la série. Le fait qu’il renoue avec Rachel, le love-interest révélé dans la pitoyable saison 4 au sein du seul épisode à peu près correct (Herstory of Dance) n’est pas un pis aller ou une régression mais une véritable progression. Ils ont des points d’intérêts communs (ils aiment le même type de jeux, de programme télé – ils regardent en fin d’épisode 7 Rick And Morty, la série animée de Dan Harmon) mais Abed doit désormais composer avec quelqu’un dont les attentes ne se limitent pas à le suivre aveuglément dans tout ce qu’il entreprend. Abed en prend conscience dans l’épisode 9 (VCR…) et livre une demande de pardon égale à lui-même, à la fois tendre et référentielle, un mix geeko-poétique remarquable qui le voit s’excuser en se faisant pleuvoir sur la tête par un comparse, puisque tout se passe à l’intérieur près des vestiaires, dans le plus pur style des comédies romantiques qu’il a pu ingurgiter.

Episode 9 : VCR Maintenance and Educational Publishing

Episode 9 : VCR Maintenance and Educational Publishing

Le départ de Troy était sans doute un mal pour un bien tant pour Abed que pour la série car Harmon a dû alors composer avec une évolution pas forcément envisagée de manière aussi rapide. L’éloignement de Troy permettant aussi à ce dernier de poursuivre sa maturité de son côté.
Et il est tout à fait significatif qu’Abed retrouve partiellement dans ce dixième épisode cette capacité à projeter la fiction inventée une fois digéré le départ de Troy. En effet, c’est le premier épisode où aucune information sur sa position lors de son odyssée n’apparaît en arrière-plan, soit sur un tableau ou dans un fil info lors d’un JT (épisode 6), comme si ces messages, en plus de faire office d’
easter-egg comiques, étaient une émanation du désir inconscient d’Abed de connaître la situation de son ami, de poursuivre leur connection intime. Et ce n’est pas un hasard si cela intervient une fois assumée la relation entreprise avec Rachel en fin d’épisode précédent.
Partielle car nous ne sommes pas en présence d’un pur épisode concept. Nous sommes à la frontière du
bottle episode (unité de lieu) et du concept narratif imprimant la globalité de la fiction, l’action se déroule dans l’appartement partagé par Abed et Annie mais le geek y forme un monde imaginaire défini par des règles précises qu’il convient de suivre et respecter pour évoluer sans trop de dommages.
L’ambiance sonore est ainsi remarquablement travaillée, proposant une multitude de bruits pour illustrer les actions de chaque personnage (lancé de flèches, feu brûlant, épée que l’on sort de son fourreau et que l’on utilise…) ou une chanson de geste dont les tonalités renvoient aux chants entendus dans le Seigneur des Anneaux. De même, c’est également visuellement formalisé, presque de manière suédée, puisque l’appartement est plongé dans la pénombre, éclairé par des bougies et les guirlandes électriques encadrant les portes, donnant l’aspect d’une luminosité générée par des torches suspendues. De sorte que cela instaure l’immersion voulue dont le regain de crédibilité est donné par l’implication du s
tudy group se démenant à fond, de sorte que l’on oublie presque que l’on regarde des personnages jouant à être d’autres personnages.
Un retour progressif à un concept globalisant donc et qui prépare au délire animé de l’épisode 11 dont le titre
G.I Jeff, indique sans ambiguïté quel genre va être abordé et bousculé.

Episode 11 : G.I Jeff

Episode 11 : G.I Jeff

 

Plus que l’explication du traumatisme qui a incité Jeff a se réfugier dans cette fiction animée, ce qui importe est ce qu’il en retirera sur ce qu’il est vraiment. Plus que sa propension à la manipulation, à vouloir tout contrôler, il se définit par un intense désir d’acceptation des autres et par les autres même si dans le processus il a tendance à tout remettre en cause. C’est d’ailleurs ce qui parcourt cette saison 5, chacun devant affronter et donc finir par accepter ce qu’ils sont devenus. Et la plupart du temps cela se fait par le biais d’une fiction plus ou moins poussée (Lava World, Dungeons And Dragons, MeowMeowBeenz, etc).

Episode 11 : G.I Jeff - Merchandising

Episode 11 : G.I Jeff – Merchandising

Sauver Greendale implique alors fondamentalement ses membres les plus éminents, les personnages principaux de la série elle-même. La sauvegarde du campus passe donc par la propre sauvegarde de Jeff, Annie, Abed, Britta, Shirley, Troy et Hickey, le nouvel arrivé et même Pierce (bien que décédé, dans l’épisode Collective Polygraphy, ses dernières volontés appliquées par monsieur Stone renvoient à ce qu’il était, un vieil excentrique complètement déconnecté, homophobe, raciste et pétri d’autres tares, mais en allant à fond dans le délire et l’ironie Harmon et son équipe parviennent à lui offrir une sortie émouvante où il se réconcilie avec ses ex-partenaires), leur capacité à embrasser ce qu’ils sont au plus profond, accepter de ne pas être ce qu’ils ont rêvé d’être, ne plus s’agripper à ce qu’ils pensaient être indispensable mais garder les mains ouvertes. Autrement dit, lâcher prise pour pouvoir avancer. Toute cette cinquième saison s’articule autour de cette quête. Et se voit grandiosement illustrée par le geste d’Abed qui, suspendu au-dessus d’un magma imaginaire, lâche la barre qu’il tenait pour « mourir » dans la lave fictive mettant ainsi un terme au jeu et donc accepte de laisser aller Troy.

Episode 5 : Geothermal Escapism

Episode 5 : Geothermal Escapism

 

Harmon a structuré sa série sur l’insatisfaction de ses personnages comme motivation des intrigues. En les sauvant, en leur permettant d’être en partie comblé, Dan Harmon condamne sa propre série. C’est exactement ce qui se produit dans Basic Story, première partie du double épisode conclusif, le comité de sauvegarde de Greendale a réparé toutes les malfonctions de leur université ce qui lui a permis d’atteindre une certaine valeur marchande mais dans le même mouvement lui a fait perdre sa singularité, sa capacité à créer des histoires (Abed qui se morfond qu’il n’y ait plus d’appel de l’aventure à suivre) grâce à tous les problèmes inhérents à cette fac. Greendale est devenue terriblement commune, normalisée. Pire, franchisée.
Difficile de ne pas y déceler une métaphore de la propre action de Sony et du
network NBC tentant, depuis sa naissance sinon de contrôler Community, du moins canaliser ses dérives. C’est d’autant plus prégnant ici que les deux costards-cravates Richie et Carl chargés d’assurer le bon déroulement de l’opération peuvent aisément être assimilés à une figuration des exécutifs incompétents auxquels Harmon a pu être confronté. Une grille de lecture subversive qui donne encore plus de saveur à la manière dont ils seront ridiculisés puis évincés dans le final. Avec comme ultime mise en boîte le end tag s’amusant de potentiels shows de remplacement.

Autre mauvaise augure d’une disparition proche, le spectre d’un spin-off insipide mettant en scène la relation nouvelle entre Jeff et Britta est même évoqué dans l’épisode final, Basic Sandwich. Au passage, les épisodes 12 et 13 forment un remarquable diptyque métadiscurssif questionnant le propre devenir de la série et éprouvant sa structure.
De fait, par cette valeur ajoutée, cette richesse potentielle, Greendale est vendue à Subway, la célèbre firme de sandwiches qui en fait une école pour apprendre à les faire (les fabriquer, les vendre, etc). L’entreprise s’était déjà essayé à pénétrer le marché de ce campus en saison 3 en étant le concurrent dévastateur du comptoir de Shirley mais cette fois elle n’a pas seulement réussi son implantation mais a carrément absorbé les lieux, les transformant à son image.
En sauvant l’image de Greendale, en faisant de ce
community college au rabais un endroit viable, le comité l’a transformé au point de l’effacer (symbole ultime, le drapeau emblème est remplacé par celui de la marque).
Seul un trésor caché peut véritablement la sauver. Soit, une nouvelle histoire.
Abed a pourtant essayé de se conformer à la conviction de Jeff que faire justement toute une histoire de la visite de l’évaluateur en assurances
mettrait à mal cette inspection, donc entraînerait la chute de Greendale et signifierait la fin de toute possibilité de récit.
Cela donnera lieu à une terrible crise existentielle se muant en délire méta le voyant fuir la caméra qui le filme. Seulement, la conclusion de l’évaluateur est tellement positive que cela entraîne la désastreuse vente de l’établissement. Et c’est Abed qui inévitablement relancera la machine.
Il (et la série dans ses trois premières saisons) a toujours farouchement résisté au changement lorsque celui-ci impliquait de se défaire d’une part essentielle à tout accomplissement (le sien, celui de ses amis, le nôtre), l’imagination, la créativité. C’est la photo du fondateur de Greendale, le professeur d’informatique timbré, Russel Borchert, qui va rebattre les cartes, pour une dernière fois.

Episode 12 : Basic Story - photo de Russell Borchert

Episode 12 : Basic Story – photo de Russell Borchert

 

Greendale reloaded
Féru de mythologie, des écrits de Campbell, Dan Harmon n’a jamais masqué ses influences et les a même toujours ouvertement utilisées via le perso d’Abed. Avec la cinquième saison, Harmon produit un nouveau cycle tout en achevant le Voyage du Héros tel que défini dans le monomythe. Le
Repilot voit le retour des Greendale Seven chez eux, désormais transformés après trois saisons et l’immersion dans l’abysse de l’inepte quatrième saison, usant des habilités acquises pour modifier leur environnement. Ils seront un pont entre deux mondes, la réalité du campus et les délires imaginaires dans lesquels ils peuvent voyager de plus en plus à leur gré, voir à ce propos la progression des épisodes-concept de plus en plus poussés. La cinquième saison voit également une relecture de la réconciliation avec le Père (Advanced Advanced Dungeons And Dragons), ainsi qu’un passage du Seuil du Retour lorsque dans G.I Jeff Jeff réintègre le monde réel, échappant au Gardien du Seuil, le garçon d’une pub jouant avec les figurines G.I Joe, pour « renaître » (son délire était dû à une perte de connaissance suite à une absorption cumulée de scotch et barbituriques) et accepter ce qu’il est, un homme de quarante ans qui ne sera jamais l’avocat dont il rêvait.
Globalement, après ces onze nouveaux épisodes, tous sont parvenus à vaincre les forces psychologiques conflictuelles de leur esprit. Ils ont réussi à drastiquement améliorer le monde d’où ils sont issus, Greendale, voir toutes les étoiles punaisées sur leur tableau de bord, synonymes des épreuves accomplies.
Mais face à la menace de disparition de leur monde, ils n’ont plus qu’une échappatoire, plus qu’une dernière étape, plonger au cœur des origines de leur monde afin de le régénérer. Comme figuré par Abed incitant ses amis à suivre une nouvelle histoire mais sans succès, il n’y a plus d’appel à l’aventure auquel répondre. La découverte du parchemin derrière le portrait de Russell Borchert doit les mener sur la trace de la richesse du créateur de l’université, cachée dans son laboratoire situé dans les sous-sols inexplorés, soit s’engouffrer jusqu’à la Source originelle de leur univers. On a là un aperçu du cycle cosmogonique concluant la métamorphose du Héros. D’ailleurs, Abed – ou du moins la représentation d’Abed dans l’inconscience de Jeff dans
G.I Jeff – dessinera assez clairement le schéma de ce cycle cosmogonique.

Episode 11 : G.I Jeff - Cosmogonie

Episode 11 : G.I Jeff – Cosmogonie

 

Soit la circulation de la conscience à travers les trois plans d’existence (conscience de veille, conscience de rêve, sommeil profond). Ce qui dans l’épisode version G.I Joe est parfaitement cohérent et raccord avec ce que doit accomplir Jeff pour s’échapper de cette réalité cartoonesque et revenir transformé, et même transfiguré, à un état de veille.
Un dessin qui synthétise pour la saison le parcours du Héros selon Campbell mais pour la série, après toutes les étapes vécues et ce qui advient dans le double-épisode final, on peut rétrospectivement y voir l’illustration du cycle menant du Crépuscule des Dieux à la transcendance.
La quatrième saison a amené nos héros à leur séparation après que Pierce et Jeff aient été diplômés, engendrant la chute narrative de la série. La cinquième saison a comme enjeu de sauver Greendale dans la diégèse et il se confond avec la propre résurrection de la série – ce qu’Abed exprimera sans détour dans
Basic Sandwich, lorsque pour réconforter une Annie dévastée face à l’annonce du mariage de Jeff et Britta, il compare l’histoire naissante de leur union comme un spin-off, sans chance de succès, de la série qu’ils vivent et partagent. Après avoir côtoyé de très près sa mort métaphorique (déprogrammation), la série est repartie sur de très bons rails grâce au retour de son créateur, Dan Harmon, qui opère ici une véritable renaissance de son oeuvre. Et cela se retrouve parfaitement et splendidement illustré dans l’ultime épisode de la saison.

Episode 12 : Basic Story

Episode 12 : Basic Story

 

Afin de sauver la fac, nos héros doivent trouver un trésor caché dans le sous-sol secret où le créateur de Greendale, l’informaticien barré Russel Borchert, a mené ses expériences sur les connexions affectives d’un robot. Abed, Annie, Craig Pelton, Britta et Jeff traversent des couloirs enfouis connotés années 70, décennie de la disparition de Borchert, et aboutissent à son antre, un labo tapissé de serveurs archaïques et d’un robot non moins rudimentaire. Surprise, Borchert n’est pas mort et vivait reclus, hors du temps. Enfermés par Richie, Carl et Chang le trio chargé d’assurer que la vente de l’université à Subway se déroule dans de bonnes conditions, ils ne pourront s’échapper qu’en parvenant à susciter des émotions dans le robot baptisé Raquel par Borchert, machine contrôlant tout l’appareillage de cette partie secrète de Greendale. C’est Jeff qui y parviendra en faisant appel aux sentiments qu’il éprouve pour chacun de ses amis. Il les fait se retourner et en les regardant chacun à leur tour, on entend alors ce qu’ils pensent. Jeff établit ainsi une connexion émotionnelle avec ses compagnons, jusqu’à ce qu’il termine en posant son regard sur Annie ce qui provoque le pic émotionnel décisif qui engendre le sourire de Raquel et donc l’ouverture de l’accès.

Episode 13 : Basic Sandwich - Jeff et Annie

Episode 13 : Basic Sandwich – Jeff et Annie

 

Et l’échange que l’on entend alors (Milady/Milord) fait particulièrement sens car renvoie à la fois aux origines de la série et de la relation entre Jeff et Annie (ils s’appellent pour la première fois ainsi dans le second épisode de la première saison, Spanish 101).
De même, la confrontation avec le doyen originel, Russell Borchert, résonne avec l’intention affichée par Harmon de revisiter des moments et motifs apparus dans les trois premières saisons pour un
retour aux sources salvateur mais également générateur d’évolution. En effet, cet informaticien loufoque représente la source de Greendale ET de la série. Si ce nouveau personnage est à l’origine de la création de Greendale et son interprète Chris Elliott (un acteur de second plan et auteur comique pour The Late Night With David Letterman et la série Get A life, entre autres) n’est nul autre que le scénariste de Action Family, très court téléfilm détonant mélangeant sitcom familiale et série policière, qui est une des importantes sources d’inspiration de Dan Harmon.

Retour à la Source et régénération.

C’est donc dans ce labo souterrain que se joue la renaissance définitive de la série et de ses personnages. Ils arrivent au terme de leur parcours où ils auront appris à s’accepter tels qu’ils sont (même Chang admet sa nature de cinglé total à l’issue d’une séquence digne d’un d’un final Scooby-doo complètement barré). C’est en toute logique que le destin de la série est lié à Jeff et qu’au moment où il accepte enfin ce qu’il éprouve profondément depuis longtemps pour Annie, il dépasse son état.
En pénétrant dans le labo souterrain du créateur de Greendale, ils accèdent à un lieu éminemment symbolique puisque cette sorte de caverne entraîne un « 
processus d’intériorisation psychologique suivant lequel l’individu devient lui-même et parvient à la maturité » (1)
A l’instant précis où il se focalise sur elle, l’ex avocat devenu prof de Droit atteint une forme de transcendance sentimentale, il dépasse l’indifférence qu’il affiche généralement pour finalement assumer et reconnaître ses sentiments. Et grâce à l’expression de son amour pour elle, il transforme le robot Raquel, autrement dit, son esprit transcende la matière, la machine.

Episode 13 : Basic Sandwich - le sourire de Raquel

Episode 13 : Basic Sandwich – le sourire de Raquel

 

De toutes les œuvres de fiction s’étant inspirées des écrits de l’érudit Joseph Campbell, seule la saga Matrix, avec les opus Reloaded et Revolutions, s’est aventurée dans l’exploration philosophique décrite dans Le Cycle Cosmogonique, seconde partie de l’ouvrage du mythologue, Le Héros aux mille et un visages.
Certes,
Community le fait de manière moins approfondie mais l’intention est définitivement bien présente même si appliquée partiellement. Ceci, afin de se laisser une marge de manœuvre et de progression, l’état de dépassement n’étant pas globalement atteint par tout le monde. Toujours la même volonté de Dan Harmon de compléter son cercle mais en maintenant un certain degré d’inachèvement.
Ce qui permet à la fois à Harmon de conclure sa série et d’être une formidable ouverture si par bonheur elle revenait (comme le promet Abed en lançant une dernière œillade complice à la caméra ).
Une série vraiment hors normes à tout point de vue et jusque dans son final.
A l’issue de l’échec de la vente de Greendale, il est ainsi particulièrement déstabilisant de voir les étudiants présents danser au son du tube de Dave Matthews,
Ants Marching, une chanson sur le conformisme ambiant. Mais plutôt qu’une exhortation à rentrer dans le rang, ce happy-end doit être interprété comme un ultime commentaire ironique. Si le statu quo est restauré, n’oublions pas que pour ce community college, il repose sur une activité perpétuellement sur le fil du rasoir, une existence proche d’imploser sous ses propres délires. Greendale et donc Community ne peuvent s’épanouir que dans le conflit.
Bien sûr, cette saison 5 peut apparaître légèrement décevante au regard des bouleversements qui concluaient les trois premières saisons. Mais n’oublions pas que la priorité était surtout de redonner une unité à ce groupe de déglingués de la vie. Redonner de l’éclat à leur vie.

Episode 13 : Basic Sandwich - Ultime accomplissement

Episode 13 : Basic Sandwich – Ultime accomplissement

 

Nicolas Zugasti

(1) Encyclopédie des symboles – Michel Cazenave


COMMUNITY SAISON 5
Showrunner : Dan Harmon
Réalisateur : Jay Chandrasekhar, Tristram Shapeero, Joe Russo, Rob Schrab,
Scénario : Carol Kolb, Dan Harmon, Chris McKenna, Dino Stamatopoulos, Andy Bobrow, Erick Sommers, Tim Saccardo, Alex Rubens, Monica Padrick, Jordan Blum, Parker Deay, Donal Diego, Matt Roller, Ryan Ridley
Interprètes : Joel McHale, Gilian Jacobs, Dani Pudi, Alison Bree, Jim Rash, Ken Jeong, Jonathan Banks…
Pays : Etats-Unis
Durée : 13 x 22 minutes
Diffusion : du 2 janvier au 17 avril 2014
Network :NBC

 


Collection Fumetti (Artus Films) : À dada sur ma bédé

$
0
0



superargo-diabolikus_artus

Un méchant savant qui veut dominer le monde, ça vous dit quelque chose ? Bon, si je rajoute qu’il a une ravissante copine, une armada de gros bras et qu’il se terre dans une base, cachée sous une île déserte ? Vous brûlez ? Pour le contrer, les services secrets lui envoient un homme seul, capable de tout et prêt à en découdre pour sauver la planète. Ça y est ? Vous y êtes ? Vous dites ? James Bo… Non, pas du tout. Heu, c’est vrai, j’ai oublié de vous décrire le héros : il ne porte ni smoking ni nœœud pap’, seulement enrobé des pieds à la tête d’un moulant (mais seyant) costume rouge, dans le genre de celui du Fantôme du Bengale (la bédé de Lee Falk, pas le film de Simon Wincer qui s’en inspire), avec ceinture et slip par-dessus et un masque qui lui recouvre tout le temps le visage. L’homme se nomme Superargo, super-héros et catcheur de professions.

Enrichissant sa délectable collection Fumetti, films italiens plus ou moins adaptés des bandes dessinées de la même nationalité, Artus Films sort trois nouveaux titres, deux Kriminal et Superargo contre Diabolikus (1966), lequel rend hommage, sans le savoir, à Nick Nostro. C’est à ce cinéaste italien que l’on doit la première aventure filmée de Superargo (il y en aura une seconde, Superargo contre les robots, réalisée par Paolo Bianchini, connue aussi sous le titre L’invincible Superman). Nick Nostro vient en effet de disparaître ce 15 juin. Pratiquement inconnu chez nous, Nostro (“un artisan”, ainsi que le qualifie à plusieurs reprises son assistant Ferruccio Castronuovo dans l’un des bonus du DVD) a signé en tout et pour tout une dizaine de peplums, giallis, westerns spaghetti entre 1962 et 1971, soit le tout venant d’un cinéaste italien de l’époque (à l’exception des grands maîtres, bien entendu).

Après un générique pop art dû aux talents conjugués de Biamonte et Grisanti, Superargo s’ouvre sur un match de catch qui oppose El Tigre, mastard dégarni, à Superargo, un sportif masqué. Le cinéma bis italien des sixties avait tendance à recycler quantité d’éléments disparates comme dans une lessiveuse, pour les ressortir plus blancs (ou plus rouges). Ici, on pourrait citer pêle-mêle les films de catcheurs masqués mexicains, les James Bond britanniques et le Superman américain dans toute sa naïveté.

superargo_photo_3

Alors, bien entendu, ce qui fait marrer tous les commentateurs, c’est déjà l’idée saugrenue qu’a le colonel Kinski d’envoyer en mission avec un tel accoutrement son vieil ami des camps de concentration Superargo. Les auteurs du film, qui sont sans doute moins stupides qu’on pourrait le penser, s’amusent d’ailleurs de ce postulat. Lorsqu’il pénètre dans la base souterraine, Argo déclenche un émetteur et son cheminement est suivi, via des caméras disposées un peu partout dans l’antre du méchant, par Diabolikus himself. Premier commentaire de Diabolikus : “"Ils m’ont envoyé un Martien ?”" Lorsqu’il capture le super homme invincible (comme quoi) et l’attache, Diabolikus lâche encore à ses sbires : “"Je me demande pourquoi il porte un masque."” Ça, on ne le lui fait pas dire. Et il ajoute qu’il vaut mieux le lui remettre, pour s’éviter la vision de son visage et de ses abominables souffrances. Bref, Argo, tout super qu’il soit, va passer un mauvais quart d’heure. C’est dans ces détails que ce Superargo contre Diabolikus est hautement jouissif, comme tout le début pendant lequel Kinski prouve à ses hommes pourquoi le catcheur masqué est l’homme qui convient. Dans ces séquences, il faut bien avouer que l’on va être surpris à plus d’une reprise.

De cette naïveté assumée, Nostro nous livre un film dont on ne peut que se régaler. Une sorte de Jimmy Bond du pauvre, avec quelques décors sophistiqués, deux gonzesses qui le sont tout autant (Loredana Nusciak et Monica Randall), Gérard Tichy dans le rôle de Diabolikus et le pauvre Ken Wood, né Giovanni Cianfriglia, dans celui de Superargo. Le pauvre parce que, comme l’explique l’excellent Curd Ridel dans un bonus, ce cascadeur de profession devenu acteur n’a, sur la centaine de films qu’il a tournés, eu que deux seuls rôles en vedette : ceux où, masqué, il incarne Superargo. Allez, après cela, signer des autographes dans la rue, assailli de jeunes femmes en folie !

kriminal_artus

Bien qu’il utilise volontiers le type d’actions que l’on retrouve dans les fumetti, Superargo contre Diabolikus n’est pas à proprement parler adapté d’une bande dessinée. Avec Kriminal (1966), Umberto Lenzi affiche en revanche clairement la couleur : dès le générique, ses images se mêlent avec les mêmes scènes dessinées par Magnus (Roberto Raviola) sur des scénarii de Max Bunker (Luciano Secchi).

Comme son surnom l’indique, le héros est un criminel sur lequel la meilleure des polices ne sait strictement rien, lointain descendant de Fantômas. Le masque est ici troqué contre une panoplie de squelette et il faut bien reconnaître que la première apparition du maléfique personnage fait une forte (et bonne) impression ! À ce moment très proche de la bédé et de son potentiel érotique, Lenzi le fait s’approcher d’un lit sur lequel repose, au premier plan et en petite tenue, la jolie Maria Luisa Rispoli.

KRIMINAL -Ruspoli

Mais, et c’est là la grande différence avec Fantômas, que ce soit le criminel masqué des films contemporains d’André Hunebelle ou celui, multiforme, des romans de Souvestre et Allain, dans lesquels il est beaucoup plus sanguinaire et cruel, personne ne connaît la véritable identité du personnage. Kriminal, lui, n’endosse son costume de squelette qu’en de rares occasions. Tout au long du film, on voit son vrai visage, celui de l’angélique Glenn Saxson. Cet acteur hollandais aux allures de playboy blondinet dénote (et c’est une heureuse surprise) dans le rôle du méchant.

Quand le film démarre, Kriminal est sur le point d’être pendu mais les inspecteurs de Scotland Yard sont loin de se réjouir : le bandit amènera dans le tombeau son secret, la cache où il a mis les joyaux de la couronne anglaise. Évidemment, le malfrat s’échappe et sera entraîné par la déjà citée Maria Luisa vers une autre aventure mouvementée. En cours de route, il croisera deux charmantes jumelles (incarnées par l’unique Helga Liné), volera jusqu’à Istanbul, se cognera avec Ivano Staccioli (un acteur qui avait vraiment le physique de son emploi, celui d’une petite frappe), jouera à cache-cache avec les flics britanniques (menés par Andrea Bosic) et turcs…. Bref, il connaîtra autant de péripéties qu’on peut en trouver dans les cases de la bande dessinée.

Autant dire que Lenzi réussit son coup. Cette comédie policière trépidante est d’autant plus agréable à suivre qu’elle est pleinement inscrite dans ce cinéma décomplexé des années soixante, nourri de bédés (et Lenzi, comme Cerchio à sa suite, le montrent clairement). N’oublions que 1966 voit également la sortie de Modesty Blaise (mais là c’est Joseph Losey qui réalise, rien à voir avec nos deux compères italiens, et qui adapte un strip britannique) et que, l’année suivante, Alain Jessua met en scène dans Jeu de massacre un auteur de bande dessinée (Jean-Pierre Cassel) qui retrace dans ses dessins la vie de celui qui l’a invité (Michel Duchaussoy).

retour-kriminal_artus

 

Puisque la bédé est à la mode, en 1968, Fernando Cerchio réalise la deuxième aventure de notre squelette, Il marchio di Kriminal (littéralement La marque de Kriminal qui devient en français Le retour de Kriminal). On retrouve Glenn Saxson sous les os de Kriminal et Andrea Bosic en commissaire qui le pourchasse. Côté beauté, Helga Liné est toujours de la partie, mais dans un rôle différent que ceux qu’elle tenait dans le film précédent. Plus de jumelles ici, mais une aventurière qui n’a pas froid aux yeux et qui passe son temps à trahir tout le monde. Une comme on les aime, quoi ! Le retour de Kriminal nous fait voyager encore plus que le premier épisode. Après une introduction anglaise, il nous entraîne en Espagne, en Turquie, au Liban et sur un paquebot. Est-ce un clin d’œil au premier opus ? J’ai décrit plus haut la première apparition du squelette, dans Kriminal, et tout ce qu’elle a d’effrayant et d’érotique. Cerchio prend ici le contrepied. Costumé en squelette, Kriminal s’introduit à nouveau par la fenêtre dans la pénombre d’une chambre. Mais la femme qu’il surprend au lit, avec son bonnet sur la tête, est une vieille dame complètement effrayée. Franca Dominici, qui l’interprète, a à l’époque 61 ans. On est loin de Maria Luisa Rispoli.

 

RetourKriminal-01

La photo d’exploitation avec Helga Liné et, ci-dessous, la scène avec Franca Dominici

 

Capture d’écran 2014-07-02 à 16.32.20

Mouvementé, Le retour de Kriminal l’est tout autant que Kriminal, mais l’on pourrait malgré tout reprocher à Fernando Cerchio son manque de rythme dans certaines séquences. Il est capable de prendre son temps pour filmer les trajets, que ce soit ceux en voiture lorsque Kriminal file le train à Helga Liné sans qu’elle le sache. Ou lorsque cette dernière, débarquant au Liban dans un vieux monastère, marche tranquillement le long d’un couloir sans que le cinéaste coupe un seul pas. Il se rattrape avec le finale à Baalbek et la poursuite en voiture qui clôt le film. Et, curieusement, pour qu’aucun doute ne subsiste sur l’ultime plan, Cerchio appelle une dernière fois à la rescousse les cases de la bande dessinée pour que le spectateur comprenne bien de quoi il retourne. Des cases qu’il a utilisées tout au long du parcours de Kriminal, agrémentées de bulles (ces fameux fumetti) qui ponctuent le film de traits d’humour.

Jean-Charles Lemeunier

Collection Fumetti sortie chez Artus Films en DVD le 1er juillet 2014.


"Le gang" et "Borsalino & Co" (Jacques Deray) : Les valeurs des voleurs

$
0
0
Jacques Deray et Alain Delon

Jacques Deray et Alain Delon

 

La sortie chez Pathé, en version restaurée, de deux films des années soixante-dix, interprétés par Alain Delon et réalisés par Jacques Deray, permet de se replonger dans le cinéma policier français de cette époque. Où, en gros, les voleurs avaient des valeurs. En 1974, nous sommes quatre ans après la sortie de Borsalino de Jacques Deray, gros carton au box-office à cause de son sujet (les aventures de deux gangsters sympathiques dans le Marseille d’avant-guerre) et de ses deux interprètes. Car Borsalino a le mérite de réunir pour la première fois à l’écran, du moins depuis qu’ils sont stars, Belmondo et Delon. Personne ne fait mystère que derrière les deux personnages du film, François Capella et Roch Siffredi (un nom que Delon a emprunté à l’un de ses amis, grand régisseur des films tournés dans le Midi), se cachent Paul Carbone et François Spirito, deux trafiquants qui, pendant l’occupation, n’ont pas hésité à donner un coup de main à la Gestapo pour poursuivre leurs opérations illégales.

 

borsalino-and-co-1974-06-g

Borsalino & Co reprend où Borsalino s’achève, avec la mort de Belmondo. Également mis en scène par Deray, ce second opus ne pourra donc jouer que sur la seule personnalité de Delon pour attirer le chaland. Tout est là pour rappeler le premier film : outre la présence de la vedette, comptons encore les décors et costumes rétro (grande mode de l’époque), la musique de Claude Bolling, les clins d’œil… Comme Mireille Darc qui, en prostituée, apostrophe le commissaire Daniel Ivernel, signifiant ainsi sa fonction – en cette époque troublée, on a parfois du mal à reconnaître les flics des malfrats. Le film tire un peu à la ligne, tant cette rivalité entre deux gangs prend des airs de déjà vu. Deray filme paresseusement les beaux décors 1930 mis à sa disposition et les dialogues de Pascal Jardin qu’on a connu en meilleure forme, le tout enveloppé de la musique populaire de Bolling. Quelques accélérations tirent le film de sa torpeur scénaristique.

 

 

kinopoisk.ru

 

Deray et Delon se reprennent et signent coup sur coup deux adaptations du  très médiatique commissaire Roger Borniche, Flic Story (1975) et Le gang (1977). Le premier sur la capture d’Émile Buisson, le second sur celle du gang des tractions avant. Autant dans Flic Story Delon incarne un commissaire impeccable, digne de tous les personnages dont il a endossé l’imper, le chapeau et les flingues, autant dans Le gang l’acteur décide de sortir carrément des clous dans lesquels il est populaire. Dans le rôle de Robert le dingue, il porte constamment une perruque bouclée censée être sa véritable chevelure. Très troublé, le spectateur n’attend qu’une chose, c’est qu’elle glisse à un moment ou à un autre. Delon délaisse aussi le héros taciturne qu’il est habituellement au profit d’un gangster foutraque, rigolard, capable de danser et de bouger en tous sens. Une véritable innovation pour le comédien.

 

alain-delon

Avec la musique sautillante de Carlo Rustichelli, le film, pourtant un polar, s’insinue sur les chemins buissonniers de la comédie. Jusqu’à un certain point. Deray reprend alors le dessus, recadre son action dans le policier pur et signe plusieurs séquences formidables : le braquage de la gare, la fuite du commissariat, le siège de l’auberge…

L’histoire démarre à la Libération, au moment où les gangsters se regroupent pour reprendre leurs activités. Deray a-t-il tenu compte des observations recueillies ici ou là à propos de Spirito et Carbone et de leurs accointances avec les nazis ? Dans Le gang, il oppose ainsi, au sein du groupe qui se reforme après guerre, Xavier Depraz, qui revient des camps de concentration, et Maurice Barrier, qui a collaboré. Et montre que le personnage de Barrier n’est pas spécialement apprécié par ses collègues.

 

400px-Le_Gang-P08-2

Un vent libertaire soufflait-il alors sur ce cinéma populaire que les critiques de gauche classaient pourtant irrémédiablement à droite ? Quand il est pris dans une rafle au cours d’une manifestation algérienne, Delon se retrouve au commissariat en même temps que plusieurs Maghrébins que les flics, en particulier celui joué par Roland Amstutz, abreuvent de quolibets racistes. Delon parvient à s’en sortir et, dans la foulée, libère ses compagnons d’infortune.

Malgré sa perruque, malgré ses sautillements, Delon finit son parcours de la même manière que tous ces héros qu’il n’a eu de cesse d’interpréter : romantiquement. Et, ici, de la manière fantasque dont ce Robert le dingue n’a cessé de se comporter pendant tout le film.

Jean-Charles Lemeunier

Borsalino & Co (1974) de Jacques Deray
Scénario : Jacques Deray, Pascal Jardin
Photo : Jean-Jacques Tarbès
Musique : Claude Bolling
France
Durée : 1h40
Distributeur : CIC – Pathé
Avec Alain Delon, Riccardo Cucciolla, Reinhard Kolldehoff, Lionel Vitrant, Daniel Ivernel, Catherine Rouvel, André Falcon, Anton Diffring, Jacques Debary, Mireille Darc (apparition)

Le gang (1977) de Jacques Deray
Scénario : Roger Borniche, Alphonse Boudard, Jean-Claude Carrière
D’après Roger Borniche
Photo : Silvano Ippoliti
Musique : Carlo Rustichelli
France-Italie
Durée : 1h40
Distributeur : Columbia – Pathé
Avec Alain Delon, Nicole Calfan, Adalberto Maria Merli, Maurice Barrier, Xavier Depraz, Roland Bertin, Raymond Bussières, Laura Betti, André Falcon, Robert Dalban

Deux films disponibles chez Pathé en DVD, Blu-ray, V.O.D. et téléchargement définitif à partir du 16 juillet 2014.


« Tuer un homme » d’Alejandro Fernández Almendras (compétition) : Crime et châtiment

$
0
0

3137769893

L’image que l’on retiendra de ce film est celle de cet homme, Jorge, Chilien très moyen, qui dans le bus pour rentrer du travail reçoit un appel de son ex-femme. Elle lui annonce vaille que vaille que leur fille est à l’hôpital : elle vient d’être agressée sexuellement par Kalule, ce type qui leur pourrit la vie depuis qu’il a tiré sur leur fils, deux ans plus tôt, et qu’il a purgé une peine de prison pour son crime. Mais la communication ne passe pas bien. Jorge peine à entendre ce que lui raconte Marta. Le réseau, vacillant, finit par se couper. Ses « allô », « allô » inquiets s’avèrent inutiles. L’homme est au cœur de la ville, au cœur de la vie, branché sur le réseau ; mais il est profondément seul avec lui-même, isolé du reste de la population comme tout un chacun, un monsieur-tout-le-monde pris dans les méandres d’une société qui oublie de s’intéresser à ses membres. Tuer un homme, malgré son titre tirant volontiers vers le polar, est d’abord un film sur l’incommunicabilité entre les êtres humains, sur l’impossibilité d’être à la fois un être social – employé, mari, père de famille – et un individu pétri de doutes et de faiblesses.

 

Ce plan, situé approximativement à la moitié du film, marque l’instant d’une rupture psychologique. Il y a un avant et un après pour Jorge, papa simpliste, presque simplet, qui se laisse martyriser par les voyous de la cité HLM du coin. En rentrant du travail, il se fait voler, par le surnommé Kalule, montagne de méchanceté crasse travesti en leader d’un gang improbable, son indispensable lecteur de glycémie. Condamné à se faire une piqûre par jour – deux en cas d’impossibilité de mesurer son taux de sucre dans le sang – Jorge apparaît d’emblée comme dépendant de la technologie (médicale, en l’occurrence) qui soumet à son joug les êtres modernes, symbole de leur impuissance constitutive. Son fils – prénommé Jorge également – tente de racheter l’appareil en douce, et c’est l’escalade : coup de feu, hospitalisation, procès, prison pour le coupable. Puis, deux ans plus tard, vengeance : Kalule harcèle ses victimes, cherche à leur rendre la vie impossible. Dans la transition, Jorge et Marta se sont séparés, sans doute parce que cette femme haute en couleurs, à la langue bien pendue, ne supporte pas les insuffisances de celui qui était censé les protéger, les enfants et elle, des menaces environnantes. Quelque part, en n’empêchant pas le crime perpétré contre son fils, Jorge est lui aussi reconnu coupable d’avoir failli à sa mission. On le retrouve, à intervalles réguliers, seul dans sa petite chambre, loin du foyer familial, en train de jouer de l’harmonica. Âme d’artiste ? Non, âme de solitaire. Taciturne et renfermé. Péchés ultimes du monde contemporain.

TUER+UN+HOMME+PHOTO5

Porté par une mise en scène d’une sobriété extrême, mais travaillée à la perfection pour faire correspondre cadre et récit – ces plans nombreux qui voient le décor écraser des personnages relégués à la partie inférieure du champ – Tuer un homme, troisième film du réalisateur chilien Alejandro Fernández Almendras et lauréat du Grand Prix international au festival de Sundance, passe l’essentiel de son temps à dérouter le spectateur. Situé quelque part entre la chronique sociale, le film de vengeance et la satire (les délinquants menés par Kalule, circulant dans leur voiture tunée, sont des caricatures ambulantes), ce joli film nuancé navigue perpétuellement entre les genres et entre les styles. Quand la caméra se libère pour se poser sur l’épaule de Jorge, lors d’une séquence nocturne impressionnante de chasse à l’homme, fusil à la main, elle renverse fugacement le propos pour situer désormais son protagoniste parmi les forts, le temps d’un acte courageux que le scénario prend soin de ne pas justifier à outrance, sans non plus le dénoncer totalement. L’intérêt réside d’ailleurs moins dans l’acte que dans l’illusion d’un accomplissement personnel : le temps de quelques plans, Jorge n’apparaît plus comme la victime du cadre, mais bien comme son bourreau, devenant si grand qu’il finit par ne plus rentrer dedans.

 

Mais l’incommunicabilité résiste et reprend le dessus, malgré la force nouvelle de ce père qui aura confondu responsabilité et honneur. De retour dans la maison de famille après les événements, sans que personne ne soit au courant de ce qu’il vient de faire, Jorge retrouve son fils devant la télévision. Son ex-femme et sa fille sont déjà couchées. Ayant échangé avec lui à peine quelques paroles, le fils laisse son père seul devant l’écran. Seul, encore et toujours. Mais avec le remords en sus, qui prolifère en dedans comme un cancer. N’est-il pas alors l’incarnation d’une société rongée de l’intérieur par ses propres démons, ses propres manquements ?

 

Eric Nuevo

 

Matar a un hombre

Chili

Réalisation et scénario : Alejandro Fernández Almendras

Interprétation : Daniel Candia, Daniel Antivilo, Ariel Mateluna, Alejandra Yanez…

1h24


Action Girls : Un siècle de cinéma sous héroïnes

$
0
0

gone-with-the-wind-vivien-leigh-21285080-500-307

Lorsqu’en 1939, Scarlett O’Hara saisit, sous les traits de Vivien Leigh, une poignée de terre rouge de Tara, la brandit au ciel et montre sa détermination à s’en sortir, le spectateur de cinéma se dit que, désormais, le héros a du souci à se faire et d’ailleurs, dans Gone with the Wind (Autant en emporte le vent), Clark Gable se fait tenir la dragée haute par la flamboyante Scarlett. "Dieu m’est témoin, clame-t-elle, que je ne me laisserai pas abattre."

Les femmes d’action sont mises à l’honneur dans plusieurs sorties DVD : Attaque à mains nues de Cirio Santiago et Une femme dangereuse de Don Schain dans la collection Action Girls, chez Le chat qui fume, et trois "aventures" d’Actiongirls de Scotty JX chez Bach Films. Une belle occasion de revenir sur quelques-unes de ces fortes têtes.

duel-in-the-sun

La jolie fille qui ne se laisse pas faire et le méchant cowboy : Jennifer Jones et Gregory Peck dans Duel au soleil

Voulant renouveler tout à la fois le succès d’Autant en emporte le vent et la figure d’une femme forte, le producteur David O. Selznick va à nouveau épuiser un cheptel de réalisateurs, à la manière d’un rancher menant ses vaches à l’assaut des prairies. On sait que si Gone a finalement été signé par Victor Fleming, plusieurs autres grands noms y ont travaillé, à commencer par George Cukor et Sam Wood. Pour Duel in the Sun (1946, Duel au soleil), Selznick va embaucher King Vidor (qui sera le seul réalisateur crédité) mais aussi Otto Brower, William Dieterle, Sidney Franklin, William Cameron Menzies et Josef von Sternberg. Là encore, une jolie et forte femme va devoir tenir tête aux vaqueros qui lui tournent autour, à commencer par le séduisant (et méchant) Gregory Peck. Selznick confie ce rôle qu’il désire tout aussi lumineux que celui de Scarlett à sa compagne officieuse, Jennifer Jones. Rappelons qu’à l’époque, le producteur est déjà séparé depuis un an de sa femme, Irene Mayer (fille du patron de la MGM Louis B. Mayer), dont il ne divorcera qu’en janvier 1949. Cette même année, il épousera Jennifer Jones.

Perilsofpauline

Mais on aurait tort de croire que Scarlett O’Hara ou Pearl Chavez, l’héroïne de Duel au soleil, soient les premières femmes fortes du cinéma américain. Dès 1914, The Perils of Pauline (Les périls de Pauline) et The Exploits of Elaine (Les mystères de New York) mettent en avant le charme et la hardiesse de leur interprète, Pearl White. Laquelle fait très vite délirer les surréalistes, Aragon en tête, qui la rebaptise Perle Vite. Dans Anicet ou le panorama, roman, l’écrivain écrit son enthousiasme. "Pearl White n’agit pas pour obéir à sa conscience, mais par sport, par hygiène : elle agit pour agir."

En chemisette dans des sables mouvants (ne pas oublier que la femme d’action se doit d’être sexy), une arme à la main, Pearl est abandonnée par les méchants qui s’enfuient à cheval. "Une chance sur mille", nous indique un intertitre : elle tire sur une branche qui descend sur elle et peut s’y accrocher et grimper dessus pour se sauver. Et donne l’exemple à Tarzan dont le premier livre est édité la même année (il est d’abord publié dans un magazine en 1912) et dont la première aventure cinématographique ne verra le jour qu’en 1918.

Les mystères de New York

Mais ne croyez pas qu’après cela la jeune femme se repose. Pearl saute sur un cheval, galope, rejoint le méchant, lui saute dessus, se bat avec lui en roulant dans l’herbe, se prend une manchette, tombe groggy dans un fossé, remonte et continue. Dans The Hazards of Helen (1914), sa concurrente directe, Helen Holmes, poursuit un train en moto. Elle est d’ailleurs capable de sauter dans le train à partir d’une auto ou d’un cheval au galop et de réaliser tellement de prouesses qu’elle contribue, sans le savoir, au travail d’émancipation des Américaines. N’oublions pas qu’en 1913, certaines se battent encore pour l’adoption par le Congrès d’un amendement accordant le droit de vote aux femmes à l’échelle fédérale (certains états l’ont reconnu dès le milieu du XIXe siècle, d’autres non).

theda-serpent

Theda Bara est la Cléopâtre (1917) de J. Gordon Edwards, grand-père du futur cinéaste Blake Edwards

C’était il y a tout juste un siècle et Chaplin testait pour la première fois son personnage de Charlot devant une caméra. Lillian Gish n’avait encore mouillé aucun mouchoir à pleurer ses amours contrariées et Theda Bara n’était encore qu’une jeune femme rosissante qui démarrait sa carrière. Elle n’avait vampé aucun homme et ne pensait pas que, trois ans plus tard, elle allait exhiber à l’écran ses seins nus cerclés de serpents en laiton, sortis du département accessoires de la Fox, dans la tenue (légère) de Cléopâtre. Quant à Valentino, il débarquait de ses Pouilles pour faire danser le tango aux dames dans des boîtes de nuit. 1914 sera aussi l’année de ses débuts.

Le cinéma balbutiait et déjà les femmes s’en emparaient et montraient le chemin. Elles devançaient le premier héros toute catégorie des cavalcades-cascades-sauts en tous genres et grimpettes sur les mâts des navires : le grand Douglas Fairbanks himself. Doug n’apparaît vraiment en trépidante vedette qu’à partir de 1920, bien après toutes les Pearl White et Helen Holmes. Mais aussi Nell Shipman. Cette actrice et réalisatrice a incarné elle aussi des femmes fortes dans des films muets souvent inspirés des bouquins de James Oliver Curwood se déroulant dans le Grand Nord.

Helengibsonwiki1

Helen Gibson dans Hazards of Helen

Chaque décennie va ensuite avoir ses femmes capables de tenir tête aux garçons. C’est à présent qu’il va sans doute falloir faire du ménage dans les rangs de ces baroudeuses. Car, malgré tout, le cinéma oppose deux types de personnages. Scarlett O’Hara et Pearl Chavez, par lesquelles nous avons ouvert ce dossier, ne sont pas des meneuses. Et elles ne prennent jamais (ou très rarement) les armes. Elles sont, de la même manière qu’une Caroline chérie ou une Angélique, marquise des Anges, en butte aux facéties des hommes : ici une guerre de Sécession, là une Révolution française ou des intrigues de cour à Versailles, ici des marchés aux esclaves et là des attaques de Barbaresques et des assauts intempestifs de tous les mâles aux alentours de ces charmantes damoiselles. Leurs seules armes, pourrait-on dire, sont leurs atouts féminins et elles usent très souvent de cette gâchette-là. Contrairement à elles, Pearl White, Helen Holmes, Nell Shipman mais aussi Helen Gibson (qui succède à Helen Holmes dans la série des Hazards of Helen) et quelques autres se comportent comme des hommes, ont le coup de poing facile, chevauchent, conduisent vite, sautent dans tous les sens… Bref, elles ont la joliesse du corps féminin conjuguée à une détermination virile.

Nyoka_1932_lobbycard

Au fil du temps, chaque héros masculin va trouver son équivalent féminin : une fiancée pour Frankenstein dès 1935, une série de Tarzanes dignes du Seigneur de la jungle (Jungle Girl, dont on retrouve les aventures dans un DVD édité par Bach Films, Sheena reine de la jungle, Hula fille de la brousse, Toura déesse de la jungle, Liane la sauvageonne, Luana la fille de la forêt vierge, Gungala la panthère noire, Eva la Vénus sauvage, Inara la fille de la jungle, etc.), les super héros ont leur Super Woman, Conan le Barbare se trouve une Red Sonja, l’Homme invisible se coltine une Femme invisible, Dracula se dégote une Alucarda et même King Kong a le bonheur de faire la connaissance d’une Queen Kong.

IndomptableAngelique

Michèle Mercier, inoubliable Angélique (ici dans Indomptable Angélique (1967) de Bernard Borderie

Au cours des années quarante puis cinquante, Rhonda Fleming sera l’une des rouquines qui foncent dans les bagarres mises en scène par Allan Dwan. Autre rousse flamboyante, Maureen O’Hara sera capable, tout au long de sa filmographie, d’affronter John Wayne, quitte à se prendre quelques fessées retentissantes. Certaines deviennent chefs de gang : dans Belle Starr (1941, La reine des rebelles, Irving Cummings), Gene Tierney est toujours aussi belle mais elle commande la troupe. Idem avec Jean Peters dans Anne of the Indies (1951, La flibustière des Antilles, Jacques Tourneur) : Anne a beau être gracieuse, elle tient sous sa botte et son sabre un bataillon de pirates. Il faut admirer encore Barbara Stanwyck dans Forty Guns (1957) de Sam Fuller lorsque la belle préside la table de ses quarante tueurs et que toutes les têtes, à tour de rôle, se retournent vers elle.

viva-maria-1965

Ce cinéma sous héroïnes est contagieux : les Français s’en emparent et, désormais, on ne peut plus vivre une révolution mexicaine sans Maria y Maria aux commandes d’une mitrailleuse (Viva Maria, 1965, Louis Malle). Ou imaginer un western sans deux cow-girls qui se crêpent le chignon chemises baillantes (Les pétroleuses, 1971, Christian-Jaque). Mais, au pays des pionniers, Bardot et Cardinale ne sont pas pionnières. Des bagarres de filles, les westerns en regorgent, la plus mémorable étant sans doute celle qui oppose Una Merkel à Marlene Dietrich dans Destry Rides Again (1939, Femme ou démon) de George Marshall. Les deux furies s’empoignent, roulent d’abord sur une table puis à terre, s’accrochent à tout ce qu’elles trouvent, une mèche de cheveux ou un bout d’étoffe pour la plus grande joie du public du saloon.

lespetroleusesbbrigit

Le baston féminin : Brigitte Bardot et Claudia Cardinale dans Les pétroleuses (1971)…

femmeoudemon43207214_1357409624.th

… ou Marlene Dietrich et Una Merkel dans Femme ou démon (1939)

Les modes passent mais la graine est semée. À partir de la fin des années cinquante, quelle que soit l’époque à laquelle se déroule le récit, les femmes ont leur mot à dire et ne se plient plus aussi facilement aux desiderata masculins. L’homme de l’Antiquité a fort à faire avec les Amazones ou les gladiatrices. Il n’y a qu’à voir leur entraînement dans The Arena (1974, Steve Carver) ou son remake de 2001 par Timur Bekmambetov. Avant lui, l’homme préhistorique n’est pas mieux loti lorsque, dans Prehistoric Women (1971, Femmes préhistoriques, Michael Carreras), il voit débouler une horde féminine menée par la délicieuse Martine Beswick. En fait, soyons justes, le héros de ce dernier film (joué par Michael Latimer) ne taille pas les silex. C’est un explorateur qui se retrouve dans un monde magdalénien par un coup de magie.

Amazones1

Ces nouvelles héroïnes ont désormais d’autres arguments que leurs poitrines généreuses ou leurs formes prometteuses. Avec le temps, les femmes vont s’emparer des flingues. Qu’elle coure après une relique ou la boîte de Pandore, Lara Croft (Angelina Jolie en 2003) les utilise très souvent. Beatrix Kiddo (Uma Thurman) dans Kill Bill (2003) n’a pas de préférence : sabre, couteau ou pistolet, pourvu qu’elle puisse se débarrasser de ses ennemi(e)s. Dans ce film, le bandeau sur l’œil de Darryl Hannah est sans doute l’hommage que Tarantino a tenu à rendre à Christina Lindberg dans Thriller – en grym film (1973, Bo Arne Vibenius), film suédois mythique où une fille violée, devenue droguée, prostituée et éborgnée, va se venger.

1973 thriller--en-grym-film-

Citons encore Sarah Connor (Linda Hamilton) qui ne se laisse pas effrayer par les Terminators venant du futur et retourne contre eux des uzis et autres fusils mitrailleurs et explosifs (1984). Et que dire de Sharon Stone qui, dans Total Recall (1990) de Paul Verhoeven, donne du fil à retordre au pourtant solide Schwarzenegger et manque lui fiche une branlée.

On remarquera que ces héroïnes musclées aux corps sculptés, jusque là l’apanage des séries fauchées – on pourrait encore mentionner les films d’Andy Sidaris : Hard Ticket to Hawaii (1987, Piège mortel à Hawaï), Savage Beach (1989), Day of the Warrior (1996) et quelques autres encore – sont repérées par les actrices de premier plan qui, elles aussi, veulent devenir les égales de Stallone, Schwarzenegger ou Van Damme. C’est ainsi que l’on voit débouler, armes au poing, des corps féminins bardés de munitions : ce sera celui d’Anne Parillaud dans Nikita (1990, Luc Besson) ou de Bridget Fonda dans son remake américain de 1993, Point of No Return/The Assassin (Nom de code : Nina, John Badham). De Zoe Saldana dans Colombiana (2011, Olivier Mégaton, encore une production Besson). Milla Jovovich dans la série des Resident Evil (née en 2002 sous la houlette de Paul W.S. Anderson), Charlize Theron dans Æon Flux (2005, Karyn Kusama), Jodie Foster dans The Brave One (2007, À vif, Neil Jordan), Angelina Jolie dans Wanted (2008, Timur Bekmambetov) et Salt (2010, Phillip Noyce). Sans parler de la bande de nanas de Sucker Punch (2011) de Zack Snyder.

Bitch_slap_poster

Certes, dans ces années 2000, le nanar de type "jolie fille à gros poumons sachant se servir de ses poings" a du mal à survivre et connaît encore quelques épisodes (il n’y a qu’à voir le Bitch Slap de Rick Jacobson, tourné en 2009). Le genre est rattrapé par des cinéastes cinéphiles nourris aux VHS comme certains poulets aux hormones et qui refont du "grindhouse" avec des moyens plus conséquents : Robert Rodriguez avec son génial Planet Terror (2007, Planète Terreur) et le grand Quentin Tarantino, bien sûr, la même année avec son Death Proof (Boulevard de la mort). Ah ! Zoe Bell dans ce film ! Permettez-moi d’ouvrir une petite parenthèse cannoise, souvenir d’une rencontre avec une partie de l’équipe du film au cours d’une soirée à l’Eden Roc d’Antibes : la très grande Zoe Bell, Rosario Dawson et Tracie Thoms, toutes disponibles pour discuter et échanger sur le film. Des soirées comme on n’en fait plus, auraient soupiré les Nuls du temps de leur passage sur Canal.

Zoe et Tracie se retrouvent, en 2013, au cœur de L’Arène (Raze) de Josh C. Waller. Kidnappée, Rachel Nichols doit revivre les combats de gladiatrices dans un bunker transformé en arène. Le DVD/Blu-ray sortira le 27 août chez Wild Side.

fasterpussycatkillkic90-g

Le grand ancêtre de tous ces films reste Faster Pussycat ! Kill ! Kill ! (1965) et il est temps de donner un coup de chapeau à Russ Meyer et à ses trois formidables interprètes : Tura Satana, Haji et Lori Williams. Elles sont belles et cruelles et font connaître à qui les regarde de beaux Noëls mammaires. Elles tiennent tête aux hommes, les tabassent et rient de leur déconfiture. L’esprit est camp, c’est-à-dire kitsch, de mauvais goût, macho parce que les filles ont de gros nichons et anti-macho parce qu’elles ne sont pas que des objets sexuels. Elles cognent et ricanent et se moquent des mecs dans ce qu’ils ont de plus viril.

Dans cette même veine, machistes cons vs belles gonzesses, il est un corps d’armée encore plus excitant que les uniformes et biceps montrés dans les Rambo : Joseph Guzman, qui a attiré notre attention avec Run ! Bitch, Run ! (2009, l’histoire d’une fille violée qui se venge des immondes salauds qui l’ont faite souffrir), met les bouchées doubles dans Nude Nuns with Big Guns (2010). À poil ou pas, ces religieuses aiment les gros calibres et les voir créer l’Enfer sur terre face à une bande de malveillants vous ferait presque croire à l’existence du Bon Dieu. Enfin, presque. Et puis là n’est pas la question.

Une femme dangereuse_

Remontons un peu le temps. Avant les nonnes, il y eut quelques autres effrontées. Le Chat qui fume, une maison d’édition de Montpellier, vient de nous en dégotter deux fleurons, productions américaines tournées aux Philippines. Dans Too Hot to Handle (1977, Une femme dangereuse) de Don Schain (le futur producteur des High School Musical), Cheri Caffaro porte le nom de Samantha Fox, ce qui est déjà bon signe pour qui se souvient de la chanteuse britannique qui cachait si peu son talent dans son corsage. Et je ne parle même pas des pervers qui lui préféraient l’actrice porno du même nom. Cheri/Samantha est donc une tueuse à gages. On parle souvent du goût immodéré (et je l’ai moi-même mentionné) de personnes telles que Tarantino ou Rodriguez pour tous ces films, qu’ils soient américains, japonais ou philippins, où ça se bastonne et où les filles sont jolies. Si des auteurs s’emparent de ces thèmes au cinéma pour les recuisiner à leur sauce, n’oublions que de grands écrivains, tel le Japonais Haruki Murakami, se sont eux aussi passionnés pour des sujets dignes de la série Z qu’ils ont retravaillé de leur patte. Ainsi, dans la très belle trilogie 1Q84 (publiée entre 2009 et 2012), Murakami récupère-t-il le thème de la jolie tueuse à gages.

Bon, revenons à notre femme dangereuse. Samantha est une flingueuse mais comment agit-elle ? On croise dans le film du cuir et des fouets, bref des détails SM visibles par tous. Les tétons débordant du soutien-gorge noir, en string tout aussi noir, la blonde Samantha attache sur un lit, totalement nu, l’homme qui va être sa victime. Outre ses sous-vêtements, la tueuse porte une croix bien visible en pendentif. Guzman avait raison : l’Enfer est vraiment pavé de bonnes intentions.

Masculine par le geste (puisqu’elle tue) mais très féminine d’allure, Samantha utilise les cosmétiques (habituellement réservés aux femmes) pour les transformer en outil de mort. Après l’avoir gentiment pelotée pour la mettre en confiance, notre tueuse ligote sur un fauteuil celle dont elle doit se débarrasser. Elle lui allume la télé pour la mettre face à l’une de ces émissions d’après-midi où l’on fait une démonstration de maquillage. Mais la crème dont elle badigeonne le visage de sa victime n’est pas dermo-apaisante et contient certainement plus d’ingrédients actifs que de textures ultra-sensorielles. D’autant plus quand elle est branchée sur 220 volts…

Attaque à mains nues

Firecracker (1981, Attaque à mains nues) de Cirio H. Santiago, avec Jillian Kesner, est lui aussi tourné aux Philippines. Natif de Manille, Cirio Santiago écume les genres, westerns, polars, espionnage, jusqu’à la blaxploitation. En cheville avec Roger Corman, il fournira le marché US de bandes fauchées mais explosives, constamment sous adrénaline. On lui doit, en 1988, un Expendables qui n’a rien à envier à la récente série de films rassemblant toutes les gloires du film d’action. Dans le sien, Santiago envoie au baroud une équipée sauvage de fortes têtes qui va faire son affaire à l’armée nord-vietnamienne pour libérer des otages américains.

Mais revenons à Firecracker. Je dois avouer mon admiration pour Jilliam Kesner : pourchassée par quelqu’un qui lui veut du mal, la pauvrette fuit en perdant l’une après l’autre les diverses pièces de son vêtement. Alors qu’elle est en culotte et soutien-gorge, devinez quoi ? Jillian est rattrapée et doit faire face à son assaillant qui, le vicelard, lui envoie sa grosse patte velue, laquelle ripant sur le soutien-gorge de la malheureuse, le décroche. Jillian ne se démonte pas, vire ce linge qui la gêne et, les seins nus, reprend le combat. Pour ceux à qui son visage dit vaguement quelque chose, ajoutons qu’elle était la copine de Fonzie (Henry Winkler) dans la série Happy Days (Les jours heureux).

LABounty-023

Sybil Danning dans L.A. Bounty (1989)

Dans le même registre que ces deux films édités par Le chat qui fume, on peut encore penser à Sybil Danning qui, dans L.A. Bounty (1989, Worth Keeter), est une ancienne flic. Devenue chasseuse de primes, elle s’en prend à un tueur fou (Wings Hauser). Lourdement armée. Il faudrait bien entendu encore citer Ripley (Sigourney Weaver) qui se sert autant de son intelligence que d’armes pour venir à bout des différents Aliens (mais là, on revient vers le film d’auteur). Et toutes les stars de la blaxploitation, Foxy Brown (1974, Jack Hill) en tête, incarnée par la sulfureuse Pam Grier. Mais aussi Cleopatra Jones (1973, Jack Starrett) alias Tamara Dobson ou Coffy (1973, Jack Hill) dans lequel Pam Grier, toujours elle, porte la pelisse de la panthère noire de Harlem.

En 1974, Cirio H. Santiago, encore lui, signe un des fleurons de la blaxploitation, TNT Jackson, dans lequel Jeannie Bell, experte en karaté, va venger la mort de son frère par des dealers. Évidemment, la jolie sportive ne fait pas que donner des coups, elle en reçoit aussi. Comme dans cette scène où, dépoitraillée par un méchant Chinois, elle manque se faire brûler les seins par un cigare incandescent. Heureusement, la belle TNT ne démérite pas de son surnom et envoie valdinguer tout ce vilain monde.

1974 Three the Hard Way (G Parks Jr)-2

La Comtesse, la Princesse et l’Impératrice ne cachent rien de leurs titres de noblesse (Irene Tsu, Marie O’Henry et Pamela Serpe dans Three the Hard Way en 1974)

J’ai un faible pour le triumvirat de Three the Hard Way (1974, de Gordon Parks Jr) : trois stars de la blaxploitation (Jim Brown, Jim Kelly et Fred Williamson) luttent contre un réseau néo-nazi qui projette de verser dans l’eau qui alimente Los Angeles, Washington et Detroit un poison qui ne tuera que les Noirs (faut déjà y penser). N’arrivant pas à faire causer un des méchants, Fred Williamson appelle trois copines : Countess (Pamela Serpe), Princess (Marie O’Henry) et Empress (Irene Tsu). Écartez-vous de leur chemin, prévient-il ses potes pourtant costauds, sinon vous ne survivriez pas. On comprend mieux lorsque l’on voit les trois donzelles en action. Les seins nus, Countess, Princess et Empress, la Black, la Blanche et l’Asiatique, emploient tous les moyens de torture imaginables pour faire parler leur victime l’infâme nazi. Elles sont des femmes d’action comme on les aime. Bien entendu, cela nous amène au combat de sabre mené par Reiko Ike dans Female Yakuza Tale : Inquisition and Torture (1974, Teruo Ishii), qui a inspiré Tarantino. La jeune femme se retrouve rapidement délivrée de son kimono et se bat entièrement nue face à une horde de vilains.

Actiongirls western_

Nues, les Actiongirls de Scotty JX le sont également. Les trois bandes éditées par Bach Films (Actiongirls.com, Western Babes et Bootcamp), tournées entre 2005 et 2010, n’ont pas véritablement de scénarios. Un décor est planté (western, films de guerre) et de jolies filles, en provenance des pays de l’Est, arrivent et se déshabillent sur une musique d’ascenseur. Dans Western Babes, par exemple, on assiste au début à l’arrivée dans un saloon de quatre beautés harnachées de cuir. Elles consomment (beaucoup de whisky et un verre de lait), jusqu’à l’arrivée d’une cinquième, en sous-vêtements noirs et manteau de cuir, qui va se mettre à dégainer. La suite se résume à une série de déshabillages dans des décors de l’Ouest différents, avec des filles différentes, sans qu’il n’y ait vraiment un lien de l’une à l’autre séquence.

Actiongirls Bootcamp_

Actiongirls.com se base sur un postulat de départ : la Terre, ravagée par une épidémie, est devenue la proie de gangs sanguinaires. Refusant de n’être que des ventres engendrant de futurs soldats après moult viols, quelques femmes ont décidé de se battre. Une chance pour nous : elles sont très jolies et adorent, après quelques exercices de tirs dans le décor futuriste d’une usine désaffectée, se mettre à l’aise avant de poursuivre. Bien entendu, le scénario (si on peut appeler ainsi la trame du film) s’étire et se languit, sauf que tout ceci reste très plaisant à voir.

Bootcamp prend le parti de la télé réalité : un bataillon de jolies filles est amené dans une campagne d’un pays de l’Est (on le devine grâce aux écritures aperçues sur un panneau). Là, elles ôtent tous leurs vêtements et devront, sous la houlette de trois générales tout aussi déshabillées, subir une série d’épreuves qui en feront des Actiongirls. Le tout sous l’œil de plusieurs caméras tenues, bien entendu, par des hommes. Elles peuvent partir si elles le désirent. Si elles parviennent à réussir chacun des tests militaires qui les attendent, elles recevront le titre d’Actiongirl et seront payées. Si elles échouent à l’un des entraînements, elles ne percevront que 100 dollars. Cette compétition digne des Marines paraît humiliante, avec ces jolies filles nues devant ces mecs égrillards. Ce n’est pas ainsi que semblent le prendre les apprenties Actiongirls. Elles râlent un peu (sans doute pour les besoins de l’aspect "reality show") mais se mettent facilement à poil sans même savoir ce qui les attend et se prêtent ensuite au jeu.

La caméra quelque peu complaisante filme ces corps rougissant au soleil, luisants de crème et de sueur dans l’effort et, il faut le reconnaître, très excitants. Les filles s’amusent, comme lorsque des sergents-chefs hurlant aussi bien que Lee Ermey dans Full Metal Jacket leur ordonnent de se battre dans la boue.

Ce qui m’amène à avoir une petite pensée pour All the Marbles (1981, Deux filles au tapis, Robert Aldrich), dans lequel Peter Falk joue le manager de deux catcheuses en virée à travers les États-Unis. Les filles sont belles (Laurene Landon et Vicki Frederick) et doivent traverser quelques épreuves humiliantes, tel un combat dans la boue dans laquelle les spectateurs ne voient que l’érotisme dégagée par les lutteuses sans même juger de leurs compétences en techniques de combat. Actiongirls.com nous présente de ces combats dans la boue la version premier degré, dans laquelle le corps de la femme nue est le principal enjeu, l’objet, obscur ou pas, du désir. Aldrich privilégie, dans une séquence analogue, le point de vue humain, féminin.

Actiongirls_

Avec les Actiongirls, nous sommes loin des premières femmes sportives et combattives du cinéma muet. La pointe de féminisme escamotée, le machisme a pu revenir au galop et montrer au spectateur mâle pour qui ce genre de films est réalisé ce qu’il attend : un semblant d’action et beaucoup de nichons. Si l’on va un peu plus loin, on pourrait plaindre toutes ces Russes, Polonaises ou Tchèques contraintes de s’exhiber pour gagner leur vie, dure loi du capitalisme.

Le film d’action mené par une femme a donc un siècle. Et plaît toujours autant. Si les stars de la gonflette attirent toujours autant de monde (on l’a vu avec les sorties successives de deux Expendables et l’annonce musclée du troisième épisode à Cannes cette année), leurs homologues féminines ont aussi leur public (qui est souvent le même). Lequel adore que ce soit une beauté délurée qui tienne le manche du récit. Et que, dans le vif d’une baston, elle prenne de l’étoffe en close combat et en perde peu ou prou en vêtements. Oui, il aime ça, et Dieu m’est témoin qu’il ne se laissera pas abattre.

Jean-Charles Lemeunier

Collection Action Girls avec Une femme dangereuse et Attaque à mains nues (Le chat qui fume), sorties en DVD le 1er mars et le 6 avril 2014.

Collection Actiongirls chez Bach Films, sortie en DVD le 24 février 2014.

(firecracker)


Intermède estival : Méfiez-vous des contrefaçons !

$
0
0
harrison-ford

Le fringant Harrison Ford

Si l’on vous racontait qu’en 1928, pour un film dont le titre français est L’amour joue et gagne, la Paramount avait réuni Harrison Ford et William Holden, que diriez-vous ? Que le petit père Harrison a beau ne pas faire son âge, il a quand même beaucoup plus d’années sur le dos qu’il ne l’avoue ? Vous n’y êtes pas. Prévert avait trouvé un adage, "menteur comme un générique", qui signifiait que, souvent, les personnes créditées en tant qu’écrivains ou réalisateurs n’étaient pas forcément celles qui avaient signé le scénario ou la réalisation du film.

Harrison_Ford_silent_film_actor

L’oublié Harrison Ford

Dans le cas qui nous occupe, le générique n’est pas si menteur que cela. Harrison Ford a bien participé à un film tourné en 1928. Mais… ce n’est pas le même Harrison Ford qui traîne son talent dans les Star Wars et autres grands films. Cet Harrison-là est né en 1884 et mort en 1957 et a été une vedette au temps du cinéma muet. Il a d’ailleurs son étoile sur le fameux Walk of Fame de Hollywood Blvd, bien avant que l’autre Harrison Ford, celui dont la moue tordue plaît tant aux dames, ait la sienne en 1993. Si vous désirez plus de précisions, sachez que l’étoile du Harrison muet est située au n°6665 du boulevard, tandis que celle d’Indiana est au 6801.

De même que dans une nouvelle de Borges, un certain Pierre Ménard s’est mis en tête de réécrire à l’identique le Don Quichote de Cervantes, le cinéma anglo-saxon dans sa grande généralité (autant chez les Britanniques que les Américains) a souvent multiplié les individus du même nom. C’est une habitude chez eux, les homonymies sont fréquentes (car il n’existe aucune parenté entre les deux Harrison). Et d’ailleurs, puisqu’on était sur L’amour joue et gagne, le William Holden qui donnait la réplique muette à Harrison Ford n’a rien à voir avec le William Holden des années cinquante et soixante, celui de Sunset Boulevard, La horde sauvage et du Pont de la rivière Kwaï. Le premier William Holden, né Willis Chester Holt, a vécu de 1862 à 1932. Le second, né William Franklin Beedle Jr, de 1918 à 1981. Allez vous y retrouver avec tout ça.

Tyrone power

Tyrone Power, un Junior qui cache bien son jeu

TyPowerSr
De toute évidence, c’est au sein des cinémas britannique et américain que l’on croise le plus de noms identiques. Car en France, exception faite de MC Jean Gab’1, on ne trouve pas vraiment de répétition dans les noms d’artistes. Bon, certes, il existe bien deux Paul Barge, l’un né en 1890 et mort en 1960, l’autre né en 1941, mais le grand public et même la quasi totalité des cinéphiles ne connaissent ni l’un ni l’autre. Les Américains, eux… Déjà tout commence avec les Sr et les Jr. Un acteur (ou réalisateur) qui porte un nom (appelons-le Noah Beery, Douglas Fairbanks, Jason Robards, Tyrone Power, Robert Downey) n’ajoute jamais Sr à son patronyme tant qu’il n’a pas d’enfant. Mais quand cet enfant devient célèbre à son tour, il lui arrive d’ôter le Jr à partir du moment où son nom s’est imposé auprès du public. Dans cette série de Sr/Jr, le cas de Tyrone Power est un peu à part. Pour tous les amateurs de cinéma, le nom désigne un acteur beau gosse (1914-1958), vedette de la Fox des années 30 (In Old Chicago, Suez, Jesse James, etc.) et époux d’Annabella, puis de Linda Christian, deux beautés à vous rendre jaloux de ce freluquet. Tyrone, de son vrai nom Tyrone Edmund Power Jr, avait pour père un Tyrone Power (1869-1931) qui fut une vedette du muet. Le Ty que l’on connaît le mieux est donc un Junior. Là où ça se complique, ce qui prouve que les Power sont vicelards, c’est que notre Tyrone Power est le père d’un troisième Tyrone Power qui a participé à la série Amour, gloire et beauté et qui, du coup, se fait appeler Junior alors que son nom de baptême est Tyrone Power IV. Vous suivez ? Parce que moi j’ai décroché depuis longtemps !

Tyrone Power Jr

Tyrone Power Jr, le troisième du nom (ou le quatrième, on s’y perd)

James Mason

James Mason le Britannique, celui dont tout le monde se souvient

Restons dans le muet. On retrouve souvent dans les génériques le nom de James Mason. Entre autres dans l’impressionnant The Penalty (1920) de Wallace Worsley, rebaptisé Satan en français, dans lequel Lon Chaney incarne un chef de gang ayant perdu l’usage de ses jambes. Ce James Mason n’a évidemment rien en commun avec l’immense comédien britannique, si brillant dans Pandora (1951) d’Albert Lewin, L’affaire Cicéron (1952) de Mankiewicz ou La mort aux trousses (1959) de Hitchcock, pour ne citer que ces titres. Et si l’on veut poursuivre à la fois chez les British et les Américains, ajoutons que Peter Graves (1911-1994) est un acteur anglais des années quarante-cinquante alors que l’Américain Peter Graves (1926-2010) a immortalisé le nom de l’agent spécial Jim Phelps dans la série Mission impossible. Le grand cinéaste et scénariste américain Richard Brooks (1912-1992) ne doit pas être confondu avec l’acteur black, américain lui aussi, Richard Brooks (né en 1962). De même que Robert Taylor (1911-1969), qui débute en 1934, est l’acteur de Trois camarades (1938) de Borzage, d’Ivanhoé (1952) de Richard Thorpe et de Traquenard (1958) de Nick Ray, alors que Robert Taylor, né en Australie en 1963, est celui de Matrix (1999) des Wachowski.

PETER GRAVES

Oublier Peter Graves ? La mission est impossible !

MichaelCaineandPeterGravesinAlfie1

Tandis que l’autre Peter Graves (ici, à droite, avec Michael Caine dans Alfie) a disparu des mémoires

De même que l’acteur canadien Graham Greene (né en 1952), dont les origines iroquoises lui ont valu de beaux rôles dans Danse avec les loups (1990), Cœur de tonnerre (1992) ou le troisième Die Hard (Une journée en enfer, 1995), n’a jamais écrit Le troisième homme, La puissance et la gloire, pas plus que Notre agent à La Havane ou Voyages avec ma tante. Il s’agit du Graham Greene britannique (1904-1991), tant de fois adapté à l’écran.

Graham_Greene

Un Graham Greene peut en cacher un autre : l’écrivain britannique…

Graham Greene danse-avec-les-loups-1990-15-g

… ou l’acteur canadien (ici dans Danse avec les loups)

Les fans de Game of Thrones ont repéré forcément Oona Chaplin, qui joue le rôle de Talisa, la femme de Robb Stark (Richard Madden). Son véritable nom est Oona Castilla Chaplin. Elle est née en Espagne en 1986. Sa mère n’est autre que la célèbre Geraldine Chaplin, elle-même fille de Charlie Chaplin et d’Oona O’Neill Chaplin (1925-1991). Un des demi-frères aînés de Geraldine s’appelait Sydney Chaplin (1926-2009). Il débute chez son père (Limelight, en 1946) et on le voit aussi dans La terre des pharaons (1955) de Howard Hawks ou Le clan des Siciliens (1969) d’Henri Verneuil. Et même, mais gardez cela pour vous, dans La grande maffia (1971) de Philippe Clair, aux côtés de Francis Blanche et d’Aldo Maccione. Le papa de Sydney, le grand Charlot, avait lui-même un frère qui se nommait… Sydney Chaplin (1885-1965), qui fut plusieurs fois son partenaire (Charlot soldat, Le pélerin, Pay Day, etc.) et qui eut lui-même son heure de gloire en 1915 et sa série de films sous le nom de Gussle.

sydchaplin

Sydney Chaplin, le frère de Charlot

SydneyChaplinJoanCollinsLandofPharaohs

Sydney Chaplin, le fils de Charlot (ici avec Joan Collins dans La terre des Pharaons)

Dans tout ce qui précède, il est clair qu’il n’existe aujourd’hui aucune confusion possible. Lorsque les médias citent le nom de Harrison Ford, il s’agit bien de l’acteur contemporain. Idem pour Bill Holden ou Peter Graves. Mais qu’en est-il de Steve McQueen ? Le héros de Bullitt (1968) et de The Getaway (1972), disparu il y a 34 ans, est toujours aussi populaire et quelques grandes marques utilisent encore son image. Le cinéaste britannique né en 1969 l’est tout autant et ses films (Hunger, Shame, Twelve Years a Slave) connaissent une grande audience et une reconnaissance internationale.

steve-mcqueen

Steve l’acteur

steve_mcqueen_réal

et Steve le réalisateur

Signalons enfin un cas particulier, celui où certaines homonymies sont difficiles à porter. Né en 1963, le Canadien Michael John Myers (alias Mike Myers), héros des deux Wayne’s World et des trois Austin Powers, que l’on retrouve également dans Inglourious Basterds de Tarantino, porte le même nom que le terrifiant criminel de la série des Halloween. Si Mike Myers fait pleurer de rire, Michael Myers fait plutôt pleurer de trouille. À chacun ses goûts !

Mike-Myers-Austin-Powers

Les dents de ce Mike Myers sont tout aussi effrayantes

Halloween-michael-myers-10927807-900-621

que le masque de ce Mike Myers-là

Jean-Charles Lemeunier


Jean Epstein : Des Russes blancs aux Bretons

$
0
0

coffretepstein10b

"Ni d’hier ni d’aujourd’hui" écrivait Henri Langlois à propos du Tempestaire, très beau poème visuel livré par Jean Epstein en 1947. Jean Epstein ? Cinéaste malheureusement oublié de nos jours, il fut l’un des chefs de file de l’avant-garde française dans les années vingt. Potemkine et la Cinémathèque française lui rendent hommage, d’abord avec une rétrospective alléchante de plusieurs mois, suivie d’une ressortie en salle de quelques films, puis avec un très beau coffret de films restaurés, qui retrace l’essentiel de la carrière d’Epstein. On y trouve le portrait photographique du réalisateur. A voir cette tignasse dressée sur la tête, qui le fait ressembler à Jack Nance, l’acteur du premier film de David Lynch, Eraserhead, on se dit qu’Epstein ne devait pas être quelqu’un que l’on rangeait facilement dans une case, un style, un genre.

Jean_epstein_1920

jack nance

Sa carrière, telle que la présente Potemkine en la divisant en trois chapitres – L’Albatros, la première vague et les poèmes bretons -.le prouve : Epstein a toujours affirmé une personnalité forte quel que soit le type de production auquel il était mêlé. Bien qu’elle ait commencé dès 1922 avec plusieurs titres à la bonne réputation (Cœur fidèle, La belle Nivernaise, L’auberge rouge, ce dernier étant adapté de Balzac et n’ayant rien à voir avec la fameuse auberge rouge dont Autant-Lara tirera une charge anticléricale et antibourgeoise bien longtemps après), la filmographie d’Epstein n’est étudiée qu’à partir de son passage à l’Albatros, les fameux studios de Montreuil dirigés par des Russes blancs ayant fui l’Union soviétique.

le_lion_des_mongols

C’est ainsi que Potemkine nous présente trois films produits par l’Albatros (il en manque un quatrième, L’affiche, daté de 1924) : Le lion des Mogols (1924), Le double amour (1925) et Les aventures de Robert Macaire (1925). De tous, Le lion des Mogols est sans doute le plus représentatif de ces Russes exilés. Signé par la grande vedette Ivan Mosjoukine, le scénario s’ouvre sur une sorte de conte des mille et une nuits, tel qu’Alexandre Volkoff les représentait dans les films de l’Albatros. Mais, avant cette vision semblant sortir tout droit du passé et dont on apprendra par la suite qu’elle est totalement contemporaine, Epstein choisit de démarrer le film par plusieurs plans de Mosjoukine, sorte de bande-annonce de la trajectoire de son personnage, comme en ont fait depuis les studios américains. N’oublions pas que le Fantômas de Feuillade (1913) présentait déjà en avant-propos une série de portraits de l’acteur René Navarre, tel qu’il apparaîtrait dans le film sous ses divers déguisements.

Donc, d’abord la bande-annonce de ce qui va se passer, puis les mille et une nuits. Très vite, Epstein instaure une rupture : Mosjoukine s’enfuit avec son serviteur et tous deux se retrouvent sur un bateau où ils rencontrent une équipe de cinéma. On est passé en quelques plans de Shéhérazade et du Voleur de Bagdad à un récit moderne. Ces deux personnages orientaux ne sont pas cités au hasard : n’oublions pas que Raoul Walsh livre sa version du Voleur de Bagdad en 1924 et que Volkoff filmera les aventures de Shéhérazade en 1928.

C’est un fait, Epstein est né en Pologne, qui appartenait à l’époque à l’empire russe, mais il semble prendre avec des pincettes tout le folklore russifiant. On trouve ainsi beaucoup d’ironie dans son récit, que plusieurs gags viennent émailler : l’étrangeté du costume de Mosjoukine, les vermicelles censés représenter une écriture arabisante (la langue maternelle des Mogols). On voit encore l’opérateur de cinéma s’approcher de sa caméra et en sortir un sandwich. Ou les yeux révulsés du musicien quand il attaque son violon. Car l’ironie d’Epstein ne touche pas que l’orientalisme mais beaucoup aussi le monde du cinéma auquel Mosjoukine se retrouve confronté. Le contact entre ces deux mondes, le prince mogol exilé et l’équipe de tournage sur le bateau, fait beaucoup penser à la scène des Cigares du Pharaon, lorsque Tintin interrompt un tournage en Arabie pour sauver une jeune fille. N’oublions pas qu’Hergé publie sa bande dessinée en 1932. Avait-il vu Le lion des Mogols ?

lion2

Revenons sur le scénario de Mosjoukine : son héros est un prince mogol devenu acteur après avoir fui son pays, comme lui-même a fui la Russie (où il était déjà acteur) et est devenu une vedette à Paris. Le comédien russe utilise les clichés du conte oriental (le méchant vizir, la pauvre fille qui lui est promise et dont le prince est amoureux) et ceux du mélodrame mondain. Car Mosjoukine va tomber amoureux, sur les plateaux de cinéma, de sa partenaire Nathalie Lissenko qui se refuse à lui.

Epstein égrène le catalogue des genres cinématographiques, tel que le lui recommande le script de Mosjoukine, respectant en cela le cahier des charges. Mais ce serait avoir une mauvaise image d’Epstein que de croire que ce gaillard à la tignasse ébouriffée va s’en tenir là. Le cinéaste aime se servir de sa caméra comme un enfant à qui l’on a offert une boîte d’apprenti chimiste et qui va s’amuser à tout essayer, tout mélanger. Epstein donne du mouvement à ces aventures comme dans cette belle séquence du bal, formidablement rythmée, dans laquelle apparaît la fameuse Kiki de Montparnasse, modèle de Soutine, Foujita et de Man Ray.

Autre grand moment quand, pour dessaouler, Mosjoukine demande au chauffeur de taxi "de la vitesse". avec la caméra montée dans la voiture C’est là la modernité d’Epstein, capable de jongler avec tout à la fois l’avant-garde et le classicisme. Tout au long du Lion des Mogols, on note de grandes idées de mise en scène comme lorsque, caché par un masque dans un bal costumé, le prince est désigné à la police par ce même masque qu’il n’a pas ôté quand tout le monde l’a fait.

double-amour

Pierre Batcheff dans Le double amour

On retrouve Nathalie Lissenko dans Le double amour, un mélo dans lequel elle incarne une amoureuse délaissée par son amant. Dévoré par la passion du jeu, ce dernier a volé une somme d’argent et fui en Amérique. La pauvre Nathalie, non contente de s’accuser du forfait pour sauver son amant ingrat, se retrouve enceinte et élève seule son fils. Une fois grand, c’est Pierre Batcheff qui l’incarne dans toute sa veulerie et sa goujaterie à l’égard de sa mère. Météore franco-russe du cinéma des années vingt, mort à peine âgé d’une trentaine d’années suite à une prise de véronal, Batcheff est aujourd’hui essentiellement connu pour avoir figuré dans le fameux Chien andalou de Buñuel, lequel fut, soit dit en passant, l’assistant d’Epstein sur Mauprat et La chute de la maison Usher. Dans ce Double amour dont il est question ici et dont sont l’objet l’amant et le fils, on peut remercier Marie-Antonine Epstein, sœur et habituelle scénariste de Jean Epstein, d’un ressort dramatique qui fera long feu. Le spectateur moderne ne peut s’empêcher, à la fin du film, d’entendre retentir à ses oreilles le fameux "Luke, je suis ton père". De Marie-Antonine à George Lucas, le fil est ténu mais existe. Mais si l’on doit retenir quelque chose de ce Double amour, c’est plutôt la beauté et l’originalité des décors.

les_aventures_de_robert_macaire

Les aventures de Robert Macaire nous font évidemment penser aujourd’hui au grand comédien Frédérick Lemaître qui, jouant la pièce L’auberge des Adrets dans laquelle apparaît l’escroc Macaire pour la première fois, avait transformé cette bêtise pleurnicharde en sommet du rire en travaillant le second degré. C’est que Les enfants du paradis sont passés par là et que Marcel Carné, qui a recréé cette belle farce., a eu la géniale idée de confier le rôle de Lemaître/Macaire à la grande gueule géniale de Pierre Brasseur. Epstein, lui, prête à Macaire les traits de Jean Angelo, qu’il avait déjà employé, dans un registre beaucoup plus sobre, dans Le double amour.

Avec ce Robert Macaire, le cinéaste semble hésiter, une fois de plus, entre le sérieux et l’ironique. Découpé en cinq chapitres, son scénario de plus de 3h20 ressemble aux films à épisodes dont raffole le public de l’époque, tout en s’en moquant. Mais gentiment. Son Macaire n’est pas pris au pied de la lettre ni n’emprunte la direction que voulaient lui voir suivre les auteurs de L’auberge des Adrets, Benjamin Antier, Saint-Amand et Polyanthe, en 1823. Un siècle et deux ans plus tard, Epstein se moque du mélodrame (un genre dans lequel, on l’a vu, il s’est pourtant illustré) et fait de Macaire un personnage goguenard qui se rit des coups du sort quand il n’en est pas l’instigateur.

Comme toujours, Epstein truffe son histoire de gros plans dans lesquels les visages de ses comédiens sont magnifiés. Ainsi, dans le récit que la vieille paysanne fait des exploits de Macaire et de son valet Bertrand (astucieux flashback), Epstein glisse de véritables peintures de la récitante et de ceux qui l’écoutent dignes de Brueghel, dignes aussi de ceux que Dreyer filmera deux ans plus tard dans sa Passion de Jeanne d’Arc. Dans ces souvenirs racontés par la vieille, le décor et l’œilleton au travers duquel ils sont vus pourraient être porteurs d’angoisse si les démarches exagérées de Macaire et Bertrand ne provoquaient le sourire. Chaque fois, Epstein se place à mi-chemin du séreux et du grotesque (comme lorsque les deux acolytes se font passer auprès d’une fermière crédule pour Saint Antoine et un cochon – alors que l’animal emblématique du saint est plutôt une mule dans l’iconographie chrétienne).

La plupart du temps, Epstein filme en extérieurs les aventures de son brigand et de son valet. Comme cela deviendra son habitude dans sa série de documents tournés en Bretagne, le cinéaste magnifie la nature. On a souvent parlé d’impressionnisme (c’est je crois Louis Delluc qui le premier, alors qu’il était critique et pas encore cinéaste, a employé ce mot à propos des films de Jacques de Baroncelli), vocable que l’on rapprochera de l’art pictural.

mauprat01

Extérieurs encore avec Mauprat (1926), d’après George Sand, qui a été filmé dans la vallée de la Creuse, à Sainte-Sévère, là où la romancière avait situé son action. C’est le premier film que le cinéaste réalise sous sa propre bannière, celle des Films Jean Epstein. Histoire d’amour entre deux cousins, Edmée (Sandra Milovanoff), issue de la « bonne branche » de la famille, et Bernard (Nino Costantini, un fidèle d’Epstein) qui, lui, a été enlevé enfant par le frère jumeau du père d’Edmée (les deux sont interprétés par Maurice Schutz). Lorsque le jumeau renégat enlève le jeune Bernard et le dépose sur la table où siègent les brigands, on pense, la couleur en moins, au merveilleux film de Fritz Lang, Les contrebandiers de Moonfleet. Mais là s’arrête bien sûr la comparaison.

Potemkine a rassemblé les films suivants sous l’étiquette "Première vague", signe que cette avant-garde qui s’était épanouie à l’époque avec Marcel L’Herbier, Louis Delluc, Germaine Dullac, Abel Gance, Epstein et quelques autres, était aussi novatrice que le sera la Nouvelle Vague une trentaine d’années plus tard. Dans La chute de la maison Usher (1928), la nouveauté arrive sitôt que la caméra entre à Usher. Dans une salle immense, deux-trois éléments de décor semblent perdus. Adaptée par Buñuel et filmée par Epstein, l’étrangeté.du conte de Poe n’en est que plus insidieuse : ici, pas de vampire (l’atmosphère du début est proche du Nosferatu de Murnau, sorti six ans plus tôt) mais une ambiance qui fait tout paraître surnaturel. Sensation renforcée par l’utilisation du ralenti, des surimpressions, d’un montage parfois très rythmé et des plans de nature (idée qu’on retrouvera par exemple dans Le tempestaire).

La-chute-de-la-maison-Usher1

Dans ce sombre manoir des Usher battu par les vents, l’usage veut que le maître des lieux peigne sa femme. Le dernier Usher, Roderick (Jean Debucourt), a donc pris l’habitude de peindre le portrait de son épouse Madeline (Marguerite Gance, l’épouse d’Abel Gance). Mais Madeline semble perdre en force la vitalité acquise par la peinture, qui semble plus vivante que son modèle. Présenté avec deux bandes musicales différentes, de Gabriel Thibaudeau et Joakim, La chute de la maison Usher illustre parfaitement l’histoire extraordinaire d’Edgar Poe..À côté des longs-métrages dans lesquels il glisse quelques effets, Epstein expérimente vraiment des techniques dans quelques moyens-métrages, tels Six et demi onze ou La glace à trois faces (avec encore une caméra posée dans une voiture), tous deux de 1927 et réunis sur le DVD "Première vague"..

Notable dans Les aventures de Robert Macaire, Mauprat et La chute de la maison Usher,, son goût des extérieurs se retrouve donc dans la série de films bretons qu’il démarre en 1929 avec Finis Terrae, tourné la même année que Gardiens de phare de Grémillon. Écartelé entre l’avant-garde et le mélodrame bourgeois (deux écoles dans lesquelles Epstein s’est illustré), le cinéma français, à la fin des années vingt, semble vouloir planter ses décors dans la nature. Cette tendance se poursuivra avec Renoir (La fille de l’eau, Toni) et Pagnol.

Finis-terrae-1928-1

On retrouve dans les trois DVD "Poèmes bretons" la fascination d’Epstein pour la cinégénie de l’océan, dont il ne cesse de filmer le mouvement perpétuel. La beauté de ces éléments déchaînés contraste avec le son post-synchronisé et les voix pas très naturelles, elles, des comédiens non-professionnels.

Les effets (nuages accélérés dans le ciel, mouvement des vagues monté à l’envers) donnent un sentiment étrange d’irréalité, souligné par la musique. Face à cette nature effrayante qui lui paraît hostile, l’homme n’a qu’un subterfuge, celui de la magie. Peut-on alors parler de cinéma primitiviste, comme le primitivisme en peinture s’appuie sur les croyances et l’imagerie populaires ?

"Le cinéma, écrivait Epstein, est le plus réel moyen de l’irréel." Profondément scientifique (il a fait des études de maths et de médecine), il se demande si, à la manière d’une lunette ou d’un téléscope, le cinéma n’est pas un moyen d’atteindre "de vastes horizons originaux dont, sans ces mécanismes, nous ne connaîtrions rien ".

C’est avec les films bretons contenus dans les trois derniers DVD du coffret, qu’Epstein explore vraiment ces vastes horizons originaux. Osons alors une comparaison. Et si ce Français de Varsovie (sa sœur, dans Jean Epstein, Young Oceans of Cinema, le document de James June Schneider, le baptise ainsi) filmait les Bretons comme Michael Waszynski les juifs russes dans Le dibbouk ? Ou encore de la même manière qu’Edgar George Ulmer, captait l’image des personnages de ses films "ethniques" parlés en yiddish ou en ukrainien.

tempestaire

Le tempestaire

Tout en développant ce qui sera la dernière partie de son œuvre, amorcée dès 1929 avec Finis Terrae et poursuivie jusqu’en 1948, entre documentaire et fiction, Epstein adapte encore quelques écrivains populaires, Pierre Frondaie avec L’homme à l’hispano en 1933, Pierre Benoît avec La châtelaine du Liban l’année suivante, ou La femme du bout du monde avec Charles Vanel et Jean-Pierre Aumont en 1937. Mais on le sent déjà loin de ces récits traditionnels. Car ce théoricien, auteur de textes sur son art dès le début des années vingt, n’aura jamais cessé de s’interroger sur le sujet et la matière d’un film.

Il finit en beauté sa carrière avec Le tempestaire et Les feux de la mer. Ni d’hier ni d’aujourd’hui, Epstein aura véritablement mérité la place à part qu’il a acquise.

Jean-Charles Lemeunier

Coffret Jean Epstein sorti chez Potemkine le 3 juin 2014.



Serials (Bach Films) : De Charybde en Scylla

$
0
0

Shadow

Initiée par Bach Films il y a quelques années, l’indispensable collection Serials dirigée par Roland Lacourbe vient de s’enrichir de deux nouveaux titres, tous deux réalisés par l’un des maîtres du film à épisodes, Ford Beebe. Le premier, The Shadow of the Eagle (1932, L’aigle de la mort, Mascot), a pour coréalisateur B. Reeves Eason (c’est à lui que l’on doit la fameuse course de chars du premier Ben-Hur, celui de Fred Niblo en 1925). Dans le second, Jungle Jim (1937, Universal), c’est Clifford Smith qui seconde Beebe.

The Shadow of the Eagle met en première ligne un John Wayne tout jeunot. John Ford a remarqué ce figurant apparu dans quelques-uns de ses films et le conseille à Raoul Walsh qui, pour The Big Trail (1930), recherche une nouvelle tête. Dans La suite au prochain épisode… , le livre qu’il a consacré aux serials, Jean-Pierre Jackson raconte : « Les conditions de tournage dans les studios Mascot, au nord de Hollywood et à Bronson Canyon, sont très dures. Ford Beebe, qui tourne souvent de six heures du matin à minuit, peut boucler jusqu’à 114 plans par jour. Wayne ne s’interroge pas sur le paradoxe du comédien, mais il acquiert une sûreté, une autorité du geste et du mouvement qui constituent la base granitique sur laquelle son jeu évoluera et s’humanisera dans les années à venir. »

shadow-of-the-eagle-carnival-grounds

Aux côtés du jeune acteur, Dorothy Gulliver ne se fera pas vraiment un nom aux pays des géants hollywoodiens. Cette charmante comédienne passera l’essentiel de sa carrière à l’ombre des serials et des westerns de séries B, fera une petite apparition dans King Kong (1933) avant d’achever son parcours chez Cassavetes (Faces, en 1968) et dans un hommage au vieil Hollywood (Won Ton Ton, le chien qui sauva Hollywood en 1976, aux côtés d’une ribambelle de stars sur le retour). Elle tire néanmoins ici son épingle du jeu en jeune première.

Face à une tripotée de scélérats tous plus menteurs les uns que les autres, les héros de cet Aigle de la mort appartiennent à un cirque avec son hercule, son nain, son ventriloque… Rien à voir bien entendu avec le Freaks contemporain de Tod Browning mais c’est une des forces des films à épisodes de la grande époque : recycler tous les sujets à la mode. Ainsi, la marionnette qui dialogue avec le ventriloque peut renvoyer à The Great Gabbo (1929), dans lequel Erich von Stroheim était sous l’influence néfaste de son pantin. S’il y a recyclage dans L’aigle de la mort, c’est toujours au profit de l’humour. Le cirque est le lieu de plusieurs gags, d’abord grâce à Billy Rhodes, le nain, et son costaud de copain (Ivan Linow) mais aussi avec les chausse-trappes de la malle sans fond, les imitations du ventriloque, etc..

Si l’on s’amusait à compter le nombre de kilomètres parcourus dans le même périmètre, L’aigle de la mort battrait des records. De l’usine d’avions au cirque, du cirque au terrain d’atterrissage, et du terrain d’atterrissage au commissariat, avec moult courses sur une route en lacets qui pourrait être Mulholland Drive, les héros ne cessent de poursuivre les méchants et, variante, les méchants ne cessent à leur tour de poursuivre les héros. Bref, voilà des aventures bien rythmées et qui restent très agréables à suivre.

Le mystère s’installe dès les premiers plans avec ce message écrit dans le ciel et l’action suit très rapidement. Le film n’est pas découpé en épisodes mais en deux parties distinctes, ce qui n’empêche les cliffhangers, ces rebondissements typiques des serials, de faire régulièrement leur effet. Bon, tous les méchants se ressemblent un peu avec leur fine moustache noire mais ce n’est pas un réel problème car la naïveté du récit force l’adhésion dès les premières minutes et l’intérêt ne s’éteint pas. Jusqu’à l’ultime seconde, l’identité de l’Aigle, le chef des méchants, sera sujette à caution et les cinq directeurs de l’usine, accusés d’avoir volé une invention au pauvre directeur du cirque, seront soupçonnés à tour de rôle. Ces cinq gentlemen maudits se montreront constamment cordiaux et inquiétants et les tours de cochon joués à John Wayne et ses amis, tous plus naïfs les uns que les autres, donneront du fil à retordre à ces derniers.

Il faut bien le reconnaître que les bons jouent de malchance, même si, à chaque épreuve (et c’est bien là le but du jeu), ils ne s’en sortent pas trop mal. Ils tombent de Charybde en Scylla, se mettent dans des situations pas possibles pour la plus grande joie des spectateurs, ne leur laissant aucun moment de répit.

Et John Wayne là dedans ? Il gagne de l’envergure à combattre le méchant Aigle et l’oisillon prend dans le récit rapidement du grade face à un adversaire redoutable, Ce n’est que bien plus tard que le Duke acquerra le surnom d’Aigle, dans un film de John Ford de 1957. Mais, à cette époque-là, il y a pas mal de temps que l’Aigle vole désormais au soleil. Enfin, ajoutons que dans l’une des scènes-clefs du film (et il y en a plusieurs), Wayne, portant Dorothy Gulliver qui s’est blessée dans ses bras, est poursuivi par un avion. Alfred Hitchcock s’est-il souvenu de cette séquence au moment d’attaquer North By Northwest (1959, La mort aux trousses) ? Il est permis de se poser la question.

Jungle Jim

Oublions le Los Angeles des années trente et ses courses poursuites en voitures et motos pour se plonger dans la jungle africaine des studios Universal. Jungle Jim fut, avec Tarzan, l’autre grand rôle de Johnny Weissmuller.. Avec cette nouvelle fournée de serials, Bach Films nous offre donc la première version de Jungle Jim, interprétée par Grant Withers. Le personnage est adapté de la bande dessinée d’Alex Raymond, dont les planches sont reprises pour résumer les épisodes.

Dans la lignée du Seigneur de la jungle, Joan Redmond (Betty Jane Rhodes) a survécu à un naufrage et est devenue la Reine des lions auprès d’une tribu africaine. Héritière d’une belle somme d’argent, elle va devenir la proie de ceux qui préfèrent la voir disparaître pour empocher les dollars qui lui sont dus. Ce genre de film est réussi lorsque le méchant est réussi. Ici, il y en a plusieurs : ceux qui traquent Joan et ceux qui l’ont recueillie lorsque elle était enfant et qui règnent sur la tribu. Incarnés par Henry Brandon, futur Dr Fu Manchu, et par Evelyn Brent, ex-reine du muet chez Sternberg, ceux-là sont les plus prometteurs.

jungle-jim brandon

C’est une habitude dans ce type de production, les personnages ne ménagent pas leurs efforts. Ils traversent un canyon sur une corde, passent d’un bâtiment à un autre grâce à un lasso, affrontent une éruption volcanique, des tribus armées jusqu’aux dents, des bêtes fauves… .Sitôt sorti d’une embûche, le héros retombe dans une autre et se sert de ses poings autant que de sa tête. Pour plaisant qu’il soit, ce Jungle Jim reste malgré tout inférieur au Jungle Girl (1941) également édité chez Bach Films (on en retrouve d’ailleurs un épisode en bonus). C’est que, question péripéties, William Witney et John English (les réalisateurs de Jungle Girl) sont supérieurs à Ford Beebe. Mais pas de panique : quoi qu’il en soit, on n’a pas le temps de s’ennuyer une seconde avec Jungle Jim et son sidekick Malay Mike (Raymond Hatton) et toute cette cohorte de personnages codifiés à l’extrême (le safari des méchants, le chef encore plus méchant qui commande les tribus, les effrayants sauvages et le gentil serviteur et, bien sûr, l’héroïne en jupette, Tarzane émérite qui, en criant « Simba », est capable de calmer un lion. Du bonheur, quoi !

À noter qu’en bonus, Bach Films nous offre un épisode des Mystères de New York (1914) de Louis Gasnier et George B. Seitz avec la géniale Pearl White, prototype de la femme d’action à qui nous avons rendu hommage dans ces mêmes colonnes il y a peu.

Jean-Charles Lemeunier

Jungle Jim et L’aigle de la mort, deux DVD édités par Bach Films le 2 juin 2014.


« Drug War » de Johnnie To : Hong-Kong connection

$
0
0

drugwar_aff
Inutile de se leurrer ou morfondre encore, les films de Johnnie To ne bénéficieront jamais de la distribution et de la reconnaissance qu’ils méritent. Alors que l’excellent Life Without Principle, drame à plusieurs points de vue sur la crise économique due aux subprimes, est sorti en catimini en 2012 dans les salles françaises, le remarquable Drug War débarque lui directement en blu-ray et DVD. Après deux comédies romantiques initiées avant tout pour remplir le tiroir-caisse de sa boîte de production, la Milkyway Images, (Don’t Go Breaking My Heart et le surprenant Romancing In Thin Air), Drug War permet à To de renouer avec le polar d’action après le bancal mais très intéressant Vengeance qui mettait en scène, en 2009, notre Jojo national (à redécouvrir car To utilise parfaitement les difficulté d’Hallyday en tant qu’acteur, l’évinçant même un long moment de l’écran). Un film étonnant à plus d’un titre, à commencer par son contexte de production. Entièrement financé par la République Populaire de Chine, il permet à To, comme Tsui Hark avec le premier Detective Dee, de pénétrer le marché chinois. Et comme ce dernier, To ne se contente pas d’un entrisme poli en courbant l’échine mais se permet quelques libertés sous couvert d’un spectacle distrayant et pétaradant. Ne serait-ce que le gunfight final d’une violence sèche et d’une humeur désabusée et mélancolique est une sacrée gageure considérant le comité de censure auquel il doit faire face.
De plus, comme à son habitude, si To épouse à merveille les codes du genre investi, c’est pour mieux les détourner et briser leur apparence conventionnelle (pour exemple, une traditionnelle séquence d’échange de mallettes prendra une tournure peu commune, que ce soit le lieu où se déroule le transfert ou la révélation de l’emprise opérée par de nouveaux protagonistes). Pourtant, dès le départ, tout semble indiquer que l’on naviguera en terrain balisé puisque l’on va suivre la traque de trafiquants de drogue par deux équipes de flics. Le leader du gang se fait rapidement épinglé et pour échapper à la peine de mort va devoir collaborer afin de faciliter l’infiltration de l’inspecteur en chef, Zhang, qui permettra de démanteler définitivement le réseau.

drugwar_01

A priori, rien que du très commun mais rapidement, Johnnie To va s’ingénier à brouiller les cartes d’un récit de prime abord rebattu. Et ce, principalement par le biais de sa mise en scène. Ainsi, dès l’introduction, la plupart des informations et enjeux (qui, au passage, seront régulièrement redéfinis) seront délivrés avec une économie de dialogues explicatifs, uniquement grâce aux choix de cadrages opérés, à l’enchaînement des plans. D’emblée, il faut être attentif à ce qui est montré pour déterminer les forces en présence. Le dealer en chef Timmy Choy (Louis Koo) a un accident de voiture à cause d’un malaise provoqué par ce u’il semble une ingestion de dope mal digérée, pendant ce temps des mules dans un autobus se font appréhender par Zhang (Honglei Sun) et son équipe tandis qu’au même moment les croise deux flics anti-drogue poursuivant en voiture un camion conduit par deux petites frappes complètement shootées. Et alors que les transporteurs sont sommés de déféquer leurs petits ballots de came, Choi est en soin dans le même hôpital. La captation et la compréhension des signes donnés pour évaluer la situation qui rythment ce prologue seront au cœur du récit et s’avèreront décisifs pour Zhang afin d’éprouver sinon la loyauté du moins la collaboration de Choi dont la personnalité va peu à peu se dévoiler à mesure des péripéties traversées, montrant une nature manipulatrice. Une recherche de signes qui sera déterminante pour Choi lors de la séquence-clé d’échange d’argent contre drogue en plein trafic autoroutier, point d’achoppement d’un récit qui basculera dans un dernier tiers désespéré tant l’étau se resserre. Hongkongais habitué du système To, désormais isolé dans un environnement cinématographique inédit, c’est la reconnaissance du cinéma de son réalisateur qui lui permettra de reprendre la main.

drugwar_02

Travaillé par des motifs reconnaissables de l’œuvre de To comme l’effet miroir entre les personnages (beaucoup de personnages, ici en duo, semblent se répondre, présentent des facettes d’une même face, à commencer par celui formé par le trafiquant et le policier ou méthodes employées, la réversibilité, l’opposition entre code d’honneur et assouvissement personnel, le Destin et le Hasard, le métrage acquiert ainsi une teneur particulière à cette pure intrigue de série B.
Drug War est loin des sommets atteints avec le diptyque Election ou Exilé mais To remplit tout de même superbement son office et parvient à imposer sa patte visuelle remarquable au sein d’une production aux multiples contraintes. Le film bénéficie ainsi de nombreux morceaux de bravoure qui ne se limitent pas aux points culminants que sont les deux affrontement armés, la tuerie conclusive au milieu d’innocents écoliers où Choi fait preuve d’un retentissant instinct de survie et Zang d’une ténacité à toute épreuve et le gunfight se déroulant plus tôt est non moins impressionnant, mettant en scène une équipe d’intervention policière prenant d’assaut le repaire des trafiquants et qui ont maille à partir avec le duo d’hommes de main de Choi dont rien auparavant ne laissait présager de telles facultés à riposter (ce n’est pas seulement pour leur handicap – ils sont sourds et muets – qu’ils ont été engagés !).

drugwar_03

Les scènes plus calmes, a priori, de rencontres entre protagonistes font également preuve d’une belle maîtrise du rythme et de l’espace. Notamment deux séquences miroirs se déroulant coup sur coup où, afin de renforcer son action contre le réseau d’Oncle Bill, Zhang se fait passer tout à tour pour un impassible et froid pourvoyeur de came face à l’affable et rigolard distributeur bien nommé Haha, puis, sitôt l’entrevue terminée, reproduit son allure et ses manières face au vrai trafiquant arrivé peu après. Une opération dont la réussite repose sur le timing serré (les deux bad guys ne devant jamais se croiser et encore moins se rencontrer), la capacité d’adaptation de Zhang jouant chacun des rôles ainsi que sur la confiance dans la collaboration de Choi. L’enchaînement de ses deux mises en scène successives (rappelant un stratagème employé par Ethan Hunt et son équipe à Dubaï dans le Mission : Impossible – Protocole Fantôme de Brad Bird) génère d’autant plus de tension que tout repose au final entre les mains de Timmy Choi et que To immisce à deux reprises des doutes sur sa loyauté en se focalisant sur des gestes manuels du gangster que l’on peut interpréter comme un code. Le bon décryptage des signes perçus est encore une fois essentiel. Un diabolique soupçon est ainsi inséminé et presque aussitôt neutralisé par les réactions de Choi qui, en empêchant la découverte de la mini-caméra planquée dans un étui à cigarettes et en prodiguant ses conseils pour sauver Zhang d’une overdose expresse, instillent une bonne volonté patente. Un jeu manipulatoire magnifiquement formalisé par ces deux séquences, prémisses à ce qui sera enduré durant le reste du métrage.

drugwar_04

Comme à l’accoutumée, To n’aime rien tant que déstabiliser en faisant imperceptiblement dévier les séquences de leur classicisme apparent et se livre en plus ici à un jeu méta-discursif inhabituel chez lui mais particulièrement savoureux et surtout pertinent étant donné le contexte de production. Teinté qui plus est d’une certaine ironie. Ainsi, l’action se déroule en Chine continentale et tous les personnages de flics sont interprétés par des acteurs chinois tandis que l’engeance qu’ils combattent est interprété par des acteurs hongkongais, des fidèles de la Milkyway, Louis Koo en tête donc mais on retrouvera plus tard une belle brochette composée de Lam Suet, Gordon Lam, Eddie Cheung, Berg Ng… Un renversement intéressant car à Hong-Kong, c’étaient les chinois les méchants.
Les trois quart du film se concentrent autour de la seule figure de Louis Koo/Timmy Choi (une belle gueule marquée par de nombreux stigmates après l’accident de voiture de départ) balloté entre tous ces flics chinois. Une illustration de la propre situation de Johnnnie To dans le système de prod chinois, qui comme son personnage balance entre déférence et subversion. Comme souvent, le scénario est soumis à évolution même pendant le tournage. C’est éminemment le cas avec notamment de grands bouleversements dans le dernier tiers puisqu’au départ, la clique hongkongaise ne devait absolument pas intervenir, Louis Koo devant rester le seul représentant de l’ex-colonie britannique, et la fin n’était pas aussi radicale. Mais ces changements, loin de dénaturer l’intention première du réalisateur et de ses scénaristes sont parfaitement intégrés et donnent du crédit et de l’épaisseur au récit. De même, la restriction de ne pas s’épancher sur la vie privée des flics, outre de resserrer et intensifier le récit permet a contrario de développer une facette plus intime de Choi lors d’un hommage à sa femme disparue dans l’explosion d’un de ses labos, donnant un contrepoint avec l’acharnement exclusif des flics. Ou comment transformer une limitation pour formaliser un contrepoint de vue.
Drug War est ainsi un formidable travail d’équilibriste où s’exprime avec brio le talent de Johnnie To qui est parvenu à mettre en scène une histoire suffisamment séduisante pour un marché chinois restrictif sans se renier.

Nicolas Zugasti

DRUG WAR (DU ZHAN)
Réalisateur : Johnnie To
Scénaristes : Ryker Chan, Ka-Fai Wai, Xi Yu, Nai-Hoi Yau
Interprètes : Louis Koo, Lam Suet, Michelle Ye, Yi Huang, Ka Tung Lam, Honglei Sun…
Photo : Cheng Siu-keung
Montage : David M. Richardson & Allen Leung
Bande originale : Xavier Jamaux
Origine : Hong-Kong
Durée : 1h47
Sortie française(DVD/Blu-ray) : 18 juin 2014
Distributeur : Seven 7
Editeur : HK VIdeo

 


« Detective Dee : La légende du dragon des mers » de Tsui Hark : Il était une deuxième fois en Chine

$
0
0

youngdetectivedee_aff

Après la série des Il était une fois en Chine dépeignant d’incroyables aventures du légendaire Wong Fei-hung, l’increvable Tsui Hark semble bien parti pour faire de même avec le personnage du Juge Ti, héros littéraire des romans du diplomate hollandais Robert van Gulik inspiré de Di Renjie, véritable magistrat de la dynastie Tang. Et il y a tout lieu de s’en réjouir tant avec le premier opus, Detective Dee et le mystère de la flamme fantôme et maintenant avec ce Detective Dee : La légende du dragon des mers, le réalisateur hongkongais formalise d’extraordinaires histoires aussi visuellement léchées qu’excitantes. Cette suite, qui est en fait une séquelle (le titre original étant Young Detective Dee : Rise Of The Sea Dragon), renoue avec l’esprit sérial du premier puisque tout le métrage est sans cesse relancé par une nouvelle péripétie ou révélation. Un rythme soutenu mais absolument pas épuisant, Tsui Hark sachant ménager ses effets et instaurer des plages de calme.
On retrouve donc notre détective plus jeune (Mark Chao remplaçant Andy Lau, moins charismatique que ce dernier mais dont l’interprétation demeure solide), à l’époque de sa rencontre avec le couple impérial, l’empereur Gaozong et l’impératrice consort Wu Zetian. La dynastie Tang est en guerre contre l’empire Buyeo et la flotte envoyée a été décimée par ce qu’il semble être un gigantesque monstre marin, la rumeur et les croyances populaires auront tôt fait d’évoquer le mythique dragon des mers. Tandis que l’impératrice diligente une enquête menée par Yuchi, l’officier en charge du Da Lisi, le ministère de la Justice, sur ce qu’elle considère un acte de sabotage, la ville de Luoyang se prépare à sacrifier la courtisane Yin Ruiji afin d’apaiser la divinité. C’est dans ce climat sous tension que débarque Dee arrivant de sa province pour prendre ses fonctions au Da Lisi. Il va très vite se retrouver embringué dans une intrigue mêlant complot, transformations, trahison, monstres, tueurs impitoyables et méfiance de ses alliés. Avec comme épée de Damoclès la sanction promise par Wu Zetian en cas d’échec, l’exécution par décapitation. Dans sa tâche ardue de faire la lumière sur ses multiples agissements, Dee fera preuve, comme dans le premier film, de capacités déductives très aiguisées alliées à une connaissance de l’environnement dans lequel il doit évoluer. Des atouts décisifs au sein d’une cité régie par la peur de l’autorité et des divinités.

youngdetectivedee_02

C’est bien simple, le faste des costumes et décors n’a d’égal que la précision de la mise en scène. Les combats sont sensationnels de virtuosité, alternant envolées et passes d’armes brutales, et magnifiés pas l’usage de la 3D (ah ces combattants qui se démultiplie en trois ou quatre pour souligner leur rapidité) et d’une inventivité dingue parfois (le combat à flanc de falaise !), la caractérisation est toujours aussi soignée bien que ses personnages apparaissent toutefois d’une moindre profondeur par rapport au premier volet (Tsui Hark travaille à un niveau plus archétypal) même si Carina Lau dans le rôle de l’impératrice Wu demeure d’une remarquable complexité (son ambivalence étant renforcée par ce que l’on sait du précédent épisode pourtant postérieur chronologiquement), Tsui Hark se montre très facétieux et ironique avec le pouvoir, le love interest du film, la courtisane Yin Ruiji (Angelababy) est d’une beauté subjugante que la réalisation traduit parfaitement, on a droit à des délires à base de monstres fantastiques, l’un renvoyant à L’Etrange créature du lac noir et le fameux dragon des mers aux gigantesques proportions faisant basculer le dernier quart d’heure dans le kaiju eiga spectaculaire (soit un excellent contrepoint à la version de Godzilla de Gareth Edwards)… Et encore, ce petit inventaire est très loin d’être exhaustif concernant les multiples richesses que recèle le film et en déflore encore moins les principaux mouvements. Avec ce film, il enrichit un peu plus l’univers fantastique dans lequel évolue Dee, développant une mythologie et une crédibilité propres. Une richesse narrative que renforce avec magnificence les superbes peintures du générique final, sortes de concept-arts pour des créatures futures et qui font irrémédiablement rêver à d’autres films impliquant le détective.

youngdetectivedee_04

Three Dees
Non seulement il parvient à se renouveler tout en continuant à creuser le sillon des motifs de son cinéma mais il s’impose comme un des rares cinéastes encore capable d’allier grand spectacle, mise en scène travaillée, émotions et réflexivité. Michael Bay peut bien tout faire exploser avec panache, il n’arrivera jamais à la cheville expérimentale du sifu. Surtout, comme Scorsese, il semble trouver une seconde jeunesse dans les possibilités octroyées par les nouvelles technologies et notamment la stéréoscopie. Il a toujours démontré son goût pour les nouveaux outils lui permettant de donner corps aux histoires qu’il a en tête (les effets-spéciaux, révolutionnaires à l’époque, de
Zu, les guerriers de la montagne magique) et ce n’est pas la 3D qui allait le rebuter. Et le bougre n’a pas mis longtemps à se l’approprier pour en tirer le meilleur. Son premier essai était Dragon Gate, la légende des sabres volants (remake/séquelle de son Dragon Inn de 1992) malheureusement jamais sorti en salles. Difficile de juger de la 3D de ce film mais certaines compositions vue en aplats laissaient très clairement deviner ses intentions (essentiellement des surgissements pour brouiller la perception de ce qu’il se passe à l’arrière-plan). Après ce galop d’essai, Tsui Hark tente plus de choses dans son récit de la jeunesse de Dee, toujours des surgissements qui scotchent au fauteuil mais aussi et surtout des cadres à la construction très très travaillée (parfois il y a carrément trois niveaux dans le même plan !? Et ce n’est pas pour l’esbroufe, il y a une finalité narrative) et des surimpressions de toute beauté ainsi mises en relief ce qui accentue un peu plus leur caractère onirique ou fantasmagorique. On notera également certains plans sous-marin de toute beauté rehaussés par la 3D (les débris coulants formalisant un étonnant paysage aquatique dans lequel évoluent les personnages).

youngdetectivedee_06

Après le feu de la précédente enquête, Tsui Hark confronte son héros à un autre élément primordial, l’eau. Associant ainsi l’évolution de son enquêteur hors-pair à une transformation presque alchimique apte à forger son être et surtout son esprit. Car Dee c’est avant tout la réflexion faite homme. Il est doté de capacités martiales retentissantes mais ce n’est pas ce qui le caractérise. Contrairement à son allié et rival Yushi défini avant tout par ses envolées, ses sauts fantastiques et ses talents d’épéistes. Leurs façon de se battre sont même carrément opposées, Yushi usant de son sabre, d’une chaîne ou de projectiles tranchants pour maintenir une distance avec son adversaire alors que Dee, qui n’a pas d’arme, privilégie le contact physique en opposant ses mains ou ses pieds pour parer les coups, instaurant d’emblée une proximité que l’on retrouve dans sa manière de côtoyer les autres. Même lorsque pour contrecarrer l’enlèvement de la courtisane il use d’une chaîne garnie de clochettes, c’est pour mieux saisir les membres de son adversaire et permettre de se rapprocher pour le neutraliser. Deux techniques divergentes qui en disent long sur leurs utilisateurs respectifs, Dee de par son caractère posé est donc plus défensif que l’impulsif Yushi qui se montre lui extrêmement offensif. L’alliance des deux fera merveille et sera surtout déterminante dans le combat final contre leur ennemi.
Dee est un détective que l’on a tôt fait de définir comme un Sherlock Holmes chinois. Et pour cause, Tsui Hark s’ingénie à souligner la correspondance de très belle manière. Comme son homologue britannique, il fait équipe avec un médecin, ici Shatuo apprenti médecin officiant au Da Lisi surtout pour panser les plaies des suspects torturés. Ses talents intuitifs et de déduction sont tout aussi remarquables et la manière de montrer ses connexions à l’œuvre est aussi inventive et originale que ce qui a été formalisé dans la formidable série de Steven Moffat. La représentation des capacités de Dee se fait ainsi par la mise en scène. La lecture sur les lèvres s’apparente à un super pouvoir d’ouïe exceptionnelle et se matérialise par un flou des bords du cadre pour se focaliser sur le personnage au centre, associé à un traveling avant revenant vers Dee psalmodiant ce qu’il lit, son esprit est capable d’examiner une image passée pour en révéler la dangerosité (Tsui Hark utilise alors un classique freeze frame mais le couple à une matérialisation 3D) et l’examen d’un plan de la ville, sous l’effet de la mise en scène/réflexion de Dee, se transforme en maquette 3D dans laquelle il peut alors se déplacer pour déterminer la destination des individus suspects vus peu avant. Moffat donne un pouvoir similaire à son Sherlock Holmes mais se contente d’une simple carte à plat où un tracé de lignes et de points symbolisent les courses du détective de Baker Street et de son adversaire. Hark utilise à plein ses formidables moyens et exploiter toutes les possibilités d’une mise en scène tri-dimensionnelle (elle n’est pas l’apanage unique de l’usage de la 3D mais se défini par la construction géométrique et vectorielle des plans, Tsui Hark rejoignant ainsi John McTiernan ou James Cameron dans leur façon de penser leur mise en images).

youngdetectivedee_01

Réminiscences
L’œuvre de Tsui Hark est parcourue par une alliance incessante et aux multiples configurations entre récit classique et modernité. C’est éminemment le cas ici et notamment via le personnage de Dee caractérisé par ses réflexions inédites et dont la maîtrise et le contrôle qu’il affiche lorsqu’il se bat renvoient aux héros de King Hu, cinéaste révéré par Tsui Hark. Réflexion sur la Chine et les femmes (le personnage pas si creux que ça de Yin Ruiji, l’impératrice consort) et processus d’humanisation et de déshumanisation infusent également le métrage. L’amour des mythes qu’il ne cesse de tenter de ramener à une échelle humaine tout en œuvrant à une élévation émotionnelle. Le premier opus et cette préquelle agissant comme de formidables accélérateurs de particules et dont la teneur renvoie à la propre œuvre prolifique du metteur en scène et l’on pense plus particulièrement à quelques jalons essentiels tels que Butterfly Murders où la révélation des simulacres permettait de renouveler le genre, The Blade dont le tourbillon de furie formelle et narrative brisait les propres codes du cinéma de Tsui Hark. La recherche constante de vitesse nourrit le cinéma de Tsui Hark et s’il a atteint le point d’incandescence de la célérité physique avec The Blade et cinématographique avec le découpage hallucinant de Time And Tide, avec la saga Detective Dee il s’attache à illustrer une vitesse réflexive par le raisonnement de Dee et maintenant une vitesse narrative avec le rythme effréné de ce second épisode. Pour les héros de Hark, le salut, la survie, passe par la maîtrise de cette vitesse. A la fin du premier dans l’immense bouddha, la réflexion de Dee est poussée dans ses retranchements et illustrée par les poulies et chaînes (ses méninges) s’activant pour une action efficiente. Dans Young Detective Dee, après avoir subi l’accélération du récit, par sa compréhension des enjeux, grâce toujours à son raisonnement, c’est lui qui initie une précipitation des évènements dans le final en faisant le pari d’arrêter en un jour le commanditaire de la tentative d’élimination de la cour impériale afin d’obtenir en contrepartie la libération de la courtisane. Un pari comme évidence de la maîtrise désormais acquise par Dee. Néanmoins, l’espiègle Tsui Hark n’aime rien tant que bouleverser les certitudes puisque Dee ne sait pas nager et que la dernière confrontation face au monstre marin se fera en mer,un élément qu’il ne maîtrise absolument pas.
On pense également à Seven Swords où une romance se développe principalement au second plan et dont le méchant impitoyable est mû par des motivations qui renvoient une image plus torturée, moins basique et manichéenne. Ravage était un écorché vif ne s’étant jamais remis de la perte de son cher et tendre amour. Ici, le chef de la tribu des Dondos possède une détermination moins romantique mais qui ne reconfigure pas moins l’image que nous en avions jusque là. En effet, son peuple de pêcheur a été pris entre la rivalité des empires Tang et Buyeo, leur île ayant été durement éprouvée dans cette lutte dont ils sont étrangers.

youngdetectivedee_03

De l’Art-ifice
L’histoire d’amour occupe donc dans ce Young Detective Dee l’arrière-plan mais n’offre pas moins un contrepoint important avec ce que produit ce récit foisonnant. La relation lumineuse entre Yin Ruiji la courtisane et Yuan Zhen est certes peu marquée (mais développée de délicieuse manière avec une séquence mêlant flashbacks et présent grâce à des raccords superbes), se définissant presque naïvement, mais offre un contraste saisissant avec le côté ombrageux que les divers motifs serialesques (tentatives d’enlèvements, stratagème machiavéliques, emprisonnements) propagent sur le reste de l’intrigue. La cohabitation entre ombre et lumière est ainsi l’apanage de la splendide cité de Luoyang dont les fastes et la chatoyance dissimulent une face plus sombre, superstitions et trahisons mais également corruption jusqu’au plus haut niveau de l’empire, l’infestation de parasites en étant une métaphore évidente. L’impératrice Wu est également représentative, sous les apparats institutionnels révèle une détermination mortifère de contrôle. Son attitude est ainsi autant dictée par l’exercice du pouvoir que la jalousie envers la courtisane. Le plan en surimpression où elle semble regarder une miniature de Yin Ruiji se mouvant avec grâce vient ponctuer son discours et induit qu’elle veut l’utiliser pour mettre au pas les nobles de la cité cherchant ses faveurs en la déplaçant dans le temple du dragon. De plus, en amorce du dénouement, elle l’emprisonne parce que la jeune femme est originaire du peuple ennemi. Des regards et postures de Wu Zetian traduisent en outre une attitude motivée également par l’insolente beauté et le désir qu’elle suscite parmi la gent masculine et son dévouement envers Dee.

youngdetectivedee_05

Le personnage de l’impératrice est ainsi progressivement et subtilement ramené sur le centre de la scène pour, comme dans Detective Dee et le mystère de la flamme fantôme, être une fantastique figure d’opposition à l’action de Dee. Une représentante du pouvoir que le juge doit manœuvrer avec intelligence afin de contrecarrer son impartialité sans provoquer ses foudres et donc se mettre hors-jeu. La version juvénile de Dee est donc moins frontale mais c’est aussi parce que les conditions imposées par l’histoire sont différentes. Il n’en reste pas moins que Tsui Hark par l’intermédiaire de son héros exprime une réjouissante subversion. Si la consommation de l’antidote aux parasites à base d’urine d’eunuque (the golden soup !) par TOUTE la cour impériale fait sourire béatement (une séquence osée qui impose une pensée admirative que le sifu est génialement dingue), la véritable manipulation s’opèrera plus discrètement.
Comme Dee l’exprimera lui-même sur le bateau les ramenant de l’île aux chauves-souris, il ne pourra agir efficacement pour la justice qu’en étant intégré au coeur du système . C’est pour cette raison qu’il désire être partie prenante du Da Lisi, ce ministère de la justice garant du pouvoir en place où emprisonnements et tortures arbitraires sont monnaie courante. Face à ces serviteurs de l’ordre moins enquêteurs qu’hommes d’action, Dee amène un raisonnement, la Raison qui leur fait défaut. Il s’ingénie ainsi à déchirer le voile obscurantiste qu imprègne cette cité des Dieux travaillée par les peurs du monstre mythologique et des cachots du Da Lisi, nommé aussi Temple Suprême.
De plus, dans le premier opus des aventures de Dee, le détective s’activait pour faire la lumière sur le mystère ambiant en révélant les artifices et la supercherie de superstitions liées au grand chambellan et à la construction du bouddha géant. Ici, Dee agit dans le but de préserver du chaos la finesse de l’esprit et des Arts. Yuan Zhen, l’amoureux transi de la courtisane, est un lettré qui tient une réputée maison de thé dont l’une des variétés est prisée par la cour impériale. Pour séduire Yin Ruiji, il lui écrivit des poèmes qui enflammèrent son cœur et son âme. Suite à son absence, cette dernière s’adonnera à l’art de la calligraphie (usité au sein de sa mise en scène même par King Hu, toujours la tradition, on y revient) pour reproduire ses écrits. Ses deux tourtereaux sont donc également les récipiendaires de pratiques intellectuelles et culturelles qui se détachent de la masse de cette cité reposant essentiellement sur les jeux de pouvoirs. Outre la résolution du mystère lié au dragon des mers et la créature mi-homme mi-amphibien et déjouer un complot d’envergure, tout l’enjeu de l’action de Detective Dee revient finalement à réunir à nouveau ce couple et le libérer des contingences impériales. Ultime transgression de Dee/Tsui.

youngdetectivedee_08

La maîtrise du génial barbichu se déploie à plusieurs niveaux, pas uniquement dans le foisonnement visuel ravissant l’oeil. Avec ce second épisode de Detective Dee, Tsui Hark positionne un peu plus son héros comme son alter-ego, illustrant la propre position du réalisateur au sein du système de production chinois qui lui a permis de bénéficier d’un gros budget. Plus apaisé, mais pas assagi, le réalisateur fait preuve d’une grande subtilité pour parsemer son blockbuster divertissant et festif d’éléments narratifs et d’images capables de donner une certaine profondeur à la tonalité et au propos du récit.

Nicolas Zugasti


Di renjie: Shen du long wang

Réalisateur : Tsui Hark
Scénario : Tsui Hark, Kuo-fu Chen, Chia-lu Chang d’après l’œuvre de Robert Van Gulik
Interprètes : Mark Chao, Carina Lau, Angelababy, Kun Chen, Shaofeng Feng, Bum Kim, Kenny Lin…
Photo : Sung Fai Choi
Montage : Chi Wai Yau
Bande Originale : Kenji Kawai
Origine : Chine
Durée : 2h14

Sortie française : 06 août 2014

 


« Dreamscape » de Joseph Ruben : La vie rêvée

$
0
0

dramscape_aff

Après Furie, Pulsions et Blow Out de Brian De Palma ou encore Piranhas et Panic Sur Florida Beach de Joe Dante (et en attendant son excellent Les Banlieusards, annoncé dans un premier temps pour être finalement repoussé), Carlotta a récemment ressorti un film que beaucoup ont certainement oublié,Dreamscape et ce, dans une édition Blu-ray et DVD qui, bien que pauvre en bonus (un entretien de 15 minutes avec Dennis Quaid et la bande annonce du film), enterre la précédente édition DVD par la qualité de son image (via un nouveau master restauré HD), la présence de sous-titres français sur la version originale et la superbe affiche dessinée de Drew Struzan comme jaquette en lieu et place des affreux montages photos assistés par ordinateur qui sont devenus aujourd’hui monnaie courante.
L’un des fleurons (osons le dire) du cinéma fantastique des années 80 et meilleur film à ce jour du réalisateur Joseph Ruben (connu surtout pour des films tels Le Beau-Père et Les nuits avec mon ennemi avec Julia Roberts), Dreamscape happe le spectateur dès ses premières minutes, exemplaires dans la façon immédiate et sans détour inutile de poser les enjeux et les personnages principaux, pour ne plus le lâcher une heure et demi durant, allant toujours à l’essentiel malgré un scénario foisonnant d’idées à n’en plus pouvoir (une constante également de l’époque qui atteignit son summum avec L’aventure intérieure de Joe Dante).

dreamscape_01

En galère d’argent, le jeune surdoué télépathe Alex Gardner (Quaid) se retrouve contraint de participer à des expériences menées par le professeur Paul Novotny (Max Von Sydow) et le Dr Jane DeVries (Kate Capshaw alors au top de sa beauté) sur la possibilité de s’introduire dans les rêves d’autrui afin d’en modifier le cours et aider les rêveurs à dépasser les traumatismes sous-jaçents dont leurs cauchemars sont la manifestation. Mais très vite la machine va s’emballer et, entre un écrivain de romans horrifiques un peu trop curieux, un second télépathe lui aussi engagé sur le projet et dont le comportement est tendancieux (interprété par l’excellent David Patrick Kelly), l’énigmatique et froid chef des services secrets Bob Blair (Christopher Plummer) et le Président des Etats-Unis lui-même qui souffre de manière chronique de cauchemars où le pays a été dévasté par une explosion nucléaire, Alex va avoir fort à faire pour se sortir de cet engrenage et d’un complot politique qui pourrait lui coûter la vie si l’on en croit l’adage qui dit que lorsque l’on meure dans ses rêves on meure réellement.
Le scénario du film, sa force incontestable, est implacable, rigoureux, dans sa construction, un parfait engrenage diabolique dans lequel est pris le héros, évitant les intrigues secondaires pour aller à l’essentiel, fonctionnant par palier jusqu’au crescendo final. Le film tient d’ailleurs ses promesses jusqu’à la dernière minute et son coup de théâtre final. Rien d’étonnant quand on trouve à l’écriture Chuck Russell à qui l’on devra peu après en tant que réalisateur Freddy 3 – Les griffes du cauchemar et surtout l’excellent Le Blob.

dreamscape_02

Entre un scénario béton donc, des acteurs tous plus excellents les uns que les autres, une réalisation carrée, lisible, qui va à l’essentiel mais sait créer de véritables atmosphères (voir ces plans de nuit sur l’institut avec un léger et presque imperceptible travelling avant sur le bâtiment), les fausses notes d’alors, peu nombreuses au demeurant, restent toujours des points faibles aujourd’hui, A savoir les effets en stop motion liés à l’homme-serpent d’un côté et la partition électronique de Maurice Jarre de l’autre, rééditée récemment chez Intrada. Si elle était typique de cette période chez Jarre, mise à part un joli love thème au saxophone, instrument de musique typique d’alors dans les bandes originales, nous sommes loin de l’excellence d’autres travaux électroniques de la même époque tels Witness et Enemy Mine. Deux points qui n’entachent cependant nullement la qualité du film.
Outre le plaisir donc de se laisser à nouveau emporter par le film, revoir Dreamscape aujourd’hui permet de mesurer toute l’avancée technologique parcourue en 30 ans par le cinéma d’anticipation principalement et la suprématie de l’effet virtuel sur l’effet réel. A l’inverse d’aujourd’hui donc où ce virtuel se suffit encore trop à lui-même, où le numérique est encore trop une fin et non un moyen, les films tel Dreamscape bénéficiaient alors d’une mise en scène plus ou moins élaborée des effets spéciaux car il n’était pas possible de tout montrer (l’effet spécial étant souvent le détail d’un tout évoqué hors champ). Et ce peu à montrer devait l’être autrement que de façon frontale et crue (à moins de maîtriser la technologie, ce qui pouvait arriver de temps en temps comme dans la transformation du Loup garou de Londres de John Landis), de façon stylisée comme c’est le cas avec Dreamscape qui de par son sujet même, un voyage au sein des rêves, permettait donc de s’émanciper de la réalité et au réalisateur de formaliser des ambiances différentes pour chaque rêve. Cinq songes abordés comme autant de tableaux à l’intérieur desquels Ruben va jouer avec l’esthétique afin de tordre la réalité et de conférer aux scènes un aspect onirique essentiel. A ce sujet, le cauchemar du petit garçon est le plus réussi.

dreamscape_03

L’édition présente est certes minimaliste (mais les suppléments existants ne doivent guère être légions sur un tel film) mais elle a surtout le mérite d’exister et de permettre de faire découvrir ou redécouvrir cette excellente série B qui n’a pu qu’influencer Christopher Nolan et son Inception.

Philippe Sartorelli

 

DREAMSCAPE
Réalisation : Joseph Ruben
Scénario : David Loughery, Chuck Russell, Joseph Ruben
Interprètes : Dennis Quaid, Max von Sydow, Kate Capshaw, David Patrick Kelly, Eddie Albert…
Photo : Brian Tufano
Montage : Richard Halsey
Musique : Maurice Jarre
Pays : Etats-Unis
Durée : 1h39
Sortie DVD/Blu-ray : 20 août 2014
Editeur : Carlotta Films

 


La science-fiction vue par Sidonis

$
0
0

Triffids Aff

La Révolte des triffides (Steve Sekely et Freddie Francis, 1963)

Derrière La Révolte des triffides se cache l’adaptation britannique d’un célèbre roman de science-fiction de 1951 de John Wyndham, Le jour des triffides. Ce livre au titre énigmatique – mais que diable peuvent être ces « triffides » ? –, inspiré d’une nouvelle de Herbert George Wells, « Le pays des aveugles », connu à sa sortie un succès public et critique important, à un point tel qu’Arthur C. Clarke (écrivain de S-F que l’on ne présente plus, et auteur du scénario de L’Odyssée de l’espace avec Stanley Kubrick) affirmait qu’il s’agissait du meilleur exemple du genre jamais écrit. Et, en effet, ce petit volume possède d’innombrables qualités qui le rendent très spécial. D’abord, parce qu’il se joue des codes et des genres en mélangeant les intrigues : non seulement, à la suite d’une impressionnante pluie de météorites, 99% des habitants de la Terre deviennent irrémédiablement aveugles, mais en outre, des plantes humanoïdes, capables de marcher et carnivores par-dessus le marché – les fameux « triffides » – s’en prennent aux malheureux survivants atteints de cécité, dans une ambiance de fin du monde qui n’est pas sans rappeler les classiques du genre. Ensuite, parce qu’il s’ancre à la fois dans l’atmosphère anti-communiste du temps (ne sont-ce pas les Soviétiques les fautifs, avec leurs satellites qui fourmillent en orbite autour de notre planète ?), dans une violente critique de la technologie (que les armes soient russes ou américaines, elles auront produit les mêmes basses œuvres), ainsi que dans une vision écologiste plutôt en avance sur son temps. Sans oublier que c’est ici l’humain qui est au centre du récit : décomposition de la société, agressivité de son prochain nourrie par l’instinct de survie, prise en main des institutions par de farouches militaires, questionnements autour du rapport à la sexualité entre rescapés. Tout y est. Un peu trop, peut-être, puisque l’on pourrait aisément reprocher à ce grand fourre-tout narratif de multiplier les pistes, au risque de perdre son lecteur dans les nombreux sous-genres et sous-textes.

Triffids2

Le film de Steve Sekely n’a pas vraiment ce problème. Certes, il veut être assez proche du roman de Wyndham en déroulant, à peu de choses près, les mêmes trajectoires narratives – aveuglement, triffides, fin du monde, rapports humains déliquescents. Mais en dehors de quelques scènes, notamment l’introduction, qui voit Bill Masen (Howard Keel, transfuge des comédies musicales de Vincent Minnelli (Kismet), George Sidney (Showboat) et Stanley Donen (Les Sept femmes de Barbe-Rousse)) se réveiller à l’hôpital après une opération délicate des yeux, alors qu’autour de lui tout le monde semble avoir disparu, le script n’a conservé que la substance du livre en se débarrassant volontiers de toutes les problématiques politiques, environnementales et sexuelles. Une preuve ? La compagne de Masen, dans le roman, une jolie jeune femme pétillante du nom de Josella Playton, auteure d’un roman à scandale et à succès, qui pose nécessairement la question de la sexualité du couple à l’heure où la société se transforme, est ici remplacée par une gamine (surtout pas pubère) que Masen délivre des griffes d’un aveugle voulant se servir d’elle pour guide. Les seuls rapports ambivalents, et encore faut-il chercher un peu, sont entretenus entre Masen et une femme idéaliste qu’il sauve de l’agressivité de truands ; un petit regard échangé entre eux délimite le cercle de leur intimité, et rien de plus. Dans le film, Bill Masen est clairement plus un père qu’un mari ou un amant. Sa psychologie en est d’autant plus réduite à un rôle de protecteur, une sorte d’être humain absolu, papa-poule, leader du nouveau monde à créer, généreux et surtout, surtout pas attiré par les basses mœurs – il libère d’ailleurs Miss Durant d’un groupe de sauvages qui ont manifestement l’intention de tripoter les nénettes aveugles, et plus si affinités : les vilains sont bien du côté de la perversité, les gentils du côté de la pureté).

C’est que les scénaristes Bernard Gordon et Philip Yordan se donnent pour mission d’adapter le roman en se conformant aux désirs des producteurs, c’est-à-dire que le film soit accessible au grand public, et notamment au public enfantin, friand de ce genre de production. Ils gomment donc allègrement toutes les arêtes un peu trop vives (parmi lesquelles, on a omis de la signaler, une attaque en règle de la société capitaliste) affûtés par Wyndham, et ajoutent bon gré mal gré un certain nombre de scènes catastrophes dans le but de créer une tension qui n’existe certes pas dans le livre. Là où Wyndham adopte un point de vue unique pour relater les événements, celui de Masen, les scénaristes s’offrent la liberté de passer d’un regard à un autre : ainsi, toute une séquence est consacrée aux victimes malheureuses de la soudaine cécité, par exemple à bord d’un navire militaire en perdition au milieu des eaux. À ce titre, la scène de l’avion – pilote et membres d’équipage n’y voient pas plus que les passagers, la jauge de carburant s’approche dangereusement du zéro, et aucune tour de contrôle ne répond plus à leurs supplications, rendant le crash inévitable – s’avère tout à fait saisissante. Bien plus, il faut l’avouer, que ne le sont les fameux triffides, oscillant trop souvent entre le grotesque et le kitsch, et occupant ici une place trop importante qui les rend vulnérables à la critique – plus on les voit, et plus on remarque les failles des effets spéciaux. L’autre ajout de taille concerne la conclusion : une fois trouvé le moyen de se débarrasser de ces plantes à l’appétit démesuré, la communauté se reforme et s’enquiert de sa rédemption. Pour cela, Gordon et Yordan clôturent leur film sur un groupe de survivants grimpant un escalier en direction de l’entrée d’une église, tandis que la voix off nous indique que les rescapés peuvent désormais « rendre grâces ». Sous-texte religieux qui était, on s’en doute, absent de l’œuvre de Wyndham.

Triffids1

De même, toute une partie du long-métrage est inédite : il s’agit des nombreuses scènes se déroulant dans un phare isolé, autour d’un couple de scientifiques (bizarrement asexué, lui aussi). Ce chemin narratif, totalement déconnecté du reste du récit, si ce n’est pour les triffides qui tentent de pénétrer dans le phare pour en boulotter les occupants, est né d’une confusion : une fois le film de Sekely terminé, moins les coupes opérées par les producteurs, sa durée de seulement 57 minutes le rend inexploitable. C’est Philip Yordan qui a l’idée de rajouter cette partie dans le phare pour sauver le métrage en lui adjoignant le préfixe « long ». Sekely, lui, a quitté le projet dès son boulot terminé. Gordon débarque donc à Londres afin de trouver un réalisateur capable de mettre en boîte ces séquences sans perdre de temps : ce sera Freddie Francis, ancien caméraman de Michael Powell et de John Huston, et futur réalisateur de films pour la Hammer (notamment un très bon Dracula et les femmes en 1968). Emballé c’est pesé. Il suffit de raccorder ce fil improbable au reste du récit, tout en fin de script, et de faire des deux scientifiques les découvreurs du secret pour tuer les triffides – et le tour est joué.

La Révolte des triffides, avec son côté cheap et ses effets spéciaux peu amènes, ses morceaux ajoutés et ses séquences fourre-tout, a particulièrement agacé les fans du livre de Wyndham – et on les comprend. Mais les spectateurs ont bien suivi et le succès critique du film ne se dément pas, depuis, auprès d’une communauté bien enthousiasme d’aficionados, l’intercalant entre les classiques du cinéma britannique de science-fiction comme la série des Quatermass Xperiment ou le Village des damnés de Wolf Rilla (lui aussi adapté de John Wyndham). La postérité lui donnera quelques beaux enfants : plusieurs adaptations radiophoniques et télévisées ont, en effet, succédé au long-métrage de Sekely et Francis.

Eric Nuevo

La Révolte des triffides (The Day of the Triffids)

DVD édité par Sidonis

Réalisation : Steve Sekely, Freddie Francis (non crédité)

Scénario : Bernard Gordon, Philip Yordan

Avec Howard Keel, Nicole Maurey, Janette Scott…

 

 

Futureworld Aff

Les Rescapés du futur (Richard T. Effron, 1976)

Dans le cas, peu probable, où les spectateurs de Mondwest (premier long-métrage réalisé par le romancier Michael Crichton, en 1973) se seraient plus intéressés aux possibilités éminemment sexuelles des prostitué(e)s robots qui peuplaient les trois mondes du parc d’attraction futuriste Delos, qu’aux vicissitudes du cowboy-androïde incarné magistralement par Yul Brynner (la principale image que l’on garde de ce film un peu cheap mais très réussi), la suite, Les Rescapés du futur (Futureworld), propose quelques minutes totalement décomplexées sur ces touristes richement dotés qui semblent se presser aux portes du fameux parc uniquement dans le but de tester les aptitudes physiques de nymphes et d’éphèbes constitués de boulons. La sexualité n’est plus ici une connotation indirecte : elle est frontalement disposée devant nos yeux, comme pour mieux flatter nos pervers penchants. En soi, ce n’est pas tellement un problème. Simplement, ce traitement puéril de la sexualité (un robot-gigolo offre un verre à une vieille dame en lui faisant comprendre qu’il est là pour satisfaire tous ses désirs) s’avère rapidement un symptôme parmi d’autres d’un film qui oublie de raconter une histoire, et qui s’épanche plutôt sur des images et des clichés de son temps.

La maladie postulée par ces symptômes a un nom : le syncrétisme. Ou le besoin absurde de mélanger, dans un même récit, toutes les influences majeures de l’époque. Le seul titre original du film, Futureworld, annonce la couleur : ce « monde futur », la reproduction d’une station spatiale connectée à tous les mondes du système solaire (pratique du ski sur Mars, visite de la Lune, activités sur Mercure), est l’attraction principale à la fois du nouveau Delos, dont l’ouverture a lieu deux ans après les drames humains du premier épisode, et du film de Richard T. Effron. Qu’on en juge seulement par la séquence de la magistrale porte circulaire donnant accès à la fusée censée propulser les visiteurs jusqu’à la station orbitale, séquence qui s’allonge déraisonnablement, appuyée par une musique ronflante. Les passagers endossent leurs combinaisons, grimpent à bord (et le temps passe, le temps passe), s’apprêtent au décollage, actionnent les boutons nécessaires, avant que le compte à rebours ne démarre ; et durant tout ce temps, il y a constamment un personnage pour rappeler que tout est faux, que l’illusion en restera une, quand bien même elle serait parfaite. Voilà le prélude spectaculaire à un film qui n’aura de cesse d’avancer, puis de reculer pour mieux retomber sur ses pattes, en nous signifiant minute après minute que tout cela n’est que du cinéma, évidemment.

Futureworld1

Deux ans après les événements de Mondwest, donc, le parc de Delos rouvre au public. Deux ans, c’est à peu près ce qu’il faut, sans doute, pour digérer un « petit souci » qui aura coûté la vie à une cinquantaine de visiteurs, et fichu en l’air une fantastique idée consistant à reproduire, à l’aide de robots à l’apparence humaine, les conditions de vie (très cinématographiques) du Far West, du Moyen Âge et de l’Antiquité. Bref. Les actionnaires de Delos ont donc tiré les ficelles nécessaires à l’obtention d’un permis de réouverture, et le parc s’est agrandi, notamment avec ledit Futureworld, attraction reine du lieu. Deux journalistes, Chuck Browning, reporter dans un grand journal, et Tracy Ballard, animatrice de télévision, sont conviés à l’événement par le directeur du parc, Schneider. Browning n’est déjà pas bien rassuré après les meurtres en cascade qui ont émaillé le premier film, mais voilà qu’en outre, un type qui l’a contacté, du nom de Frenchy, possesseur d’un soi-disant scoop, est assassiné quasiment sous ses yeux, avec pour dernier soupire le mot « Delos » (son « Rosebud » à lui, sans doute). Mystère et boule de gomme, voilà Browning parti sur la joyeuse station avec la ferme intention de découvrir quels secrets se dissimulent derrière la nouvelle version de ce Disneyland, un peu à la manière des trublions d’un épisode de Scooby-Doo.

En 1975, date de production du film, l’Amérique traîne encore derrière elle les casseroles du Watergate – crainte du complot politique, méfiance envers les élites, émergence du quatrième pouvoir qu’est indéniablement devenu la presse. Les traces du scandale qui a mené à la démission de Richard Nixon se ressentent ici nettement. Sans s’éloigner des questionnements liés aux dangers d’un futurisme décadent, le film met au premier plan l’enquête très terre-à-terre du journaliste, qui pour les besoins de son investigation délaisse les navettes spatiales et les skieurs martiens pour plonger dans les entrailles du parc, entre tuyauteries et bornes électriques, à la recherche de la vérité. Avec ses faux airs de Robert Redford, Peter Fonda, qui n’est pas encore la star qu’il deviendra avec Easy Riders quelques années plus tard, incarne une sorte de Bob Woodward du pauvre – voir Les Hommes du président d’Alan J. Pakula, sorti la même année. L’enquête qu’il mène dans le parc Delos allie donc deux grandes peurs du temps : la corruption morale des élites (via un plan diabolique dont on prendra soin de ne pas révéler la teneur), en regard du récent Watergate, et les dérives potentielles de la technologie.

futureworld3

Il est peu dire que la technologie, dans Futureworld, apparaît sous son jour le plus inquiétant. D’abord au regard du parc lui-même, lieu d’oisiveté par excellence (technologie = inactivité et paresse) aux tarifs exorbitants, vouant ses plaisirs aux seules élites suffisamment bien dotées pour se payer des journées à 1 000 dollars ; le film s’ouvre d’ailleurs sur un type lambda (que l’on suivra quelques dizaines de minutes… avant de le voir sortir tout à fait de l’intrigue !) qui remporte un séjour à Delos lors d’un jeu télévisé, ou comment additionner au farniente non-productif la notion de loisir aliénant (l’image des participants aux jeux TV n’a guère changée depuis). Ce n’est pas un hasard si les deux personnages principaux, et les deux seuls sympathiques à nos yeux, sont journalistes et sont sur place pour travailler, pas pour s’amuser. Ensuite au regard de la présence des robots, et pas seulement parce qu’ils sont coupables de comploter contre l’Homme : faisant le pari de séduire l’un des techniciens de la salle de contrôle, Tracy se confronte à un véritable mur, et l’imagine de fait marié ou attiré par son propre sexe. Or, la solution est plus simple encore : il est une machine, et les machines ne répondent pas aux stimuli sexuels. N’est-il pas inquiétant d’imaginer une armée d’êtres artificiels uniquement préoccupés de leur tâche, insensibles aux émotions extérieures, déterminés à l’avance pour accomplir leur devoir ? La communauté des robots est quelque peu « sauvée » par l’ami tout en boulons du concierge, un automatique dénué de visage avec lequel il passe le plus clair de son temps à jouer aux échecs, et qui finit par adopter une attitude proche de la tristesse lorsque son compagnon le quitte.

Futureworld4

Toutefois, la bonté fugitive exprimée par un robot ne change pas fondamentalement la donne : toute technologie semble vouée à faire le mal. Une grande partie de l’appareillage développé pour le parc est voué au remplacement des humains par des êtres artificiels, et donc, in fine, à l’annihilation de l’humanité. Les expériences menées sur Chuck et Tracy préfigurent une médecine invasive dont l’objet est le clonage parfait, des samouraïs holographiques surgissent du néant pour faire tournoyer leurs épées bel et bien solides, et dans son ensemble, tout le parc s’identifie à une vaste mise en scène destinée à tromper les sens (l’impression de réellement décoller produite par la navette censément « spatiale »). Futureworld a d’ailleurs ses petits morceaux de bravoure. La séquence de modélisation d’une main en 3D, présentée aux deux journalistes, est aussi la première réalisée avec des images en CGI (computer-generated imagery) jamais utilisée dans un long-métrage, et on la doit à Ed Catmull, l’actuel président de Pixar. Cette démonstration annonce déjà la migration progressive du cinéma vers les images numériques, et la place que celles-ci étaient destinées à occuper dans notre consommation technologique quotidienne.

Mais – allez-vous me demander – et Yul Brynner dans tout ça ? Son visage n’apparaît-il pas sur l’affiche du film, et son nom en bonne place au générique ? Il est temps de résoudre ce mystère. Oui, Yul Brynner reprend bien ici son rôle de gunslinger terrifiant, trois ans après Mondwest. Mais son retour à l’écran ressemble à une mauvaise plaisanterie, puisqu’il est condamné à ne surgir que dans le rêve kitsch de Tracy, enregistré par les techniciens de Delos, et dans lequel, après avoir sauvé la jeune femme, il l’emballe joyeusement dans une atmosphère de romantisme suranné. Maladie du syncrétisme, encore. Volonté absurde de réunir un maximum d’éléments épars – ici une référence directe au personnage le plus marquant de Mondwest – pour tenter d’en tirer un produit acceptable pour tous, faute d’être cohérent. Le plus grave, c’est encore que cette apparition de Yul Brynner sera sa dernière avant son décès ; et c’est là sans doute l’injure la plus offensante inventée par Futureworld qui, au-delà d’être un film très dispensable, aura laissé le monde face à cette image grotesque d’un grandiose acteur.

Eric Nuevo

 

Les Rescapés du futur (Futureworld)

DVD édité par Sidonis

Réalisation : Richard T. Effron

Scénario : Mayo Simon, George Schenck

Avec Peter Fonda, Blythe Danner, Arthur Hill, Yul Brynner…


The Canyons de Paul Schrader (Pathé) : Pervers foncés

$
0
0

The Canyons affiche

En regardant l’affiche de The Canyons, deux noms sautent aux yeux, ceux de Paul Schrader et Bret Easton Ellis. Et l’on se demande comment on n’y a pas pensé plus tôt à cette idée d’associer le scénariste de Taxi Driver et Raging Bull (également réalisateur de The Comfort of Strangers -Étrange séduction, 1990-, tiré du roman d’Ian McEwan) avec l’auteur d’American Psycho. Ces deux-là étaient manifestement faits pour s’entendre et le résultat de leur travail commun, The Canyons, est au-delà de nos espérances.

Chez Schrader, le sexe est une perversion, jusqu’au sentiment amoureux, et l’on se souvient des deux personnages joués par Robert De Niro dans les deux films de Scorsese : épris d’une jolie blonde qui s’occupe d’un candidat aux élections présidentielles, Travis Bickle (Taxi Driver) amène la jeune femme dans un cinéma porno (elle le repousse alors), veut flinguer ledit candidat, fait la connaissance d’une très jeune prostituée et dégomme son maquereau. Quant à Jake La Motta (Raging Bull), ce boxeur professionnel refuse tout rapport intime avec sa femme avant les combats. Rappelons-nous également de Hardcore (1979), deuxième réalisation de Schrader, qui montre un puritain voulant sortir sa fille de l’enfer de la pornographie. La saleté est toujours liée au sexe chez Schrader. Quant à Ellis, que ce soit dans ses nouvelles ou dans son meilleur roman à ce jour, American Psycho, les jeunes gens riches et désœuvrés de L.A. qui gravitent autour du milieu du cinéma passent la plupart du temps par l’alcool, la drogue et le sexe pour trouver un sens à leurs vies. Et poussent parfois jusqu’au meurtre leur ennui.

The Canyons Nolan Funk Amanda Brooks

Los Angeles, ville symbole du cinéma et de la déshumanisation, est au cœur de The Canyons. Les canyons qui sillonnent la cité des anges (Laurel Canyon, Mulholland Drive, Franklin Canyon, Beverly Glen Canyon) sont aussi profonds que la dépression qui guette les personnages du film de Schrader. Nous avons là Christian, un producteur déviant joué par un certain James Deen. Lequel est un acteur porno qui, selon Wikipedia, a déjà tourné plus d’un millier de films hard. Contrairement à son homonyme, ce James Deen (du moins le pervers qu’il incarne) a perdu la fureur de vivre. Amoureux de la femme qui partage sa vie (Lindsay Lohan), il entretient avec elle d’étranges rapports sexuels dans lesquels interviennent des hommes et des femmes recrutés sur internet. Dans ces maisons de rêve qui dominent le Pacifique, les Angelenos s’ennuient ferme, sont constamment penchés sur leurs smartphones ou leurs écrans d’ordinateurs et ne trouvent un dérivatif à leur torpeur que dans le sexe. Et s’il apprécie de voir sa femme coucher avec des inconnus, notre producteur devient subitement jaloux lorsque surgit dans la vie de la jeune femme un ancien amant (Nolan Gerard Funk).

The Canyons film

The Canyons est un film fascinant, qui dégage une atmosphère déliquescente. Dans les décors modernes et froids de Los Angeles appuyés par une musique envoûtante (signée entre autres par Brendan Canning et Me&John), l’ambiance semble être à l’orage, au meurtre. D’un rythme lent, Schrader et Ellis nous guident pas à pas vers le sordide, le glauque. Les deux auteurs ne perdent pas de vue le cinéma, l’industrie qui fait vivre la ville, et se permettent certains clins d’œil. Ainsi, lorsque Christian va voir son psy et s’effraie de ne se sentir parfois qu’acteur de sa vie, c’est le cinéaste Gus Van Sant qui incarne le praticien.

La presse américaine a loué avec raison la composition de Lindsay Lohan. Sexy et vulgaire, Tara (son personnage) colle avec les frasques que le public US connaît de l’actrice (elle a souvent été arrêtée en état d’ébriété et a suivi de nombreuses cures de désintoxication). Lindsay Lohan est à l’opposé de Cybil Shepherd, l’actrice de Taxi Driver. Le personnage féminin a perdu son innocence (même Jodie Foster dans Taxi Driver, du haut de ses 12 ans et malgré les mini-jupes et les talons hauts que son métier de prostituée la forçait à porter, conservait cette pureté). Grâce à ses regards, son attitude soumise et, malgré tout, un plaisir affiché, Lohan transcende Tara et montre combien la superficialité dans laquelle elle se jette (Tara évoque souvent dans le film ses activités, le sexe et le shopping) ne sont que pis-aller en attendant la fin.

Jean-Charles Lemeunier

The Canyons Lindsay

The Canyons (2013)
Réalisation : Paul Schrader
Scénario : Bret Easton Ellis
Photo : John DeFazio
Montage
Musique : Brendan Canning, Me&John
Interprètes : Lindsay Lohan, James Deen, Nolan Gerard Funk, Amanda Brooks, Tenille Houston, Gus Van Sant
Pays : États-Unis
Durée : 96 minutes
Sortie en DVD, Blu-ray VOD et téléchargement définitif le 27 août 2014
Éditeur : Pathé


Collection Willy Rozier (Bach Films) : Un petit maître décolle

$
0
0

Les anges noirs

 

Voilà une fidélité qui force l’admiration : Bach Films poursuit l’édition en DVD de l’intégrale des films de Willy Rozier et vient de sortir trois nouveaux titres : Les anges noirs (1937), Un homme se penche sur son passé (1958) et Prisonniers de la brousse (1960). Ce qui met, si je compte bien, le total à 18. Dix-huit films écrits et réalisés par Willy Rozier qui commencent à donner un bel aperçu de ses 45 années de carrière, de 1931 à 1976. Certes, il manque encore quelques pépites qui, on l’espère, viendront clore la filmographie, telle cette fameuse Solita de Cordoue (1946), citée par Bertrand Tavernier et Raymond Chirat du temps où l’Institut Lumière célébrait les scénaristes français.

Scénariste, Willy Rozier l’est et tout autant auteur. Il y a des caractéristiques communes qui courent tout au long de cette carrière, une fidélité certaine à certains acteurs, premiers ou seconds rôles, beaucoup de qualités, des maladresses aussi. Bref, tout ce qui rend attachant le personnage. Rozier raconte souvent ce que la plupart de ses confrères, ceux qui ne tiennent pas le haut du pavé, n’oseraient montrer : un peu de cynisme, une vision de l’humanité pas toujours très glorieuse et, malgré tout, un attachement à la jeunesse et à ce qu’elle a de plus naïf. Et des raccourcis parfois fulgurants, comme lorsqu’il s’agit de faire mourir un personnage.

Cédons au cinéaste une place à part dans une catégorie davantage habitée du côté américain voire italien, celle des petits maîtres. D’ailleurs, s’il est coutume de traiter de petits maîtres des personnalités telles que Jacques Tourneur, Vittorio Cottafavi ou Riccardo Freda, qui, du côté hexagonal, mériterait un tel qualificatif ? J’aurais tendance à citer Raymond Bernard, Pierre Chenal, Pierre Colombier et André Hugon, voire André Berthomieu chez qui, loin de là, tout n’est pas bon. Ou Richard Pottier. Et bien sûr Jean Devaivre, dont il serait nécessaire d’exhumer enfin la dizaine de titres que comporte sa filmographie, dont plusieurs chefs-d’œuvre (La dame d’onze heures, La ferme des sept péchés), de solides récits (Alerte au sud) et quelques savoureuses nanardises (Vendetta en Camargue). Avec quelques autres encore, Willy Rozier est de ceux-là. Un petit maître, inégal certes, mais ô combien passionnant à suivre.

 

Un homme se penche

Laissons pour l’instant de côté le premier de ces trois films, Les anges noirs, pour s’attarder sur Un homme se penche sur son passé. Adapté du roman de Maurice Constantin-Weyer, prix Goncourt 1928, ce récit d’aventures dans le Grand Nord à des allures de Jack London. L’histoire est semble-t-il très proche de ce que Constantin-Weyer a vécu dans la réalité. Comme son héros Jacques Monge, l’écrivain a braconné des chevaux entre les États-Unis et le Canada. Comme Monge, il est devenu trappeur et a vendu des fourrures. Enfin, comme Monge, il a épousé une fille du cru (une métisse pour l’écrivain, une Canadienne dans le film). Certains ont rapproché judicieusement le roman de 1928 des westerns modernes d’un Larry McMurtry, tel Lonesome Dove. Constantin-Weyer évoque lui aussi un monde en train de finir et cette soif d’aventures qui ne peut s’éteindre. Malgré les exhortations de sa femme, Monge prend le risque de la perdre pour repartir à l’aventure dans le Nord.

D’un tel sujet, Rozier aurait dû tirer un très grand film. Le sien comporte maladresses et naïvetés, une interprétation pas toujours à la hauteur et, malgré tout, un certain style tout à fait plaisant. Avec une dureté toujours présente. Dureté dans le traitement de certaines séquences, quand le héros doit abattre un chien ou lors de la mort de certains personnages. Cette dureté dans le récit illustre simplement la dureté de la vie dans le Grand Nord. Les lecteurs du roman pourront regretter une certaine édulcoration à la fin du film, le livre comportant un mort de plus – mais ne comptez pas sur moi pour vous dire lequel-, décès terrible qui nous est épargné dans la version filmée.

Pour les acteurs, quelle idée d’avoir affublé Héléna Manson et Marcel Roma de cet accent paysan et pas du tout québécois ?… Encore que le récit se passe dans la Manitoba, qui fit un temps partie de la Nouvelle- France, mais l’on ne peut sans doute pas parler d’accent québécois en ce qui les concerne. Nos lecteurs de la Belle Province rectifieront d’eux-mêmes.

 

Jacques Bergerac

Né à Biarritz, Jacques Bergerac était à l’époque du tournage l’époux de Dorothy Malone

 

Jacques Bergerac incarne Jacques Monge. Cet acteur français qui fit l’essentiel de sa carrière à Hollywood, où il épousa successivement Ginger Rogers et Dorothy Malone, n’était sans doute pas le comédien idéal pour incarner cet homme déchiré entre l’aventure et le foyer familial. À ses côtés, sans doute pour les besoins d’une quelconque coproduction, on s’étonne de trouver deux acteurs allemands, Barbara Ruttig et Hans Christian Blech. Et plus encore, dans le rôle du camarade d’expédition de Monge, le chanteur suisse Pierre Dudan, qui connaissait alors un certain succès à Paris, tant sur scène qu’au cinéma (on le voit ainsi dans Certains l’aiment froide et Dans l’eau qui fait des bulles, tous deux aux côtés de Louis de Funès). Est-ce grâce à Un homme se penche sur son passé ? Quoi qu’il en soit, Dudan s’expatriera au Canada à partir de 1960. On aura le plaisir et la surprise de l’entendre chanter dans le film deux des titres les plus connus de Félix Leclerc, Le petit bonheur et Moi mes souliers.

On retrouve également au générique d’Un homme se penche sur son passé le nom de Fernand Rauzena, qui fut la voix française du sergent Garcia (dans la série télévisée Zorro, produite par Disney dans les années soixante). Fidèle de Rozier, Rauzena apparaît également dans Plus de whisky pour Callaghan, Prisonniers de la brousse et Le roi des montagnes.

 

Prisonniers de la brousse

Prisonniers de la brousse ressemble à la version française d’un film de John Farrow, Five Came Back (1939), dont il signa également un remake en 1956, Back from Eternity (Les échappés du néant). Version un peu cheap d’un point de vue scénaristique : dans les deux films américains et dans celui de Rozier, un avion s’écrase (dans la jungle sud-américaine chez Farrow, dans le désert africain chez Rozier) et la tension monte entre les divers survivants. Chez Farrow, ces rescapés ont les visages de Robert Ryan, Rod Steiger ou Anita Ekberg tandis que, pour les Français, il s’agit de Georges Marchal, André Claveau, Françoise Rasquin,Nadine Alari et Jean-Pierre Zola. Mais ne faisons pas la fine bouche. Les aventures de ces cinq prisonniers de la brousse se laissent suivre sans ennui (Georges Marchal a les reins suffisamment solides pour tenir à bout de bras un film d’aventures) et l’on s’amusera de certains détails.

D’abord le cynisme affiché : l’annonce de l’accident d’avion fait plutôt des heureux chez ceux qui voudraient remplacer certains des disparus (un grand patron et un artiste). Ce dernier est joué par le chanteur André Claveau, qui a débuté sa carrière au cinéma en 1938 dans Champions de France, déjà réalisé par Willy Rozier (il l’achèvera d’ailleurs avec Prisonniers de la brousse). Claveau, le Bing Crosby français (c’était paraît-il Charlie Chaplin qui avait trouvé cette ressemblance) était un chanteur à la mode, entre autres grâce à Marjolaine et Domino, et on le retrouve ici dans le rôle d’une vedette de la radio ouvertement homosexuelle et plutôt antipathique. C’était quand même gonflé ! Autre surprise : voir Jean-Pierre Kérien, un prospecteur de diamants qui recueille les cinq survivants dans son camp, tenter de violer Nadine Alari qu’il aura, au préalable, admirée au cours d’un bain dans une rivière (curieusement, la jeune et blonde actrice est en culotte et soutien-gorge, on a connu Rozier plus intrépide). Elle est certes sauvée par Marchal qui, comme tout héros, survient toujours à temps mais ici, c’est grâce aux indications d’un Pygmée. Rappelons que Kérien, quelques années plus tard, sera le héros de deux films de Resnais, Muriel (1963) et La guerre est finie (1966).

Notons la belle séquence d’ivresse entre Kérien et Claveau qui braillent Nuits de Chine sous leur tente. Visiblement, la chanson devait plaire aux assoiffés puisque, deux ans plus tard, c’est Gabin et Belmondo qui la reprennent lorsqu’ils quittent, complètement bourrés, un troquet de la côte normande pour les besoins d’Un singe en hiver. De Rozier à Verneuil, aucune cuite n’est mesquine !

prisonniers-de-la-brousse(Marchal)

Georges Marchal, un aventurier sans peur et sans reproches

Willy Rozier, qui a tourné plusieurs courts-métrages documentaires en Afrique, filme surtout avec beaucoup de respect la tribu de Pygmées qui héberge les rescapés (et qui est plutôt rudement menée par Kérien), prenant le parti des Africains contre les Blancs. Voir les regards du serviteur pygmée de Kérien, sur lesquels s’attarde souvent la caméra, et qui en disent long sur les pensées du garçon.

Reste enfin Les anges noirs, le meilleur des trois. Drame paysan inspiré de François Mauriac, le film le plus ancien de cette nouvelle série rassemble un casting brillant : Suzy Prim, Paul Bernard, Henri Rollan, Florelle, Pauline Carton et quelques transfuges de chez Pagnol : Charpin et André Fouché, que l’on retrouvera l’année suivante dans Champions de France. Publié fin 1936, le texte de Mauriac est donc immédiatement adapté par Willy Rozier. Les deux hommes sont originaires de la même région (Mauriac est né à Bordeaux et Rozier dans sa banlieue, à Talence), autant dire que Rozier se retrouve dans cette histoire âpre de propriétaires terriens qui se marient sans amour mais par cupidité.

Dans l’univers des Anges noirs, seule compte la terre. La terre et les pins. Deux ennemis (Henri Rollan et Charpin) se partagent des liens de sang et une propriété. Ils se sont mis d’accord pour que le rejeton du premier (André Fouché), élevé comme un fils par le couple que forment Charpin et Germaine Dermoz, épouse la fille du second (Dina Balder). L’inceste flotte sur toute cette histoire. Les deux promis sont cousins. Dermoz, la mère de la fille, a visiblement eu une liaison avec Henri Rollan, le père du garçon. Et lorsque Rollan, qui veut à tout prix récupérer l’argent qu’il recevra par contrat de mariage, pense pouvoir se débarrasser de Charpin, il laisse entendre à Germaine Dermoz qu’elle pourrait épouser le fiancé, puisque Andrès et Tota, les deux jeunes gens, ne s’aiment pas. Ajoutons à cela l’ambiance malsaine, pour ne pas dire délétère, qui règne dans ce village du Bordelais. Le jeune curé du coin (Paul Bernard) a recueilli chez lui sa propre sœur (Suzy Prim). Tous les paysans sont persuadés qu’ils couchent ensemble.

Willy Rozier sait composer de beaux plans et montre visuellement le clivage qui existe dans la famille. Telle cette scène où, dans le même escalier, il parvient à séparer les deux clans : en bas, des marches, André Fouché, Henri Rollan et Germaine Dermoz ; en haut, Charpin et sa fille Dina Balder, la domestique (Pauline Carton) surgissant alors pour remettre de l’ordre et envoyer tout le monde au lit.

henri-rollan

Henri Rollan, excellent dans un rôle à la Jules Berry

Dans ce milieu catholique des propriétaires terriens, tout le monde ici hait ou méprise le curé. Mais l’on sait que Mauriac était un croyant fervent et la fin sauve les personnages, dans les toutes dernières minutes : ceux qui ont péché sont pardonnés et tout rentre dans l’ordre. Pourtant, semblent se questionner autant Mauriac que Rozier dans le dernier plan montrant le paysage, la terre vaut-elle de tels tourments pour les âmes ? Si ce n’est cette fin sulpicienne, Les anges noirs est un film admirable. Parmi tous les grands acteurs présents, on découvre surtout Henri Rollan, que l’on connaît parce qu’il aligne dans sa carrière plusieurs films importants : le Regain (1937) de Pagnol, Fanfan la Tulipe (1952) de Christian-Jaque et les deux versions, la muette et celle de 1932, des Trois mousquetaires d’Henri Diamant-Berger, où il incarne chaque fois Athos. On ne s’étonne pas des prestations, assez habituelles et toujours talentueuses, de Charpin en débonnaire gentleman farmer (malgré tout calculateur), Pauline Carton en boniche n’ayant pas la langue dans son tablier et Germaine Dermoz en bourgeoise coincée. Suzy Prim n’y peut rien, elle a les allures d’une femme de mauvaise vie et son idylle, dans le film, avec le gamin André Fouché (ils ont quand même une douzaine d’années d’écart) la range irrémédiablement du mauvais côté de la barrière pour le public de l’époque. Quant au prêtre, c’est Paul Bernard qui porte sa soutane. Cet acteur, qui fait penser à ce que sera Michel Auclair dans beaucoup de ses rôles, un être veule, a autant joué les mauvais fils (Pension Mimosas, 1935, Jacques Feyder) et les collabos (Les maudits, 1947, René Clément) que l’amoureux des Dames du bois de Boulogne (1945, Robert Bresson) et le châtelain de Lumière d’été (1943, Jean Grémillon). De tous, Rollan est le plus formidable, dans un rôle à la Jules Berry. Séducteur et inquiétant, beau parleur et menteur, enjôleur et escroc, il faut le voir dans l’un des plus forts moments du film, quand il se retrouve de nuit dans un bois avec Florelle . C’est le véritable morceau de bravoure des Anges noirs ! Un film à découvrir immédiatement !

Signalons enfin que chaque DVD propose en bonus des courts-métrages de Willy Rozier, des documentaires tournés en Afrique et La rosière de Gonfalon (1950), une comédie d’une vingtaine de minutes.

Jean-Charles Lemeunier

Collection Willy Rozier, disponible en DVD chez Bach Films depuis le 14 avril 2014.



Doctor Who 8×01 – Deep Breath : peau neuve

$
0
0

DW S08E01_Deep Breath

Après les dramatiques évènements de The Time Of The Doctor, notre seigneur du temps préféré reprend du service pour une nouvelle saison mais surtout débute un nouveau cycle de régénération avec une nouvelle apparence. Exit Matt Smith et bonjour Peter Capaldi ! Pour caricaturer, on passe d’un jeune premier à un vieux croulant, bouleversement plutôt rude pour le public et Clara, sa compagne de voyage actuelle, devant s’habituer désormais à voir ce visage marqué, anguleux et plus agressif que celui d’Eleven. Le principal enjeu de ce premier épisode sera donc d’introduire un « nouveau » Doctor, le faire progressivement accepter comme la nouvelle incarnation du protecteur de l’espace-temps tout en oeuvrant à construire une intrigue permettant de vibrer à ses aventures. Un nouveau défi pour le showrunner Steven Moffat (qui a pris le relais de Russel T. Davies à partir de la saison 5 de la nouvelle mouture) remarquablement relevé avec ce premier épisode. Afin de nous replonger dans cet univers incroyable, Moffat la joue en douceur en passant par le biais de l’époque victorienne plusieurs fois visitées où le Paternoster gang composé de madame Vastra, la détective reptilienne, sa femme Jenny et leur majordome sontarien, le commandant Strax est appelé à la rescousse suite à l’irruption d’un dinosaure en plein Londres. Alors que l’on s’interroge sur comment un tel phénomène a pu se produire, la réponse est littéralement craché par le tyranosaure lui-même, la célèbre cabine de police bleue étant propulsée de sa gueule. Le Docteur est complètement déphasé suite à la régénération de fin d’épisode précédent et a bien du mal à reconnaître ses compagnons, Clara en tête qu’il confond même avec Strax, au prétexte qu’ils ont la même taille. Cette perturbation inhérente à la transformation physique du Doctor Who est récurrente et permet de nombreux gags de situations et de langage. Moffat s’en donne à cœur joie, et tandis que Clara se fait du souci quant à son rapport au Docteur et ses problèmes de mémoire, les nombreuses répliques humoristiques (du Doc ou de Strax) détendent parfaitement l’atmosphère. Jusqu’à ce que l’horizon s’assombrisse suite à la destruction par le feu du dinosaure pour masquer un autre méfait. Le Doctor recouvre alors progressivement ses facultés pour enquêter sur des disparitions d’humains procédant du même modus operandi et se retrouve avec Clara sur la trace d’un robot prélevant des organes pour rafistoler sa personne, ses congénères et surtout leur vaisseau qui doit leur permettre d’atteindre ce qu’il nomme la Terre Promise.

DWS08E01_04

L’épisode a quelques sautes de rythme dans sa première moitié, ce qui est plutôt raccord avec les difficultés du Docteur a reprendre pied. Cependant, la construction demeure intéressante car l’on se focalise alors plus précisément sur Clara, une compagne décriée par de nombreux fans, qui devient d’autant plus le référent du spectateur qu’elle doit faire avec un nouveau Docteur et questionne notre propre perception du personnage. Moffat en profite pour la bousculer et lui donner plus de saveur au travers de séquences l’opposant à madame Vastra puis au Docteur. Ce dernier est parti de son côté tenter d’en apprendre plus sur ce qui est advenu des personnes disparues ainsi que sur lui-même, sur son nouveau visage. Son questionnement sur la provenance justement de ces apparences après chaque régénération devrait rythmer la saison à venir.
Des références classiques et plus récentes jalonnent cet épisode pour favoriser la connection avec la mythologie de la série mais participent également d’un jeu de reconnaissance pour le spectateur qui renvoie aux difficultés à se rappeler de l’actuel Doctor. Face à ces robots qu’il lui semble familier, il aura du mal à se souvenir que ce sont des droïdes de même type que ceux rencontrés dans l’épisode 4 de la seconde saison, The Girl In The Fireplace. De plus, alors que l’on était sur un ton assez léger, le tableau va se noircir peu à peu avec des allusions et motifs assez macabres et dérangeants. Et plutôt osé pour une fiction grand public. Ainsi, il sera fait état que madame Vastra s’adonne dans sa cave à la dégustation de criminels sitôt leur culpabilité avéré, le ballon permettant à la capsule de sauvetage du vaisseau est fait en peau humaine et il faut voir le Docteur apposer naturellement le visage prélevé d’un humain sur celui de Clara. Entre autres joyeusetés. L’intention n’est pas ici de choquer gratuitement mais participe de la construction narrative et d’un nouvel état d’esprit. La onzième incarnation voulait oublier son passé, cette douzième elle se confrontera à ses actes, explorera une noirceur refoulée.

DWS08E01_01
Principalement, il est question de nouveau visage, de nouvelle peau, pour le Docteur et « l’ennemi » du jour. Et comme souvent, l’aventure fait écho au propre désarroi du Docteur. Ce qu’il dit au robot cherchant à renouveler son apparence correspond parfaitement à sa propre personne/persona. Question: if you take a broom and replace the handle, and then later replace the brush – and you do it over and over again – is it still the same broom? Answer: no, of course it isn’t, but you can still sweep the floor… You have replaced every piece of yourself, mechanical and organic, time and time again – there’s not a trace of the original you left. You probably can’t even remember where you got that face from.
Et se voit superbement traduite à l’image par un plan montrant le robot regardant son reflet dans un plat et un changement d’angle nous fait apparaître celui d’un Docteur désemparé.
Le visage du Docteur apparaîtra même à maintes reprises difficilement discernable à cause de jeu d’ombre ou de reflets déformés, symbole de la quête identitaire à l’œuvre.

DWS08E01_02

La nouvelle personnalité du Docteur se traduit également par ses actions et notamment la manière qu’il a d’inviter son opposant à boire un verre avant qu’il ne le tue. Le mettre hors d’état étant le seul moyen de sauver ses amis. Le robot finira d’ailleurs empalé après une chute du ballon en vol mais on ne nous montrera pas si c’est du fait du droïde lui-même, convaincu par le Docteur qu’il n’y a pas d’autre échappatoire, ou si le Docteur s’y est employé physiquement. Une ambigüité renouvelée (n’oublions pas que le Docteur ment et qu’il s’est toujours adonné à la manipulation avec ses compagnons), renforcée, instaurant une certaine expectative sur ce qu’il est capable de faire. Surtout, la question de la confiance envers ce nouveau Docteur est magnifiquement travaillée, notamment lors de la confrontation de Clara laissée seule (abandonnée même !) face au robot. A l’acmé de la tension, sa main trouvera t-elle dans son dos celle de son protecteur ? Une interrogation qui permet de délivrer une excellente séquence et qui taraudera sans doute notablement cette nouvelle saison.
En outre, cet épisode très riche questionne également l’acceptation de ce Docteur par Clara qui aura besoin d’un dernier argument émouvant par le biais d’un caméo final pour franchir le pas et donner sa chance au petit nouveau. L’interprétation et le charisme de Capaldi auront suffisamment intrigué pour convaincre de revenir chaque semaine. Si cette apparition peut sembler artificielle ou inappropriée, un plan de flashback de The Time Of The Doctor montre que cette résolution avait été déjà pensée et intégrée à l’Histoire du Docteur. Un rappel que Moffat ne laisse jamais rien au hasard ou à l’improvisation.

DWS08E01_03

Cerise sur le gâteau, un nouveau personnage est introduit dans le prologue conclusif et soulève en quelques instants de nombreuses questions. Une certaine Missy, sorte de Mary Poppins dégénérée accueille le robot décédé dans ce qu’elle présente comme la fameuse Terre Promise et qu’elle appelle le Paradis. Un personnage qui connaît le Docteur et le défini come son boyfriend. Les spéculations vont bon train sur sa véritable identité (Un Master féminisé ? Le retour d’un vieil ennemi, Le Rani ? River Song ? Une dérivation maléfique de Clara, la fille impossible ? Le TARDIS lui-même ?) d’autant que cette femme semble être l’instigatrice de la rencontre de Clara et le onzième Docteur dans l’épisode 6 de la septième saison The Bells Of St-John (la femme du magasin donnant le numéro du TARDIS à Clara) et que le lieu où elle évolue renvoie à celui de l’épisode 10 de la sixième saison, The Girl Who Waited.
Si l’on compare cet épisode avec The Eleventh Hour le précédent changement de Docteur ouvrant la cinquième saison, une légère frustration voire déception peut s’insinuer devant un spectacle moins enlevé et flamboyant. Mais n’oublions pas que dans les deux cas Moffat doit gérer des situations différentes (la cinquième saison était à la fois les débuts de Moffat en tant que showrunner et ceux de SON Docteur, tout comme on rencontrait une nouvelle partenaire. Ici, il doit manoeuvrer un changement d’envergure dans la continuité) et cela vient également des personnalités divergentes des deux incarnations du Timelord, Eleven était une rockstar tandis que Twelve est plus introverti (voire son malaise face à l’effusion de sentiment de Clara qui le serre dans ses bras). Avec ces prémisses, Moffat et son équipe réussissent un joli travail d’équilibriste tout en lançant de solides pistes narratives. De bons présages pour la suite.

Nicolas Zugasti

Doctor Who Saison 8 – épisode 01: Deep Breath
Showrunner : Steven Moffat
Réalisation : Ben Weathley
Scénario : Steven Moffat
Interprètes : Peter Capaldi, Jenna Coleman, Neve McIntosh, Dan Starkey, Catrin Stewart, Peter Ferdinando, Michelle Gomez…
Montage : William Oswald
Photo : Magni Agustsson
Musique : Murray Gold
Origine: Royaume-Uni
Duréé : 1h19
Diffusion BBC One: 23 août 2014


« Tu dors Nicole » de Stéphane Lafleur : rêves éveillés

$
0
0

 

 

 

Par Stéphane Ledien

tu-dors-nicole_compressed

Attention, beau film. Nouvelle illustration d’un cinéma québécois sachant dépasser les principes hermétiques de l’auteurisme à tout prix et de la comédie populo-lourdingue (des maux qui affectent aussi, sinon plus encore, le cinéma hexagonal), Tu dors Nicole propose une expérience narrative et sensorielle aussi déphasée que réjouissante. D’une subtilité rare pour un genre d’habitude très contemplatif, le troisième long de Stéphane Lafleur raconte le morne été d’une jeune femme (la Nicole du titre, joliment interprétée par Julianne Côté) à qui ses parents ont confié la maison familiale. Entre les allées et venues tonitruantes de son frère aîné (Marc-Olivier Grondin, très drôle) accompagné des membres de son groupe de rock (dont un batteur quasi-mutique spécialiste de la préparation des meilleurs sandwiches aux tomates du monde !), et l’exubérante compagnie de sa meilleure amie (Catherine St-Laurent) plus prompte à s’amuser qu’elle, Nicole déambule au fil des événements dont elle reste la spectatrice passive, des discussions animées (ou pas !) avec son entourage et… de ses insomnies.

tudorsnicole

Poésie de l’anachronisme

Ce qui frappe à la vision de Tu dors Nicole, c’est d’abord sa beauté plastique. Le choix du noir et blanc rend plus palpable la chaleur de ces journées passées à ne rien faire de concret et la moiteur de ces nuits au cours desquelles la protagoniste principale erre dans les rues à la recherche d’un sens à donner au moment présent. Sens que le scénariste et réalisateur lui fait trouver dans des petits « riens » étranges (cet abreuvoir défectueux au jet disproportionné…) ou des rencontres surprenantes jalonnant ses parcours nocturnes : un père qui tourne en voiture dans le quartier tout en écoutant des chants de baleine pour tenter d’endormir son bébé installé à l’arrière ; ce jeune pré-ado affublé d’une voix d’homme (joli maniement de l’absurdité dialogique !) qui ne cesse de lui faire des avances en dépit de leur différence d’âge ; ou encore ce bellâtre, sans doute un amour de jeunesse, qui se met à lui parler de l’Islande et de ses geysers, contrées que Nicole prévoit d’ailleurs de découvrir sous peu. En jouant constamment de cette discordance entre les apparences et le fond des choses ou des pensées des gens qui entourent l’« héroïne » désabusée, Stéphane Lafleur crée une poésie de l’anachronisme, plaçant situations et personnages sur le fil du rasoir de la perception, frontière sensitive ténue entre le rêve et la réalité.

792201-tu-dors-nicole

Quelque part dans le temps

Tu dors Nicole possède quelque chose d’atemporel : le prénom démodé de son personnage féminin, l’absence de technologie (à un ou deux détails près), le fait que Nicole et le jeune Martin jouent aux cowboys et aux indiens (activité qui paraît tout droit sortie d’un autre âge) et, bien sûr, l’image en noir et blanc. Stéphane Lafleur propose une lecture qu’on peut aussi bien voir comme nostalgique (souvenirs d’un été particulier), comme universellement réflexive (tous les étés des jeunes femmes de 22 ans se ressemblent-ils ?) ou comme décalée. Ou encore, pourquoi pas, comme les trois à la fois. Sur le plan du décalage, le métrage met d’ailleurs subtilement en valeur l’idée d’un manque de synchronicité, plus ou moins nuancé selon les situations : notamment entre les désirs de Nicole et celui de ses amis, entre le rythme que tape le batteur et le jeu de guitare du frère de Nicole (jamais satisfait des « drummers » qu’il associe à son projet de groupe), et entre le corps enfantin, malingre, de Martin et sa voix d’adulte (principe narratif qui a d’ailleurs nécessité de fastidieux ajustements de post-synchronisation !). Dans Tu dors Nicole, les personnages donnent la sensation de planer, d’être à la dérive au cœur d’un été coagulé, coagulant.

Tu-dors-Nicole-Stephane-Lafleur-e1398277349805

Road movie immobile

D’où cette impression d’un récit presque préhensible, tactile dans la touffeur qu’il distille. L’eau, facteur de réverbération, y est, de plus, omniprésente. L’atmosphère ouatée de Tu dors Nicole en fait un objet filmique sensible où le temps semble suspendre son vol, comme un effet de ralenti insaisissable à l’œil nu, esthétisant et hypnotique. Une idée qui rend certaines vignettes plus significatives encore, comme cette clôture grillagée à laquelle est attachée une nuée de bicyclettes, même à quelques mètres du sol. De là émerge une autre vision, celle d’un road movie figé dont le personnage principal finit par, au choix, faire du surplace ou tourner en rond – jusqu’à l’explosion symbolique finale, ce geyser jaillissant de la piscine qui cristallise, à cet instant précis, la frustration de Nicole. Une éruption après un bouillonnement intérieur, point culminant de cette envie permanente de partir loin, de s’évader. La première image du film donnait le la de cette visée, avec un gros plan, fixe, sur le tableau d’une chute d’eau. Tu dors Nicole, c’est le rêve éveillé d’un personnage cherchant à transcender sa condition, à fuir le champ de vision d’une vie peu trépidante et, de façon ultime, le cadre cinématographique lui-même.

N. B. : bonne nouvelle pour les spectateurs français ! Tu dors Nicole a été vendu à la compagnie Acacias Films pour une sortie partout en France à l’hiver 2015. À suivre…

 

Réalisation & scénario : Stéphane Lafleur
Interprètes : Julianne Côté, Catherine St-Laurent, Marc-André Grondin, Francis La Haye, Simon Larouche, Godefroy Reding
Photographie : Sara Mishara
Montage : Sophie Leblond
Musique : Rémy Nadeau-Aubin & Organ Mood
Origine : Canada
Durée : 1h33
Distribution : Les Films Séville
Date de sortie au Québec : 29 août 2014
Date de sortie en France : hiver 2015


Hommage à Menahem Golan : coups de Cannon

$
0
0

Prod DB © DR Menahem GOLAN, producteur israelien ne en 1929

Durant les années 80, âge d’or du duo Menahem Golan-Yoram Globus affectueusement surnommés Mémé et Yoyo, aller voir une de leurs productions estampillées Cannon Group, c’était la garantie d’une déchirure cinéphilique : le cinéphage de bon gout galopait ventre à terre pour assister à un spectacle plein d’action avec la sensation quasi systématique de s’être quand même fait un peu avoir. Si les productions des cousins israéliens regorgeaient bien de bagarres, de coups de flingues et d’explosions, les films avaient des budgets de série B, ceux aux financements plus importants peinaient avec des scénarios sommaires, on se doutait qu’une bonne part du pognon alloué allait dans les poches de vedettes par l’odeur du billet vert alléchées. Les films puaient parfois aussi du bec. C’était l’ère du reaganisme, c’est-à-dire une ère étasunienne tournée vers le néocapitalisme florissant, dont les hérauts étaient les yuppies, une ère de politique nationaliste, réactionnaire et socialement mortifère. L’heure sonnait des ultimes coups de boutoir envers le communisme russe, la stratégie de La Guerre des Etoiles valait ses pesants de milliards. Le cinéma populaire de la nation faisait pas mal dans le musclé. On se bousculait pour voir des trucs comme Top Gun, Cobra, Rocky IV, L’Affaire Chelsea Deardon, Liaison Fatale
Aller voir une production Cannon relevait du plaisir coupable (revendiqué dans des fanzines papier bien avant l’avènement d’Internet pour tous), au même titre que de prendre un ticket pour un bis italien ou de mater avec des potes à peine remis de leur acné agressive une de ces zèderies en cassette vidéo dont les philippins avait le secret. Si l’amateur sait bien que Menahem Golan a réalisé quelques bons divertissements (dont
Lepke le caïd), produit des films d’auteurs comme Love Streams de, défendu des cinéastes comme Andrei Konchalovsky (qui fera pour la Cannon les excellents Runaway Train, Maria’s Lovers et Le Bayou), proposé une poignée de bandes de propagande sionistes (Opération Thunderbolt, Delta Force), c’est tout de même surtout pour les dizaines de dingueries produites que l’homme, un as dans le monde des bateleurs « hollywoodiens », restera dans les mémoires. Norris, Stallone, Lundgren, Bronson, Van Damme et autres fers de lance du cinéma boumboum lui doivent une partie financièrement en or massif de leur carrière, leur début de célébrité ou une dernière partie de carrière punchy.
Producteur qui ne dépareillait pas dans ces années d’ascension des frères Weinstein, de Joel Silver et autres Don Simpson, Mémé régalait chaque année la croisette cannoise d’affiches grand format, surbooké par sa recherche de fric, de faire signer des contrats de prévente, parlant avec passion de projets qui ne se ferait jamais, même à des fanzineux dont votre humble serviteur fit partie. Opportuniste louant Israël dans
Opération Thunderbolt alors que les cadavres du raid sur Entebbe dans la nuit du 3 au 4 juillet 1976 sont à peine mis en terre (mais il est grillé au poteau par Irvin Keshner avec Raid sur Entebbe et par Marvin Chomsky avec Victoire à Entebbe), quasi créateur du film de Ninja occidental dont les amoureux des nanars ne se sont toujours pas remis (sous-genre que fréquentèrent Franco Nero, Sho Kosugi, Michael Dudikoff…), faisant de Charles Bronson le doyen des flics violent et des justiciers éradicateurs, sculptant dans le marbre la figure marmoréenne du tout sauf progressiste Chuck Norris, poussant à bout sa logique schizophrène d’homme d’affaires affamé et de défendeur d’un cinéma « exigeant » en produisant un film de Jean-Luc Godard puis passant avec ledit Godard du tout-sourire à la menace de lui refaire le portrait, dealant quelques bons coups avec Albert Cyborg Pyun (qui le suivra quelques temps dans l’aventure de la 21th Century, la boite à Mémé post Cannon), Menahem Golan fut l’un des grands animateurs de ces dirty eighties en roues libres. Et pis, alors que l’homme, souvent conspué par la presse il y a un quart de siècle et plus, est encore invité ici et là dans des festivals où il tient une place d’honneur, alors que lui sont consacrés des documentaires dont au moins un devrait sinon sortir sur quelques grands écrans, du moins être disponible en DVD d’ici la fin de l’année, voilà ti pas qu’il va rejoindre dans nos boites à souvenirs David Carradine, Ted Post, Karen Black, Michael Winner, Ed Lauter, Dennis Farina, Eli Wallach, Run Run Shaw, James Garner et quelques autres personnalités ayant passées l’arme à gauche ces temps derniers.

Laurent Hellebé

 

Et pour faire bonne mesure, place maintenant à quelques perles produites par la Cannon sélectionnées avec amour et nostalgie par la rédaction.

 

Kinjite, sujets tabous (1989) de Jack Lee Thompson

kinjite_aff

Production Cannon de 1989 emballée par Jack Lee Thompson pour Charles Bronson, Kinjite, sujets tabous est un polar atterrant, extraordinairement con et raciste. Peut-être traumatisé de rôles plus sobres pourtant déjà trois ans auparavant (La Loi de Murphy, Act of Vengeance), ou totalement inconscient de ce qu’il fait, Bronson incarne un flic blasé et violent chassant un gang de macs et de violeurs de mineurs. Dans la scène d’ouverture, il donne une correction à un amateur de sadomasochisme avec mineure et conclut la branlée en enfonçant dans le suspect pris en flag un godemiché dans l’anus ! Que la fin de cette action soit hors champ ne change rien, le cri du mécréant ne laisse pas de doute. Le reste est à l’avenant. Si les dialogues sont vulgaires, l’ensemble fait montre d’un racisme antijaponais primitif (en plein boum économique massif, les hommes d’affaires japonais des années 80 achètent beaucoup aux USA, comme le feront plus tard leurs homologues chinois et moyen-orientaux. Le cinéma répercute donc ce fait, via par exemple Die Hard et Soleil levant).

kinjite_01

Cela débute par quelques saynètes dans le bureau d’une firme de Tokyo où les employés apprennent les coutumes décadentes des Américains avant d’être envoyés sur place pour s’emparer des affaires les plus rentables (la VF en rajoute une couche). L’un de ces yuppies nippon s’envole pour les USA où il se vautre dans la luxure et des fantasmes le poussant à passer la main sous la jupe d’une adolescente blanche dans un bus, provoquant un début de lynchage d’autres asiatiques qui n’y sont pour rien. Tiens donc, l’adolescente est la fille de l’inspecteur joué par Bronson. Dès lors, celui-ci s’en prend à tout ce qui est bridé. Exemple, lorsque le héros discute avec son collègue dans leur voiture de fonction : « Un citron pourri de l’intérieur tripote ma fille… ces bridés sont partout, ils achètent nos immeubles, nos affaires… ». Après quoi, il engueule des Asiatiques dans la rue en leur disant qu’ils ne sont « pas à Tokyo mais à Los Angeles » et qu’ils « lui bouchent la vue et les pores de la peau » ! Consterné, il doit enquêter sur la disparition d’une ado japonaise, ô hasard la fille du pervers pépère bouffeur de riz. La pauvrette est enlevée, violée à répétition et louée à des sadiques des deux sexes par le gang de proxos que Bronson course depuis le début. À la fin, Bronson chope le chef de gang et le fait entauler dans une section de prison pleine de bourrins mastocs (apparition de Danny Trejo à ses débuts) qui bavent de joie à la vision de la chair fraîche. Du très douteux portnawak pour finir ou commencer la soirée en « beauté ».

Laurent Hellebé

Lifeforce (1985) de Tobe Hooper

lifeforce_aff
Avec Lifeforce, les trublions de la production Menahem Golan et Yoram Globus se lancent dans l’exploration de la science-fiction avec une démesure qui ne leur est pas tellement habituelle, eux qui se sont faits connaître essentiellement avec des productions à petits budgets. Ils se procurent les droits pour l’adaptation d’un roman célèbre parmi les amateurs du genre, Les vampires de l’espace du Britannique Colin Wilson, paru en 1976, et y injectent quelques 25 millions de dollars – une belle somme pour l’époque. Les Vampires de l’espace fut aussi le titre du film tout au long du tournage et jusqu’à la phase de promotion, avant que les deux cousins, soucieux de ne pas donner l’impression d’une énième production de bas étage, en changent pour quelque chose de plus « prestigieux », ou du moins de plus sérieux : ce sera donc Lifeforce, titre ronflant à souhait et définitivement culte.
Impossible de ne pas penser, en regardant Lifeforce, que les producteurs de la Cannon ont essayé de créer une sorte de film-somme, un résumé point par point de tout ce qui fait l’essence de la science-fiction dans son sens le plus large. Gothique autant que fantastique, ce long-métrage, généreux dans sa forme comme dans son extravagance assumée, alterne joyeusement les séquences les plus rocambolesques en empilant les références plus ou moins heureuses, tout en jouant avantageusement avec la plastique irréprochable d’une toute jeune Mathilda May – à poil le plus clair du temps – qui rapproche invariablement le film de la récréation pour geeks avant l’heure. Après une ouverture en fanfare en guise de space opera, le récit lorgne franchement du côté du vampire movie, mâtiné d’invasion zombie, avant de se clore sur une débauche d’effets spéciaux et une séquence finale flirtant avec le romantisme gothique.

Lifeforce1

L’argument en est le suivant : la navette spatiale Churchill, sous le commandement du colonel Tom Carlsen (Steve Railsback), est chargée de s’approcher de la comète de Halley pour l’observer. Découvrant un étrange vaisseau attaché à la queue de la comète (en forme… d’artichaut !), l’équipage se rend à bord pour découvrir un objet complètement mort, à l’exception de trois caissons contenant chacun un être humanoïde plongé en état d’hibernation, qu’ils ramènent vers le Churchill. La Terre ayant perdu tout contact avec le Churchill envoie une navette de secours, et ne trouve à l’intérieur de l’aéronef que des cadavres, une capsule de sauvetage disparue ainsi que les trois caissons, qu’ils descendent sur la terre ferme. Le docteur Hans Fallada (Frank Finlay) se rend compte que l’occupante de l’un des caissons est une sorte de vampire qui absorbe la force vitale des humains. Revenu vivant sur Terre, le colonel Carlsen raconte l’incroyable histoire du Churchill, contaminé par les humanoïdes vampires, et fait équipe avec le colonel Colin Caine (Peter Firth) pour empêcher les vampires de l’espace d’étendre le chaos au monde entier.

Lifeforce2

Pour mettre en scène ce grand délire visuel, Golan et Globus font d’abord appel à Michael Winner – qui décline pour aller s’occuper du troisième d’opus d’Un justicier dans la ville – avant de jeter leur dévolu sur Tobe Hooper. Tout auréolé du succès de Poltergeist, produit par Steven Spielberg, Hooper signe avec la Cannon un contrat pour mettre en scène trois films ; les deux suivants seront L’Invasion vient de Mars (remake du Invaders From Mars de William Cameron Menzies) et Massacre à la tronçonneuse 2, sortis tous deux en 1986. Pour le scénario, ils engagent Don Jakoby et Dan O’Bannon – l’influence de celui-ci, coauteur du script d’Alien, se fait ouvertement sentir dans la séquence d’ouverture où l’équipage du Churchill explore le vaisseau extraterrestre abandonné. Confrontés à un scénario qui a connu au minimum huit versions différentes avant qu’ils ne posent les doigts dessus, les deux compères verront malgré tout leur boulot retouché par Michael Armstrong et Olaf Pooley, alors que le tournage a déjà démarré.
Poussé par les effets spéciaux très réussis de John Dykstra, Lifeforce enchaîne des morceaux de bravoure qui rappellent successivement Alien, Star Trek (le premier opus cinéma est sorti en 1979), L’Invasion des profanateurs de sépulture, Zombie et autres joyeusetés du même tonneau – sans jamais, certes, égaler ses modèles, mais qu’importe : l’important reste que le cinéphage y trouve parfaitement son compte, qu’il s’agisse de découvrir un certain Patrick Stewart (le futur capitaine Picard de la série Star Trek : The Next Generation et futur professeur Xavier des X-Men) dans une étonnante scène d’hypnose, de profiter d’une séquence impressionnante de réanimation d’un vampire-zombie passant de trépas à vie en absorbant l’énergie vitale d’un camarade, ou d’assister à un finale à l’émotion palpable. Le tout illustré par une bande originale signée Henry Mancini, pour sa seule incursion dans ce genre – loin des scores qu’il composa pour les films de Blake Edwards.

Lifeforce3

Sorti en même temps que le Cocoon de Ron Howard, qui a remporté la victoire de la fréquentation haut la main, Lifeforce n’a pas obtenu le succès escompté par le duo de la Cannon. Colin Wilson se plaindra même allègrement de la nullité d’un film qui est progressivement passé dans la catégorie gentillette du nanar – à tort, certainement. Reste que l’un des plus grands cinéphiles de notre époque ne tarit pas d’éloge, et avoue même l’avoir visionné plusieurs fois à sa sortie : Quentin Tarantino aura sans doute été subjugué, comme nous le sommes tous, par la prestation doublement ( ! ) fascinante de Mathilda May. Avec la présence au générique de Golan et Globus, cela fait donc au moins quatre bonnes raisons de découvrir Lifeforce, si possible entre potes et avec une bonne dose de plaisir adolescent.

Eric Nuevo

Le DVD du film est récemment sorti chez Sidonis

Portés disparus 2 (1985) de Lance Hool

portésdisparus2_aff

Un camp de prisonniers quelque part au Vietnam. Chuck Norris suspendu à un arbre par les pieds. Un soldat vietnamien prend un sac de jute, y introduit un rat affamé et excité quelques secondes auparavant. Il pose et noue le sac autour de la tête de Norris. Le prisonnier américain se débat. L’animal pousse des petits cris rageurs. Le sac – imbibé de sang – vire progressivement au rouge écarlate. Les autres soldats prisonniers baissent les yeux, certains de la mort de leur compatriote lorsque celui-ci-devient immobile. Le Viet-Cong retire le sac, et le spectateur découvre alors – en même temps que les protagonistes de la scène – l’animal mort, entre les dents du soldat.
Chuck Norris : 1. Le rat : 0.

Pour beaucoup de cinéphages nourris aux films d’action des années 1980, la Cannon c’est ça : des scènes cultes qui restent irrémédiablement et profondément dans les mémoires – mais aussi dans les cœurs – des gamins qu’ils étaient à cette époque. Qu’importe si lesdits métrages se révèlent au final médiocres, tant ils représentent une part essentielle de notre cinéphilie. L’histoire du cinéma s’est construite avec des 2001 : l’odyssée de l’espace, des Rio Bravo, des Chinatown, etc. Mais certaines séries B y ont également toute leur place. Et force est de reconnaître que Golan et Globus s’y connaissent en matière de série B.

Portés disparus 2_01

Deuxième volet des aventures du colonel James Braddock (Chuck Norris, pour ceux qui ne suivent pas), ce Portés disparus 2 est en fait la préquelle de Missing In Action (1984), titre original du premier métrage – et de toute la saga, close en 1988 par un Portés disparus 3 réalisé par Aaron Norris, le propre frère de Chuck, qui officiait comme coordinateur des cascades sur les deux premiers films. Dans le premier métrage (réalisé par Joseph Zitto), Braddock partait en mission diplomatique au Vietnam, accompagné de bureaucrates tous exécrables à ses yeux, afin de clarifier la question des soldats américains déclarés « portés disparus » depuis la fin du conflit et qui seraient gardés prisonniers dans des camps secrets par le régime vietnamien. Insatisfait de la tournure que prennent les pourparlers entre les deux délégations, le colonel Braddock préfère retourner sur le terrain et revient triomphant avec les prisonniers qu’il a libérés.
Le succès du film provoque
illico la mise en chantier d’un nouveau métrage, Missing In Action II : The Beginning, qui relate donc la première aventure de Braddock en territoire vietnamien. Braddock et quelques uns de ses frères d’armes sont depuis 1972 retenus prisonniers dans un camp dirigé par le colonel Yin, interprété par Soon-Tek Oh. Si le métrage respecte certains codes du film de prison (« sous-genre » cinématographique qui fascine tous les amateurs de cinoche d’exploitation), il bifurque assez rapidement vers le film de torture, sans pour autant préfigurer la vage des Torture Porn des années 2000, car les sévices sont avant tout psychologiques et non physiques. Entre autres réjouissances additionnelle à la mythique scène du rat : le jeu cruel de la roulette russe, un soldat américain agonisant brûlé vif, l’humiliation d’un prisonnier déshabillé devant deux prostituées hilares, etc. Surtout, Yin aura la mauvaise idée de foutre en rogne Braddock en lui faisant miroiter une lettre prétendument écrite par sa femme et qui lui est destinée, avant de la brûler sous ses yeux. Braddock va alors devenir son pire cauchemar. Car comme le dit un des nombreux Chuck Norris Facts : « Tous les soir, les cauchemars font le même Chuck Norris ».

Portés disparus 2_02

Ingénieux et clairvoyant (il simule son suicide pour tromper ses geôliers, et ne se laisse pas berner par les astuces de ses ennemis pour l’attirer dans un piège), Braddock fait preuve d’un sens de l’honneur à toute épreuve. Il refuse de reconnaître les crimes de guerre dont l’accuse le colonel Yin, et – héros du film oblige ! – revient sauver seul ses anciens compagnons de cellule après sa spectaculaire évasion. A contrario, les Vietnamiens sont présentés comme des individus sadiques, au vu du plaisir qu’ils prennent à torturer ces braves américains qui n’ont fait que se battre pour leur pays (hum…), et aussi cupides. En sus de leurs activités récréatives sur les soldats US, ils s’adonnent également au lucratif trafic d’opium, en cheville avec un mercenaire français dénommé François (un Français ayant le mauvais rôle dans un film américain, c’est étonnant, non ?). Par le portrait qu’il fait des Vietnamiens, sans nuance ni demi-mesure, Portés disparus 2 devient in fine une caricature aussi drôle qu’inacceptable moralement et politiquement parlant. La scène de combat final entre Braddock et Yin révèle l’opposition des traits de caractères et des valeurs des deux hommes, et implicitement des deux peuples.

N’importe quel fan hardcore de Chuck Norris n’a jamais pu accepter sa défaite contre Bruce Lee dans le finale de La Fureur du dragon – sa seule défaite au cinéma par ailleurs. Norris obtient enfin sa revanche, lors du combat final contre Yin, au cours duquel il pourra déployer toutes ses facultés d’artiste martial hors pair. Rappelons que l’homme a créé sa propre école de karaté aux États-Unis et obtenu de nombreux trophées, avant de se consacrer quasi-exclusivement au cinéma. Finalement, en écho au film réalisé par Bruce Lee en 1972 (soit un an avant le retrait unilatéral des troupes US au Vietnam, et deux ans après le décès d’un des frères de Chuck sur le front), la victoire de Braddock contre Yin dans Portés disparus 2, c’est un peu symboliquement la revanche de l’occident sur l’orient.

Portés disparus 2_03

Résumons : d’un côté des Américains courageux, opiniâtres, avec le sens des valeurs et notamment celui de l’honneur – l’Américain collabo Nester, interprété par cette vieille trogne de Steven Williams, connaît la rédemption en se rebellant contre ses nouveaux maîtres et en se sacrifiant pour ses compatriotes à la fin du métrage. De l’autre des Vietnamiens rapaces, pervers et vicieux, preuves de leur immoralité présentée sinon comme naturelle du moins culturelle. Difficile de dresser un portrait plus manichéen du monde, mais nul doute que cette peinture de la géopolitique mondiale ne plaise à tous les thuriféraires d’un soit disant « choc des civilisations ». Sous couvert d’un métrage célébrant un patriotisme exacerbé, c’est une certaine idée des États-Unis qui se dessine dans cette saga du colonel Braddock, conforme d’ailleurs aux préférences politiques de Chuck Norris, qui n’a jamais caché ses accointances avec le parti républicain – sa frange la plus radicale qui plus est.

Dès le milieu et la fin des années 1970, le cinéma US a su traiter de la question de la guerre du Vietnam, aussi bien frontalement en situant le conflit au cœur de l’intrigue (Voyage au bout de l’enfer, Apocalypse Now, parmi les plus fameux et connus de ces films de guerre) que symboliquement. Inutile par exemple de revenir sur le sous-texte politique et social de Massacre à la tronçonneuse de Tobe Hooper, sur les écrans américains en 1974. Or le premier Missing In Action ne sort qu’un an après le succès mondial du Rambo de Ted Kotcheff, qui stigmatisait lui-aussi la guerre du Vietnam à travers le prisme du sort réservé aux anciens combattants à leur retour au pays. Par le biais de la saga des Portés disparus, la Cannon opère un virage nettement à droite, même si cela ne signifie pas que Golan et Globus épousent les vues réactionnaires et guerrières des néoconservateurs américains. Les deux producteurs étaient surtout dotés d’un sens commercial qui les rendaient capables de fleurer les bons filons. À ce titre, ils savaient s’adapter au contexte politique, social et économique et produire des films qui étaient « dans l’air du temps ».

En pleine Reaganmania, la Cannon savait qu’elle pouvait capitaliser sur le retour d’un sentiment néo-impérialiste américain, convaincu que les États-Unis avaient à nouveau la mission d’intervenir dans le monde entier, politiquement et aussi militairement. Cependant, en 1986, Golan et Globus produisent Massacre à la tronçonneuse 2, toujours réalisé par Tobe Hooper, au discours férocement anti-Reagan. La preuve que les deux producteurs ne confondent pas politique et cinéma. Ce qui les intéressent avant tout, c’est de tourner des films et – accessoirement c’est quand même mieux ! – réaliser de substantiels bénéfices. Ce qui ne signifie pas qu’ils mégotent sur la qualité de leurs productions. Beaucoup de leurs films, et c’est le cas de Portés disparus 2, sont techniquement bien torchés comme on dit. Des films à la mise en scène solide et également bien montés (expression à double sens totalement assumée !). Deux qualités essentielles pour un film d’action, comme la Cannon en produira des dizaines. Des films de série B. Oui certes. Mais des bons films de série B !

Fabien Le Duigou

Bande annonce version originale :


Bande annonce version française (admirez d’ailleurs le sous-titre vraiment pourri du film en français. No comment) :

Avenging Force (1986) de Sam Firstenberg

avenging force

Parmi les musclés de l’ère Cannon Group comme Van Damme, Norris, Lundgren, Bronson dont la carrière fut mise en orbite ou relancée, il est une star incontestable de ces séries B désormais oubliée, Mickael Dudikoff. Certes, il était plutôt limité dans son interprétation et ses capacités de combattant martial mais son indéniable charisme aurait dû en faire un solide candidat à la fanchise Expendables réunissant les vieilles ganaches de l’action des années 80. Les productions dans lesquelles il était la vedette n’ont jamais eu de retentissants succès en salles comme ses aînés mais il atteint une certaine renommée auprès des cinéphages écumant assidûment les vidéo-clubs pour assouvir leurs penchants pour les bandes testostéronées à l’extrême. Solide gaillard au regard d’acier et mâchoire carrée, véritable archétype ambulant du G.I (le Casper Van Dien des eighties), Dudikoff chassa le cacheton dans des séries télé pour payer ses études de pédopsychiatrie et finalement pris goût au métier d’acteur malgré une sévère dyslexie qui l’handicapait salement pour retenir ses textes. Repéré par Mémé, il devint un des protégés de la firme qui sut maximiser au mieux ses maigres talents. Une belle gueule qui avec les années devint plus à l’aise dès lors qu’il fallait lever la jambe même si ça manquait de souplesse et d’énergie. Néanmoins, il mérite une place de choix au panthéon des spécialistes du bourre-pif car il fut après tout la figure emblématique de la ninjasploitation occidentalisée qui sévit ces années là . Lancé par L’Implacable ninja, il est surtout l’inoubliable héros de la franchise American Ninja retitrée chez nous American Warrior. Une nouvelle étiquette qui sera à l’origine d’un cocasse imbroglio éditorial où même un ninja ne retrouverait pas ses shurikens. Le premier American Warrior (American Ninja en V.O, donc) est mis en scène par Sam Firstenberg avec en vedette le pendant B movies du duo Mel Gibson / Danny Glover, Michael Dudikoff et Steve James dont l’alchimie est aussi opérante bien que fonctionnant essentiellement via la complémentarité de leurs muscles saillants. Le film suivant, Avenging Force, est également réalisé par Firstenberg avec Dudikoff et James mais n’a absolument rien à voir avec la série American Ninja. Avenging Force est envisagé à l’époque comme une suite directe à Invasion U.S.A (1985 – Joseph Zito), Dudikoff remplaçant Norris dans le rôle du héros, Matt Hunter. Même réalisateur et interprètes suffisent au distributeur français pour en faire un nouvel opus d’American Warrior et l’intituler American Warrior II : La Chasse. Problème, la suite d’american Ninja sera mise en chantier l’année suivante, ce qui obligera à le renommer en France Le Ninja Blanc. En 1989 sort American Ninja 3 sans Dudikoff remplacé par David Bradley qui sera distribué sous le titre d’American Warrior 3, une certaine logique dans l’incohérence qui sera jetée aux oubliettes à l’occasion de la sortie un an plus tard d’American Ninja 4 qui débarquera dans les bacs vidéo français sous l’appellation Force de frappe !

hum, une pause s'impose pour reprendre ses esprits dans un tel bazar...

hum, une pause s’impose pour reprendre ses esprits dans un tel bazar…

Mais peu importe, quel que soit son lien, Avenging Force est un film à part du fait de son sujet et surtout la violence que celui-ci implique et qui fait l’obejt d’une monstration ou d’une suggestion assez effarante.
Ici, pas d’intrigue fantaisiste où un américain élevé parmi les ninjas vient faire le ménage. Le récit plus âpre implique un groupuscule de suprémacistes s’insinuant au sein des sphères du pouvoir politique et financier de l’Etat de La Louisiane et dont le noyau dur de quatre hommes s’adonne à des chasses à l’homme récréatives où ils peuvent laisser libre cours à leur plus bas instincts. Ainsi qu’à leur goût pour les déguisements. Costumes plutôt pas mal qui permettent de définir visuellement la caractéristique de chacun (un sniper, un simili gladiateur cagoulé, un The Shape à sabre en tenue de camouflage. Seul le chef devra faire état de son coup spécial pour éclaircir son mode opératoire). Le prologue montrant une de leur partie de chasse donne ainsi le ton du métrage.
Glastonburry, le leader de cette congrégation, voit d’un très mauvais oeil que Larry Richards (Steve James), un noir (!!) brige le poste de sénateur. Il organise ainsi une tentative d’assassinat pendant la parade de carnaval. Attentat déjoué grâce à l’intervention de son pote Matt Hunter (Dudikoff). Enfin pour partie car dans la fusillade, son fils aîné perd la vie. Rangé des services secrets et vivant dans un ranch avec sa soeur et leur grand-père, Hunter reprend contact avec ses anciens employeurs à la C.I.A pour en apprendre un peu plus sur les commanditaires connus sous le nom de Pentangle. Afin de protéger son ami et le reste de sa famille, Hunter les installe au ranch sous la protection de plusieurs agents montant la garde. Rien qui ne puisse arrêter ce Pentangle qui s’adonne alors à un véritable jeu de massacre afin d’éliminer leur cible et surtout approcher ce blanc bec progressiste qu’ils verraient bien comme nouvelle proie. Et afin de le motiver, ils enlèvent sa sœur. Ce qui va fonctionner au-delà de leurs espérances puisqu’il sera passablement énervé.

avengingforce_01

Le manichéisme est vraiment porté à un haut point d’incandescence, les gentils sont vraiment très bons (trop cons ?) se précipitant dans le piège qui leur est tendu en tout connaissance de cause, les bad guys sont vraiment méchants, ils n’ont absolument aucune pitié. Ce qui nous vaut des scènes graphiques assez gratinées puisque lors de l’attaque du ranch, personne ne sera épargné. Les agents se font dessouder comme à la foire, la famille du politicien black se fait exécuter sans sourciller, ce dernier péri dans l’incendie provoqué et son fils survivant n’y réchappe pas non plus ! Pourtant, Hunter tente tout pour le sauver des flammes mais le Pentangle attend qu’il soit sur le toit pour lui harponner la jambe d’une flèche ce qui provoque un déséquilibre fatal pour le gamin qu’il tenait dans les bras. Il est ainsi victime d’une chute impressionnante dont il ne se relèvera pas et malgré tout assez comique puisque l’on perçoit clairement que le gosse a été remplacé par un mannequin. Hunter sera complètement seul lorsqu’il pénètrera sur le territoire de ses ennemis pour récupérer sa sœur et leur faire la peau. On décèle clairement une modification de ton avec le changement d’environnement, passant d’une série B balisée en milieu urbain à un survival dans le bayou. Ainsi, Hunter parvient à retrouver la trace de sa sœur dans un village perdu au milieu des marais peuplé de dégénérés où elle est destinée à la prostitution. Le trait est d’autant plus noirci que subsiste une certaine ambiguïté sur le traitement qu’elle a pu subir avant d’être apprêtée pour ses premiers clients.
Enfin l’affrontement avec ces pourris de racistes aura lieu dans le bayou, sous une pluie battante, donnant un joli cachet à ces séquences solidement réalisées. Ce n’est pas non plus une extase visuelle comparable au Predator de John McTiernan mais c’est carré et une certaine tension s’instaure. Hunter y sera salement malmené et devra puiser dans ses dernières ressources pour en réchapper et les éliminer. La fin ouverte ne donnera jamais lieu à de suite. Bien dommage car cet Avenging Force est un divertissement tout à fait respectable, à cent lieues des nanars du genre dont la Cannon avait le secret.

Nicolas Zugasti

Retour sur le passage de Charles Bronson à la Cannon

unjusticierdanslaville2_aff

Plaidoyer pour l’auto-justice, film fondateur du Vigilante Movie, Death Wish (ou Un Justicier dans la ville par chez nous ) de Michaël Winner, sort en 1974 et remporte un franc et inattendu succès dans une Amérique traumatisée par une guerre perdue et rêvant de justice voire de vengeance. Pour les bons soins de Dino de Laurentis, Charles Bronson, dont la carrière américaine retrouva alors un second souffle après un exil européen pas toujours convaincant, y incarne un quidam moyen dont la vie bascule du jour au lendemain suite au meurtre sauvage de son épouse et au viol de sa fille. Dézinguant à tour de bras et de flingue des brigands qui ne méritaient que ça, il devient progressivement un héros urbain, une légende encensée par les uns et pourchassée par les autres. Bénéficiant d’une réalisation efficace, Death Wish reste sans conteste l’un des meilleurs polars urbains des années 70 malgré un discours inécoutable par certaines têtes pensantes. Bref, un polar brillant par sa forme même s’il reste hautement discutable par son fond.
Malgré l’étonnant succès du premier volet il faudra toutefois attendre sept longues années pour voir le couple Winner/Bronson remettre le couvert sous la houlette d’un Menahem Golan sentant le bon filon se profiler. Devant le refus de Bronson de se faire violer ( certains critiques certifiront que c’était même inscrit dans son contrat !), un subterfuge, que l’on qualifiera pour être gentil de grossier, sert alors de scénario. Paul Kersey reprend donc du service suite au second viol et à l’horrible décès de sa fille tout juste sortie d’un coma consécutif à sa première agression ! Face à des services de police complétement impuissants et qui n’ont après tout pas que ça à faire, il tue tous les responsables de ce crime. Si le premier volet de cette série peut faire partie d’un vidéothèque idéale, le deuxième opus frise la caricature tant le jeu d’acteur de Bronson devient monolithique (genre je fais une grimace dès que je vois un noir, un homo ou un junkie ) et fini par venir flirter dangereusement avec des thèses réactionnaires racistes voire fascistes que ne renieraient pas les plus fervents adeptes de la N.R.A..

lejusticierdenewyork_aff

Poussant le filon jusqu’au bout, Charlie Bronson, Mika Winner, Mémé Golan et son compère Yoyo Globus sortent quatre ans plus tard un troisième opus où Kersey vient vivre, imaginez un peu, dans le quartier le plus pourri de la ville la plus dangereuse. Le Justicier de New York nous révèle alors un Bronson usé, investi d’une mission exterminatrice et porteur d’un magnum phallique du plus bel effet, flinguant du punk, du drogué, du dégénéré, sous le regard complice et bienveillant de la police municipale. Caricatural d’un plan à l’autre, culminant dans un final grotesque où pépé Bronson nettoie le quartier avec un bazooka qu’il peine à porter, la troisième partie de Death Wish signe un suicide filmique rarement vu sur les écrans que ne parviendront pas à ressusciter les films dispensables venant clore cette série.
Vous l’avez compris, si l’un des gros mérites de Golan est d’avoir permis à l’immortel interprète d’un des sept mercenaires originels d’avoir une seconde carrière aux États-Unis, l’une de ses plus grosses tares de producteurs aura été d’avoir enfermé une des plus belles gueules de cinéma dans le rôle d’un justicier réac et raciste au jeu d’acteur tellement pauvre qu’à côté de lui Jean-Claude Vandamme fait figure de prétendant sérieux à l’Oscar du meilleur acteur.

lejusticierdeminuit_aff

Malgré tout, dans cet océan de médiocrité que constitue la fin de carrière de Papy Bronson, subsiste une petite lumière, une bouée de sauvetage soit un petit film étonnant qui est tout de même loin d’être inscrit dans le panthéon de la série B.
Sorti en 1983, Ten To Midnight ( Le Justicier de Minuit en France, malins les distributeurs ) de Jack Lee Thompson est un honnête film de genre catégorie psychokiller. Ce genre assez populaire dans les années 80, vaguement inspiré du giallo, voit en général un tueur fou dont le traumatisme provient de l’enfance ( en général en rapport avec le comportement maternel ) massacrant du teenagers mâles ou femelles qui ne pensent qu’à fumer, qu’à rigoler où à faire l’amour au lieu de se mettre sérieusement à leurs études.
Ten To Midnight
, s’il est loin d’être un chef d’œuvre ou un des classiques du genre, casse suffisamment de règles afin de le rendre intéressant. Ainsi, dans un premier temps, l’identité du tueur en série est révélée dès la scène inaugurale ce qui permet au réalisateur de reporter le suspense sur d’autres préoccupations comme : les victimes vont-elles échapper au tueur, le gentil flic va-t-il réussir à coincer le salopard qui charcute toutes ses filles, Charles Bronson va-t-il perdre sa légendaire moumoute pendant la course-poursuite finale, etc…. Ensuite, la part la plus importante de ce long-métrage est accordée à l’enquête menée par un Charlie Bronson dont les motivations vont le pousser à truquer des preuves afin d’assurer au criminel la condamnation la plus forte. Surfant sans honte sur la vague des Death Wish, pompant sans vergogne quelques scènes de Dirty Harry, faisant fi de ses incongruités comme un tueur en série nudiste découpant, le zguègue à l’air, de nuit et en pleine ville, des jeunes filles qui ne lui ont rien fait, Ten To Midnight reste une œuvre distrayante et parfaitement regardable dont le gros défaut est néanmoins une absence totale de second degré assumé. Alors, mesdames, messieurs, rendons grâce tout de même à Mémé Golan d’avoir permis ces quelques films noirs dont certains flirtent avec le comique involontaire et surtout d’avoir sorti de son placard ( ou de son formol c’est selon ) l’immortel Charlie Bronson.

Fabrice Simon

Bande-annonce d’Un Justicier dans la ville 2 (Death Wish 2)


Bande-annonce du
Justicier de New-York (Death Wish 3)


Bande-annonce du
Justicier de minuit (Ten To Midnight)

Runaway Train (1985) d’Andrei Konchalovsky

runawaytrain_aff

De toutes les productions viriles du trublion Menahem Golan – toujours associé, pour l’occasion, à son cousin Yoram Globus –, Runaway Train (1985) reste sans aucun doute la plus mémorable, eu égard à l’intelligence viscérale de son script (on y reviendra) et de sa réalisation carrée, efficace, véloce malgré la pesanteur de son sujet. Jugez plutôt : des brutes épaisses (Jon Voight et Eric Roberts) s’évadent d’une prison de haute sécurité en Alaska et montent à bord d’un train que plus personne ne semble pouvoir arrêter suite à la mort subite de son conducteur. Pour compliquer le tout, le directeur de la prison, Ranken (John P. Ryan), une canaille cruelle en plein « trip » de pouvoir et qui ne vaut pas mieux que ceux qu’elle garde enfermés parfois comme des animaux, se lance à leur poursuite en hélicoptère. Bref, les uns courent après leur liberté – ou plutôt leur statut d’hommes libres –, les autres tentent de freiner, sinon l’élan des deux fuyards, au moins la course folle du convoi dont l’incontrôlable vitesse risque d’engendrer tôt ou tard une catastrophe ferroviaire et environnementale. Et entre ces deux groupes d’individus s’immisce une figure féminine, une mécanicienne providentiellement surgie d’un des wagons (Rebecca DeMornay, loin de l’aura sexy qu’elle dégageait deux ans plus tôt dans Risky Business). Du noir aux joues, les cheveux en bataille, des yeux bleus scrutant tour à tour avec inquiétude l’immensité neigeuse que transperce la locomotive et la bestialité de ses infortunés compagnons de voyage, Sara se pose comme l’élément perturbateur de cet univers masculin uniquement fait de sang, de sueur, de graisse. C’est que Runaway Train illustre avec véhémence que, pour s’en sortir dans la vie, il ne faut pas hésiter à mettre les mains dans le cambouis (les deux taulards commencent même par s’en couvrir entièrement pour mieux faire face au grand froid qui les attend hors des murs de la prison). Mais tout, dans cette histoire, est aussi affaire de mental, comme le scande, allumé d’un brin de folie furieuse aux trois-quarts du film, Oscar « Manny » Manheim (Voight), bagnard aveuglé par la haine du monde et par trois années passées enchaîné au mitard. Ce personnage antipathique, dénué d’amabilité mais fascinant, qui ne cesse de dire à son acolyte le boxeur / violeur Buck (Roberts) qu’il n’a décidément « pas de cervelle », ne cherche, au fond, qu’à passer de l’ombre à la lumière. De la noirceur d’une cellule plongée depuis des lustres dans l’obscurité à la blancheur des paysages enneigés de l’Alaska, le train fait office de fil conducteur, de véhicule vers la libération, de moyen de passage d’un état à un autre. La liberté ou la mort ? Peut-être bien les deux pour des protagonistes qui, même loin des murs de l’affreuse prison de Stonehaven, semblent toujours rester prisonniers – de la fatalité d’un système, de la dureté de l’existence. Et le film du Russe Konchalovsky de revêtir une dimension symbolique qui transcende son statut de spectacle pur et dur. Car « dur », Runaway Train peut en effet se targuer de l’être, et pas qu’à moitié !

runawaytrain_01

Au train où vont les choses
Tout réflexif qu’il soit sur ce qu’on serait tenté d’appeler « la condition inhumaine » (brutalité du système carcéral, entre autres misères du monde) théâtralisée dans un environnement soumis à l’âprêté du climat hivernal, le film ne manque pas du muscle, de cette adrénaline et même, de cette sauvagerie décomplexée que le spectateur lambda est en droit d’attendre de la firme Cannon Group. Les scènes d’émeutes du début, représentatives d’un genre – le film de prison – alors florissant, accompagnées d’images pugilistiques (Roberts joue un boxeur embastillé) augurent d’une castagne ludique et véritablement cinégénique, mais surtout réaliste à faire froid dans le dos. Car loin des inepties emplies d’américanisme primaire avec Chuck Norris ou Stallone en mode Cobra, Runaway Train s’enorgueillit de la vision sèche, dépouillée, glaciale pourrait-on dire sans craindre un mauvais jeu de mot, d’un réalisateur – alors passé à l’Ouest et à Hollywood depuis quelques années – sachant aussi bien filmer les sentiments (Maria’s Lovers) que l’action sans concession. Plus tard, l’homme se montrera plus ostentatoire, moins profond aussi et probablement perverti par la tendance, avec un Tango & Cash énergique et « mâle », mais tout juste divertissant. Pas d’humour, ou si peu, dans Runaway Train. Pas beaucoup d’espoir non plus. À croire que l’économie de moyens du métrage déteint sur l’atmosphère quelque peu austère, dure, du métrage. Doté d’un budget de série B (9 millions de dollars ; même pour l’époque, ça n’était pas faramineux), Konchalovsky livre une vraie série A, sans réels coups d’éclat de destruction massive ni de grandes envolées pyrotechniques (les effondrements craints n’ont pas lieu et le crash final n’est pas montré) mais avec un sens du montage, de la confrontation (duel de grandes gueules, triangle émotionnel Manny-Buck-Sara, face-à-face violents, parfois scatologiques, entre tous les hommes de l’histoire) et du huis-clos à peine entâché dans sa subtilité par d’obligés – et prévisibles – plans du train filant à toute allure à travers les montagnes et les sapinières. Des vignettes attendues mais somme toutes représentatives d’un spectacle grandeur nature. On pourrait même dire que le « sujet ferroviaire » possède quelque chose de matriciel vis-à-vis du 7e art (après tout, les rails permettent le travelling…), si l’on se rappelle l’un des vrais premiers films de l’histoire du cinématographe, L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat des frères Lumière (1895). Mais restons concrets. À travers le fil de ses événements et de ses mouvements de caméra (Konchalovksy filme sans à-coups, avec énergie et précision), Runaway Train franchit une frontière des genres, passant de l’action brute et du « film de prison » à un cinéma de la grande aventure humaine. Le tout, sur fond de conflit intérieur, permanent, entre force physique et force psychique.

runawaytrain_02

« Pas une bête : un humain »
Loin des archétypes testostéronés de la décennie à laquelle appartient le film, John Voight incarne, comme Eastwood ou Bronson l’auraient fait au sommet de leur carrière épique, un taulard dopé à l’amertume et au désespoir mais, paradoxe délectable, rageusement cramponné à un désir de liberté. À tel point qu’il serait prêt à en mourir, disons-le, « héroïquement ». En témoigne, l’intensité dramatique du finale où, tandis qu’en fond sonore se joue le Gloria en ré majeur de Vivaldi, notre Manny se tient debout, les bras levés vers le ciel en guise de victoire contre un système qui a tenté de le broyer, inébranlable sur le toit de la locomotive alors sur le point de s’écraser. Un dur-à-cuire, cet Oscar Manheim. Une figure tragique, attristante et effrayante aussi, engluée jusqu’à l’aliénation dans la violence, l’idée de revanche (sur la vie, et tout le reste) et l’incapacité de réhabilitation… L’acteur s’est paraît-il préparé pour son interprétation en passant quelque temps dans la prison d’État de San Quentin, où il se serait lié d’amitié avec des détenus. Chose certaine, il semble véritablement habité par son rôle et sa prestation (récompensée par un Golden Globe en 1986) inquiète plus qu’elle n’amuse, au point de susciter chez le spectateur un sentiment de vide et de malaise. C’est que plane aussi sur ce récit (d’après un script original d’un certain… Akira Kurosawa), l’ombre d’un autre ex-taulard, un vrai celui-là, nommé Edward Bunker. Coscénariste du film, cet auteur de polars brutaux (également acteur à ses heures, notamment chez Tarantino ; souvenez-nous du Mister Blue de Reservoir Dogs) est le signataire d’une série de romans dépeignant l’univers pénitientaire et l’impossible réinsertion de criminels endurcis par leurs séjours en QHS. En plus d’interpréter ici l’un des codétenus de Manny (le chauve et bagarreur Jonah), il imprègne, par sa plume, le métrage de Konchalovksy de toute cette lucidité saisissante, cette bestialité unique qu’une production typiquement eighties aurait, en d’autres circonstances d’écriture, forcément nivelée par le bas et l’humour. D’où ce tourment très particulier que dégagent les dernières images du métrage, tandis que défile une citation extraite de Richard III de Shakespeare, énoncé dont les mots initiaux donnent justement son titre au premier roman noir de Bunker : No Beast So Fierce (publié sous le titre Aucune bête aussi féroce dans nos contrées). Comme quoi, un film n’est jamais bon par hasard.

Stéphane Ledien

Comme évoqué en introduction, c’est sur la croisette que les pontes de la Cannon Group se sont illustrés. Petite évocation de souvenirs festivaliers de Jean-Charles Lemeunier.

 

Menahem Golan vient de disparaître, le 8 août dernier à Tel Aviv, à l’âge de 85 ans. Ce producteur, réalisateur et scénariste israélien avait réussi à conquérir le marché américain en rachetant, avec son cousin Yoram Globus, une petite compagnie qui vivotait. Ils en firent la légendaire Cannon Films (ou Cannon Group). Du baston au film d’auteur, la Cannon a grandi au point de débarquer au festival de Cannes dans les années quatre-vingt et d’y tenir une place importante pendant plusieurs années.
Si Yoram Globus, d’une quinzaine d’années le cadet de son cousin, avait un physique rappelant les ténors du Nouvel Hollywood (silhouette svelte et barbe noire), Menahem Golan cultivait son look de nabab replet parlant l’anglais avec un accent prononcé, à la manière des moguls de l’âge d’or, Sam Spiegel, Carl Laemmle, Nick Schenck et autres.
Une année, la Cannon décida d’envahir Cannes et le jeune festivalier que j’étais alors s’en souvient avec émotion. Tous les matins, les journaux corporatistes récoltés dans les grands hôtels (Screen, Variety, Hollywood Reporter, Business) offrait un encart cartonné qu’on ne pouvait pas louper, sélection d’affiches de longs-métrages présentés au Marché du film ou n’existant pas encore et sans doute jamais tournés. On feuilletait les pages de cet encart pour voir apparaître les visages des "stars", non seulement les Stallone, Norris, Van Damme, Dudikoff mais aussi Sho Kosugi, Lucinda Dickey ou les frères Paul. C’était les années fastes, au cours desquelles la société gagna des galons au point d’accéder aux sections parallèles du festival (
La rue à la Quinzaine des Réalisateurs, par exemple) et même à la compétition officielle (grâce à Konchalovsky).

Golan Chuck Norris (Photo JCL)

J’ai gardé un souvenir fort du Bayou et de son incroyable premier plan séquence et surtout du fantastique Tough Guys Don’t Dance (Les vrais durs ne dansent pas, projeté hors compétition). Écrivain de talent, Norman Mailer était un tout aussi bon cinéaste et l’emploi de l’impressionnant Lawrence Tierney (le Dillinger de 1945) face à Ryan O’Neal et Isabella Rossellini mettait encore plus de poids dans la balance. Ce n’est sans doute pas un hasard si, cinq ans plus tard, Tarantino réutilise Tierney dans un rôle de gangster qui lui colle à la peau.
Un jour, Yoram ou Menahem (mais je penche plutôt pour le second) eut une idée de génie : organiser autour de films de seconde zone, réelle marque de fabrique de la Cannon, des conférences de presse champagne. La plupart du temps, les produits en question n’étaient qu’à l’état de projets et, outre l’affiche, le titre et le ou les vedettes présumées, les crédits ne signalaient aucun autre contrat, ni de scénariste ni de metteur en scène. Ces rendez-vous étaient annoncés par voie de presse et par tracts distribués dans la rue devant le Carlton, où ils se déroulaient. Contrairement aux conférences de presse officielles du palais des festivals, celles-ci étaient plus facilement accessibles.

Golan Michael Madsen (Photo JCL)

Séquence frissons : je me souviens d’avoir vu ainsi Chuck Norris. Michael Dudikoff. Dolph Lundgren. Joan Collins et Roger Moore et Michael Winner ensemble, pour un film qui ne verra jamais le jour avec ce casting. Peut-être s’agissait-il de Bullseye !, qui réunit Roger Moore devant et Michael Winner derrière la caméra. Dans ce cas-là, Joan Collins a du être remplacée par Sally Kirkland. Souvenir également d’avoir raté (et je m’en veux encore) Maruschka Detmers. Elle venait sans doute parler de Hanna’s War (1988), un film réalisé par Menahem.
Les journalistes entraient dans une vaste salle et prenaient en passant une coupe de champagne (il y en avait à profusion sur une table). Comme l’attente durait, ils se relevaient et allaient en chercher une autre, puis une autre, puis… bon, enfin, faut pas rigoler, il s’agissait de professionnels de la profession, des gens sérieux, quoi ! Finalement, Menahem arrivait avec son ou ses invités. Il prenait longuement la parole pour présenter sa vedette et parler de son projet. Le ton était souvent paternaliste, d’autant plus si l’acteur à ses côtés était un petit jeune, style Dudikoff. Il ne fallait pas, exhortait-il les journalistes, avoir la dent trop dure avec son poulain. Ceux-là ne pipaient mot, se contentant de savourer leur boisson pétillante et, quand venait le temps des questions, c’était toujours la bonne humeur qui présidait.

Golan Sean Young (Photo JCL)

À Cannes, Golan était omniprésent, organisant chaque année quantité de festivités en marge de la manifestation, chaque fois avec des acteurs qui attiraient les photographes. Que dire de la fois où, sur le toit du palais Croisette qui abritait la Quinzaine des Réalisateurs, il avait fait venir Martin Landau, Michael Madsen et Sean Young ? Je n’ai pas réussi à retrouver pour quel film le producteur avait réuni ce beau trio. Peut-être lui non plus n’a-t-il jamais été réalisé, en tout cas pas avec ce casting.

Un dernier petit souvenir. Je marche le long de la Croisette, pressé de me rendre à une projection, et, au niveau du Carlton, j’aperçois Menahem Golan en survêtement, pratiquant son jogging. Il ne doit pas être loin de six heures du soir, horaire symbolique où les sommités du septième art sont en train d’enfiler leurs smoking et robe de soirée. Rougi par l’effort, Menahem, lui, court tranquillement et se fait en même temps interviewer. Oui, vous avez bien lu. Pendant qu’il trottine, il a obligé une jolie et jeune journaliste à galoper à ses côtés, encombrée d’un micro, de notes, de dossiers de presse. Tout cela sous les yeux de milliers de passants. Si ce n’est pas la classe, ça !

Puis, une année, la Cannon a disparu au profit de la 21st Century. Le bon temps était passé, les petits fours furent rentrés, le champagne rebouché et le festival continua à égrener les années, laissant dans les mémoires cinq ou six ans de luxe et de paillettes hollywoodiennes dignes de l’Âge d’or.

Jean-Charles Lemeunier

 


Doctor Who 8×02 – Into the Dalek : L’aventure intérieure

$
0
0

55954

Parti chercher des cafés, le Docteur se retrouve plongé au coeur d’une bataille spatiale impliquant les Daleks, ses plus grands ennemis. C’est alors que se présente une opportunité : un Dalek "défectueux", un bon Dalek,  prêt à se retourner contre sa race.

Après un premier épisode en demi-teinte, au vu des attentes et des craintes gigantesques que provoquent inévitablement l’arrivée d’un nouveau Docteur,  ce second épisode se devait de relever le gant et de frapper le grand coup qui allait installer pour de bon Peter Capaldi dans le rôle titre.

Mais sur un postulat plutôt excitant, les deux scénaristes (dont Moffat qu’on connait d’habitude plus inspiré), livrent un exercice dans la moyenne du show. Sans être rébarbative, l’aventure ne vous emporte jamais, et ce qui s’annonçait comme un truc de folie (l’exploration d’un Dalek de l’intérieur, après miniaturisation du Docteur et de ses compagnons !) s’avère au final très, trop sage. Le décor même des entrailles du Dalek est désespérément froid et vide, cohérent avec son aspect extérieur, certes, mais très décevant au regard des fantasmes engendrés par les promesses du pitch. Ne promettez jamais la lune à votre spectateur, il la voudra dans son entiéreté.

doctor-who-into-the-dalek

De plus, l’épisode baigne dans une impression désagréable de déjà vu : le système immunitaire qui attaque les intrus recycle une scène similaire de Let’s Kill Hitler (6.08), quand Amy et Rory s’introduisaient à bord du Teselecta ; Clara rabrouant le Docteur renvoie à Amy prenant l’ascendant sur son ami imaginaire dans The Beast Below (5.02). La cerise sur le gâteau revenant à cette déclaration affirmant, avec quasiment les mêmes mots, que le Docteur aurait "fait un bon Dalek". Même si elle a tout à fait sa place dans ce que construit cette nouvelle saison autour de son personnage titre, nous rappelant à quel point le Docteur est un homme dangereux, cette phrase été utilisée telle quelle dans l’épisode Dalek (1.06), quand Christopher Eccleston tenait le haut de l’affiche.

Cette nouvelle aventure permet tout de même à Peter Capaldi de poursuivre la construction de son Docteur, plus froid et introspectif que ses prédécesseurs, plus dangereux aussi sans doute, ainsi que le montrent les premières minutes où il fait face avec un stoïcisme impeccable à un soldat le menaçant d’une arme. Et si l’on discerne ça et là des indices quant à une ligne narrative plus générale (l’histoire d’amour naissante de Clara avec un collègue professeur au passé troublé, le retour de Missy), on espère simplement que Steven Moffat, en grand manipulateur qu’il est, ne mettra pas trop longtemps à donner la pleine mesure de son nouveau Docteur.

Julien Taillard

 

 

Doctor Who Saison 8 – épisode 02 : Into The Dalek
Showrunner : Steven Moffat
Réalisation : Ben Weathley
Scénario : Steven Moffat, Phil Ford
Interprètes : Peter Capaldi, Jenna Coleman, Samuel Anderson, Zawe Ashton, Michael Smiley, Nicholas Briggs (voix des Daleks)
Montage : William Oswald
Photo : Magni Agustsson
Musique : Murray Gold
Origine: Royaume-Uni
Duréé : 45 mn
Diffusion BBC One: 30 août 2014


Deux heures moins le quart avant J.-C. de Jean Yanne : Cléo de 5 à 7 moins le quart

$
0
0

Affiche2h_moins_le_quart_avant_jc

Lorsqu’en 1972, Jean Yanne décide de se lancer dans la mise en scène et signe Tout le monde il est beau tout le monde il est gentil, la surprise est de taille et le succès au rendez-vous. Le comique a des choses à dire, ce dont on se doutait, des comptes à régler aussi (entre autres avec la radio) et le public suit. Dix ans après, alors qu’il a enchaîné avec deux films réjouissants (Moi y’en a vouloir des sous et Les Chinois à Paris) et deux autres ayant moins retenu l’attention (Chobizenesse et Je te tiens, tu me tiens par la barbichette), Yanne s’attelle à une production beaucoup plus ambitieuse avec Deux heures moins le quart avant Jésus-Christ (un titre dans la veine de son auteur). À la même époque, Mel Brooks vient de sortir La folle histoire du monde. Malgré la sympathie que dégagent ces deux personnalités, l’Américain et le Français, force est de reconnaître que ces deux épopées à costumes perdent un peu du souffle si on les compare aux succès qui ont jalonné la carrière des deux amuseurs. Et restent loin derrière La vie de Brian, modèle du genre. Peut-être manque-t-il à Deux heures moins le quart la patte de Gérard Sire, qui a co-écrit tous les films de Jean Yanne et qui disparaît en 1977, alors que Je te tiens, tu me tiens n’est pas encore sur les écrans.

Jean Yanne, qui s’est installé à Los Angeles, beaucoup pour raisons fiscales, revient en France proposer sa fantaisie historique à Claude Berri et Tarak Ben Ammar qui vont la produire. Yanne le dit à qui veut l’entendre de ses intervieweurs, il est persuadé que les problèmes contemporains se retrouvent à toutes époque et qu’il y avait déjà, par exemple, une circulation encombrée dans les rues de la Rome antique. On se souvient d’ailleurs de son fameux sketch joué avec Paul Mercey, où deux conducteurs de chars romains s’engueulent en latin de cuisine. Mercey fait appel à un flicum (Lawrence Riesner) qui le verbalise pour défaut de vignettum et d’assuransum. « Merdum ! Merdum ! » s’époumone le pauvre Mercey, conduit illico presto au commissariatum.

Merdum

Le sketch est resté dans les mémoires et Deux heures moins le quart avant Jésus-Christ conserve ce même esprit potache. Mercey et Riesner sont d’ailleurs toujours de la partie, l’un en commerçant et l’autre en légionnaire romain qui vient régler un conflit de circulation entre Mercey et Yanne. Comme à la bonne époque. Mis à part que Yanne ne se borne pas à reproduire ce qui a déjà été écrit par le passé. Il reforme le trio des deux conducteurs de chars et du flic, les replace dans la même situation en changeant les dialogues. Juste pour le plaisir du clin d’œil que les connaisseurs apprécieront.

Paul Mercey incarne donc un commerçant qui, avec la plupart de ses collègues, ne cesse de râler après tout : les lois, le gouvernement de César, les impôts, le stationnement, etc. Avec des airs de Cidunati, les commerçants veulent se regrouper et désignent l’un d’entre eux, un « charagiste », comme leur leader. Ici c’est le dernier qui a parlé qui a raison et comme c’est Ben-Hur Marcel (Coluche), le dit charagiste, qui a causé le dernier, c’est lui qui devient le représentant syndical des mécontents.

Ajoutez à cela une grogne qui, sous l’influence du consul, se transforme en vrai/faux complot surveillé par le pouvoir et vous aurez une vague idée de ce que peut être Deux heures moins le quart avant Jésus-Christ. On y trouve aussi une grève des gladiateurs, les compagnies romaines de sécurité, des pubs pendant jeux du cirque, etc.

La critique sociale avancée dans le film est quelque peu poujadiste mais, comme c’est Jean Yanne, on pardonne tout. Car la sympathie que dégage l’acteur-réalisateur est contagieuse. Et pour lui, l’important est de faire rire. Pendant plus de deux heures moins le quart (110 minutes exactement), Yanne s’amuse donc à enfiler les anachronismes et à donner à ses copains, Serrault en tête, des rôles cousus main pour lesquels le surjeu est de mise et le rire assuré.

En Jules César efféminé, tout juste sorti de La cage aux folles, Michel Serrault est irrésistible. Il faut le voir minauder, se mettre à crier d’une voix pas très virile ou articuler en accentuant les finales « César est un homme comme un autre, l’homme est laid … Nous les hommes sommes moches ! »

Serrault Coluche

À ses côtés, Coluche, Michel Auclair, Darry Cowl, Michel Constantin, André Pousse, Paul Préboist, tout ce petit monde en jupette, recueillent quelques lauriers. Enfin, côté dames, nous retrouvons Françoise Fabian et Mimi Coutelier qui campe une Cléopâtre bien mimi. Sans parler des vedettes de la radio et de la télévision qui font ici des apparitions cocasses : Yves Mourousi en présentateur de la télé romaine, Léon Zitrone qui commente les jeux du cirque et José Artur en patron de boîte de nuit gay.

Cléopâtre

Si les gags se suivent, certains sont dus aux aléas de la production. Ainsi, Jean Yanne a attendu jusqu’à la dernière minute pour accompagner le cortège de Cléopâtre, deux éléphants. Mais Tarak Ben Ammar ne put en trouver et Yanne se contenta d’un singe et deux faucons qui reviennent beaucoup dans le dialogue. Gilles Durieux raconte cette anecdote dans son livre, Jean Yanne : Ni Dieu ni Maître (même nageur)  (2005, Cherche-Midi), ainsi que les tensions nées entre Yanne et Coluche pendant le tournage en Tunisie.

Bien sûr, bien plus tard, Astérix & Obélix : Mission Cléopâtre balaiera tout sur son passage et deviendra le symbole parfaitement achevé du pastiche du film historique. Mais Chabat a vu Deux heures moins le quart et lui rend même hommage, là avec un crocodile qui s’appelle Serge (chez Yanne, c’est le lion qui se nomme Lucien), ou avec la séquence finale, pendant le générique, de la boîte de nuit où officie Mathieu Kassovitz. Dans Deux heures moins le quart, c’est José Artur qui filtre les entrées de la boîte. Une séquence très amusante au cours de laquelle Coluche, qui cherche les auteurs d’un complot, demande à Serrault s’il en est. Suit alors un long dialogue à double sens dont la lourdeur fait marrer.

vlcsnap-209775

Le succès du film, qui bat des records en première semaine et finira son parcours à plus de 4 millions 600 000 entrées relancera la carrière de Yanne comme cinéaste. Il enchaîne peu après avec Liberté, égalité, choucroute, qui se déroule cette fois lors de la Révolution française. Mais ceci est une autre Histoire.

Jean-Charles Lemeunier

Version restaurée éditée en DVD et Blu-ray par Pathé le 10 septembre 2014 (en même temps que L’Africain de Philippe de Broca).

Deux heures moins le quart avant Jésus-Christ

France

Réalisation : Jean Yanne

Scénario : Jean Yanne

Photo : Mario Vulpiani

Musique :Jean Yanne et Raymond Alessandrini

Distribution : AMLF

Durée : 110 minutes

Date de sortie France : 6 octobre 1982

Avec : Jean Yanne, Michel Serrault, Coluche, Mimi Coutelier, Michel Auclair, Darry Cowl, Françoise Fabian, André Pousse, Michel Constantin, Daniel Emilfork, Paul Préboist, Philippe Clay, Paul Mercey, Yves Mourousi, Léon Zitrone, José Artur, Valérie Mairesse


Viewing all 704 articles
Browse latest View live