L’annonce de la venue au festival Lumière, à Lyon, de Peter Bogdanovich était excitante. À celle-ci, s’ajoutaient les sorties simultanées chez Carlotta de deux films du cinéaste américain, de deux livres — un écrit par lui et l’autre issu d’une série d’entretiens avec Jean-Baptiste Thoret — et d’un documentaire. Mon titre était tout trouvé : Et tout le monde applaudissait, vu que le festival Lumière prévoyait pour Bogdanovich une master class et plusieurs présentation de films dans la rétrospective qui lui était consacrée. C’est certain, tout le monde allait applaudir. Hélas, sitôt arrivé à Lyon, l’auteur d’Et tout le monde riait a fait une mauvaise chute et s’est fracturé la jambe. Parti pour l’hôpital, on ne l’a plus revu. Pour quelqu’un qui a signé Enfin, l’amour, on ne pourra que regretter : enfin, c’est la vie !
Nous n’aurons donc pas, hélas, à vous transmettre les propos de Peter Bogdanovich qui illustreraient The Last Picture Show (1971, La dernière séance) et Saint Jack (1979, Jack le magnifique), les deux films sortis en édition prestige limitée (combo DVD/Blu-ray + memorabilia), Le cinéma comme élégie et La mise à mort de la licorne, les deux livres, et One Day Since Yesterday, le documentaire de Bill Teck.
Bogdanovich a toujours aimé mener de front un travail de mise en scène, d’abord au théâtre puis au cinéma en débutant auprès de Roger Corman, et des recherches liées à sa passion du cinéma. Il rencontre les grands maîtres classiques américains (Ford, Hawks, Cukor, Welles…) et leur consacre des articles, des livres voire des documentaires (Directed by John Ford en 1971). Loin de le frustrer, cette connaissance approfondie de ce qui s’est passé avant lui permet de toucher tous les genres, de la chronique sociale avec la très réussie Dernière séance à la comédie slapstick (On s’fait la valise, docteur ? en 1972), en passant même par le western. Il raconte en effet à J.-B. Thoret qu’il devait tourner un film, un peu à la manière du Red River de Hawks, écrit pour John Wayne, James Stewart et Henry Fonda. Ce dernier avait accepté mais les deux autres, poussés par John Ford « sur son lit de mort », avaient décliné l’offre et le western est resté dans les tiroirs jusqu’à ce que son coscénariste, Larry McMurtry, en fasse un roman, Lonesome Dove, qui deviendra une série TV.
Bogdanovich n’est sans doute pas un auteur, au sens Nouvelle Vague du terme. On ne peut en effet définir un univers, des caractéristiques qui lui sont propres, tant il existe de différences d’un film à l’autre. On mettra malgré tout forcément en avant un thème commun, l’amour du cinéma. Quel que soit le film de Bogdanovich que l’on regarde, on trouvera toujours une thématique, un sujet, l’emploi d’un acteur, un style qui ramène à l’Âge d’or du cinéma hollywoodien. Ce sera Ben Johnson, l’acteur de John Ford, et son rôle emblématique dans La dernière séance. Ce sera encore Nickelodeon, qui rend hommage aux films des débuts de Hollywood. Ou le déjà cité On s’fait la valise, docteur ?, coup de chapeau ému aux chefs-d’œuvre de Hawks et Cukor. Dans Targets, c’est la présence de Boris Karloff, lié à tout jamais à Frankenstein. C’est encore Paper Moon, tourné en noir et blanc ou The Cat’s Meow, sur le meurtre du cinéaste et producteur Thomas Ince en 1924, sur le yacht de William Randolph Hearst.
Pour autant, si Bogdanovich reste classique dans ses thèmes, il ne l’est pas dans la forme, s’éloignant des canons esthétiques des années 30-40. Les films de Bogdanovich sont tournés parallèlement à ceux d’une génération désignée sous le terme générique de Nouvel Hollywood. On trouvera ainsi tout au long de la filmo de Bogdanovich des séquences qui n’auraient pu être tournées à l’époque glorieuse des grands studios. Comme les nudités frontales qui apparaissent dans La dernière séance et qui faisaient dire à John Wayne, ainsi que le rapporte Bogdanovich, qu’il ne pourrait les montrer à sa famille.
En ce sens, Saint Jack est très étonnant. Inspiré du roman de Paul Théroux, le film est tourné entièrement à Singapour et a pour vedette Ben Gazzara, qui avait tourné peu de temps auparavant The Killing of a Chinese Bookie (1976, Meurtre d’un bookmaker chinois) de John Cassavetes. Gazzara dirige un club de strip-tease chez Cassavetes, est maquereau chez Bogdanovich. Les deux personnages, proches dans la manière qu’ils ont de traiter les filles avec qui ils travaillent, sont traqués par la mafia locale.
Bogdanovich se positionne aux côtés d’un personnage somme toute peu reluisant et donne à son mac des lettres de noblesse, grâce à la puissance dégagée par Ben Gazzara, ce charme liée à sa nonchalance. Autant pour La dernière séance que pour Saint Jack, le cinéaste sait créer une atmosphère et nous faire sentir proches des héros de ces deux films.
Bien évidemment — et le livre poignant, La mise à mort de la licorne, est là pour le confirmer, qui évoque non seulement la destinée tragique d’une actrice que l’époque, la Playboy Mansion de Hugh Heffner, et la face cachée de Hollywood —, la pierre angulaire du cinéma de Bogdanovich à partir des années quatre-vingt va être la douleur et la perte, celle de son égérie Dorothy Stratten, héroïne d’Et tout le monde riait, morte assassinée par son mari avant la sortie du film de Bogdanovich (sur cette sinistre affaire, fut tourné en 1983 par Bob Fosse, Star 80. Sous le nom d’emprunt d’Aram Nicholas, Bogdanovich y était interprété par Roger Rees). Très amoureux de la jeune femme, le cinéaste ne s’en est jamais vraiment remis, même s’il a épousé par la suite la jeune sœur de Dorothy, Louise Stratten. Il tourne Mask en 1985 — l’histoire d’une difformité cachée par un masque — parce que, avoue-t-il à Jean-Baptiste Thoret, Dorothy s’intéressait beaucoup à Joseph Merrick, qui a inspiré le film Elephant Man. De même que la monstruosité physique de Merrick dissimulait ses souffrances, la beauté de Dorothy ne renvoyait la jeune playmate qu’à une image sexuelle.
Avec Texasville (1990), Bogdanovich revient à ses personnages de La dernière séance pour voir ce qu’ils sont devenus, vingt ans après. Nostalgie et regrets sont à l’œuvre. Après quelques films plus ou moins de commande, She’s Funny That Way (2014, Broadway Therapy) est une comédie trépidante jouée par Owen Wilson, Imogen Poots et Jennifer Aniston. Dans One Day Since Yesterday, l’intéressant documentaire au si joli titre — il s’agit de la phrase inscrite sur une carte et envoyée par Dorothy Stratten à Peter Bogdanovich après leur premier baiser —, le cinéaste place Broadway Therapy dans la lignée d’Et tout le monde riait, comme si son travail de deuil ne parvenait à se conclure.
Enfin, le festival Lumière a permis de découvrir le dernier documentaire de Bogdanovich, dans lequel il revient à ses premières amours, le cinéma classique d’auteur. The Great Buster est consacré à la carrière du grandiose Buster Keaton, ses heurs et malheurs. Outre le plaisir de revoir des extraits des meilleurs moments de la filmographie de Keaton, tant dans ses courts que ses longs-métrages, Bogdanovich nous offre aussi la vision d’images inconnues chez nous : publicités, émissions de télé style caméra cachée ou courts-métrages tournés alors que l’artiste est complètement mis à l’écart par les studios. Enchanteur et instructif.
Il ne reste donc plus qu’à souhaiter que Bogdanovich revienne en pleine forme pour une nouvelle édition du festival Lumière. Ce qu’il a, apparemment promis.
Jean-Charles Lemeunier
Autour de Peter Bogdanovich, les films (La dernière séance et Saint Jack), les livres (Le cinéma comme élégie et La mise à mort de la licorne) et le documentaire (One Day Since Yesterday) sont sortis chez Carlotta Films le 18 octobre 2018.
Saint Jack est également ressorti en salles le 17 octobre 2018.