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« La métamorphose des cloportes » de Pierre Granier-Deferre : Du spécial !

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Achtung, môme : c’est du spécial ! Elle a bien raison, Françoise Rosay dans le brillant La métamorphose des cloportes que BQHL ressort en DVD, de prévenir le Rouquemoute (ineffable Georges Géret) tout autant que le spectateur. Car, of course, ce film de Pierre Granier-Deferre dialogué par Audiard, c’est du spécial ! Ne serait-ce que par son casting. Jugez du peu : trois bras cassés (Charles Aznavour, Maurice Biraud et Georges Géret) projettent un casse. Il leur faut pour cela un chalumeau hors pair que Françoise Rosay propose à un prix prohibitif. Ils se tournent donc vers un copain, Lino Ventura. Lequel est en cheville pour un trafic de tableaux avec Pierre Brasseur. Qui a pour maîtresse et collaboratrice Irina Demick.

 

 

Pierre Granier-Deferre, qui a été assistant sur Un taxi pour Tobrouk en 1960, retrouve là le trio de tête (Ventura, Aznavour et Biraud) et le dialoguiste, Michel Audiard. Il ajoute à l’interprétation déjà riche Daniel Ceccaldi dans un personnage de flic et sa propre épouse, Annie Fratellini, dans le rôle de la michetonneuse du Rouquemoute. Une fois tout ce petit monde bien en place et un scénario, tiré d’un roman d’Alphonse Boudard, bien fignolé par Albert Simonin, la magie des dialogues d’Audiard peut opérer. Ce qui nous vaut de sacrées lignes : « Sur le plan de l’arnaque, explique Brasseur à Ventura, les coups les plus tordus ne sont rien, rien à côté de la peinture abstraite. » Autant dire que du Audiard lâché par cette belle brochette d’acteurs, c’est plus de la friandise, c’est du bonheur !

 

 

On aurait tort de ne cantonner le charme de La métamorphose qu’aux formidables acteurs et au dialogue. Granier-Deferre, qui connaît son métier (après une dizaine d’années d’assistanat, il en est déjà à son troisième long-métrage), s’amuse à composer des jeux de mots visuels. Qu’on parle de liberté, il filme une mariée qui s’enfuit poursuivie par plusieurs hommes. Dans un Lunapark, l’image fugitive d’un nain est suivie par celle, déformée, de Georges Géret et Lino Ventura dans les glaces déformantes. Avant de revoir le groupe de nains qui se marrent de leur reflet dans le miroir. Les cloportes dont parle Ventura, quand il est emprisonné et qu’il rumine sa vengeance, sont illustrés par les détenus, filmés du plafond, qui tournent en rond dans une pièce. Enfin, il sera beaucoup question de nudité dans le film : celle que l’on attend de la plantureuse Irina Demick. Alors, Granier s’amuse à tourner autour du pot, si l’on peut dire. Dans un face-à-face habillé entre Ventura et elle, un tableau de nu fait figure de contrepoint. Ou fait office d’effet d’annonce puisque les deux deviendront amants.

 

 

Reconnaissons également à Granier-Deferre un réel talent pour dépasser la comédie. Certes, les dialogues d’Audiard font toujours mouche mais le cinéaste insiste aussi sur la solitude de son héros trahi par ses proches et sur la gentillesse un peu naïve de quelqu’un qui va être blousé par plus sournois. Cela pourrait être du théâtre classique qui se cache sous la verve audiardesque. Le tout sur fond de belle musique jazzy composée par le grand organiste Jimmy Smith.

Jean-Charles Lemeunier

La métamorphose des cloportes
Année : 1965
Origine : France
Réal. : Pierre Granier-Deferre
Scén. : Albert Simonin d’après Alphonse Boudard
Dialogue : Michel Audiard
Photo : Nicolas Hayer
Musique : Jimmy Smith
Montage : Jean Ravel
Durée : 95 minutes
Avec Lino Ventura, Charles Aznavour, Pierre Brasseur, Irina Demick, Françoise Rosay, Maurice Biraud, Georges Géret, Annie Fratellini, Daniel Ceccaldi, Georges Chamarat, Jean Carmet, Marie-Hélène Dasté, Georges Blanes…

Sorti en DVD par BQHL le 27 mars 2018.

 


Coffret Bad Girls chez Bach Films : Sex, drugs and rock ‘n’ roll



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Deux filles font du stop sur une route, qu’un homme prend à bord de sa voiture. Deux autres filles arrivent en voiture, bloquent le Samaritain et le détroussent allègrement avec l’aide des deux autostoppeuses. Elles sont toutes jolies et vêtues de pulls moulants à manches courtes. Elles sont prêtes à tout et n’ont peur de rien, et surtout pas de la violence. Elles se battent volontiers, utilisent des armes à feu le cas échéant, tirent autant sur le quidam moyen que sur les flics. Ce sont les Bad Girls dont Bach Films va nous offrir huit versions dans un alléchant coffret du même nom. Vive, donc, les Bach Girls !

L’étonnant Girl Gang de Robert C. Dertano et ses autostoppeuses délurées ouvre la marche. Inconnu chez nous, Dertano est quand même un mec qui avait de la suite dans les idées. N’a-t-il pas écrit, réalisé et monté successivement Racket Girls (1951), Girl Gang (1954) et Gun Girls (1957) avec, à chaque fois, Timothy Farrell dans le rôle du gangster ? C’est d’autant plus marrant quand on sait que le Tim en question, également familier des films d’Ed Wood, a bossé avec la police et fut même marshal. La légende veut aussi qu’il ait été raflé par ses collègues flics lors du tournage de Paris After Midnight (1951, toujours de Dertano), lequel comportait quelques stripteases à l’époque mal vus par les censeurs. Farrell aurait eu quelques ennuis professionnels, ce qui ne l’empêchera pas de finir sa carrière avec le grade de County Marshal. On retrouve encore Farrell dans ce coffret, cette fois du côté de la police, dans The Violent Years (1956) de William Morgan, scénarisé par Ed Wood et déjà présent dans le coffret consacré à ce cinéaste par Bach Films, dont nous avons parlé dans ces mêmes colonnes. Un film plutôt bien fichu jusqu’au finale très moral qui fera sourire, grincer des dents ou applaudir suivant que l’on se laisse aisément ou pas emporter par le vent de la religion. Dans la lignée du Rebel Without a Cause (La fureur de vivre) de Nicholas Ray, sorti l’année précédente, The Violent Years tente de comprendre pourquoi les jeunes en arrivent à être délinquants et le film n’hésite pas à accuser les parents. Si James Dean regardait tristement son père, affublé d’un tablier, s’effacer devant sa mère, ici, un juge met carrément les deux parents au pilori qui ont préféré s’occuper d’eux-mêmes plutôt que de montrer un véritable amour à leur fille.

 

 

Si Girl Gang mérite bien le qualificatif d’étonnant, c’est qu’il montre des jeunes gens non seulement fumer des joints mais se préparer des shoots d’héroïne et se les injecter, un garçon dans le bras, une fille dans la cuisse, pour la rendre plus sexy encore. Nous sommes au cœur de ce cinéma d’exploitation qui, sous prétexte de mises en garde (contre le sexe, l’alcool ou les drogues), montraient tout ce qui était banni à l’écran. Quitte à ne pas obtenir de visa de censure et à projeter les films hors des circuits commerciaux.

 

 

Excepté Hell’s House (1932), tous les autres films du coffret parlent donc de ces jeunes filles qui se laissent facilement dévergonder. Hell’s House est différent, qui montre un jeune garçon naïf et jouant de malchance se retrouver dans une maison de correction. Oscillant sans cesse entre le drame social et le mélo moralisateur, ce film de Howard Higgin précède les chefs-d’œuvre sur la grande crise de 29 que sont les sujets contemporains de William Wellman ou de Mervyn LeRoy. L’ado en question (Junior Durkin) se retrouve en butte à la lâcheté et la dureté du monde adulte. Méconnu chez nous, Higgin, qui fut scénariste et réalisateur, ne plonge pas dans le manichéisme. Pat O’Brien use de son image sympathique pour incarner un type somme toute peu reluisant, tandis que Bette Davis, qui n’a à l’époque pas encore accédé au statut de vedette, tient un rôle positif, très éloigné de ceux de garces qui la rendront célèbre.

 

Higgin décrit une période difficile où des chauffards peuvent tuer impunément, des gens se retrouver au chômage du jour au lendemain, d’autres servir d’indics à la police et des gamins incarcérés pour avoir tenu un local rempli de caisses d’alcool. Nous sommes au temps de la Prohibition et la maison de correction est filmée avec la dureté requise. Quelques mois plus tard, Je suis un évadé montrera combien le système carcéral américain a besoin d’être humanisé.

 

 

Mais revenons aux mauvaises filles. Car dans Teenage Gang Debs (1966) de Sande N. Johnsen, elles le sont vraiment, mauvaises ! Voilà un film qui aurait pu être génial, sorte de West Side Story d’où tout romantisme a été exclus, mâtiné de Macbeth, dans lequel les filles tiennent un rôle clef, malheureusement gâché par une mise en scène bâclée. Des séquences intéressantes sont suivies d’autres, interminables, montrant des jeunes sur une piste de danse, tournant en rond en moto ou se battant.

 

 

Quoi qu’il en soit, ce Teenage Gang Debs est assez fascinant qui montre une jeune fille, apparemment de bonne famille, passer de bras en bras (shocking pour l’époque), être dans un lit avec un garçon sans être mariée (reshocking), se battre comme n’importe quel voyou ou incitant les autres à le faire et, cerise sur le gâteau, pousser son homme au meurtre du chef, comme une Lady Macbeth de bistro louche. Tout cela sans que ses parents ne s’inquiètent outre mesure de ses sorties nocturnes. C’est souvent grâce aux détails que l’on s’accroche à un film. Ici, il y en a un beau, de taille : le loubard en chef aime marquer au couteau ou au briquet ses amoureuses de ses initiales. Et il leur explique gentiment quelle méthode est la moins douloureuse. On ne s’étonnera plus que l’héroïne (intéressante Diane Conti) tienne à secouer le cocotier de ce machisme intégral.

 

 

Teen-Age Strangler (1964) de Bill Posner (alias Ben Parker) reprend la bonne vieille recette de qui dit jeunesse dit danses échevelées, blousons noirs et courses de voiture à tout berzingue, façon James Dean. Le film reste assez marrant à voir, avec un doute sur l’auteur de meurtres de jeunes filles. Les délinquants sont plutôt gentils et bien élevés, à quelques exceptions qui baisseront finalement la tête, leurs chéries bien sages, et toute cette adolescence se retrouve prompte à coopérer avec la police devant le danger. Par quelques séquences nocturnes filmées comme dans les futurs slashers, Teen-Age Strangler annonce ces films d’horreur avec jeune fille esseulée se baladant dans la nuit, sous l’œil — on le craint — du rôdeur criminel.

 

 

Teenage Doll (1957) de Roger Corman commence avec un curieux générique en images animées, sur la musique trépidante de Walter Greene. « Ceci n’est pas un conte de fées », nous prévient-on immédiatement, « mais l’histoire d’une maladie qui menace notre manière de vivre. » Cette maladie, c’est bien entendu la délinquance juvénile mais, dès les premières images, on comprend que c’est l’ensemble de la société qui est visé. Un homme balance sans broncher un baquet d’eau sale dans la rue, à deux pas du cadavre d’une jeune femme. L’ambiance est immédiatement étrange, les décors le sont et certains personnages aussi, tel cet aveugle capable de sentir le sang. La société, justement, quelle est-elle ? Des taudis, des rues cradingues, des filles qui discutent de leur avenir et qui sont confrontées à un choix : coucher avec son patron ou devenir délinquante. « La pire chose, conclut l’une d’elles : sortir de son milieu. » À ce déterminisme social qui baigne Teenage Doll, Corman oppose le personnage jouée par June Kenney, jeune fille de bonne famille qui va traîner avec les gangs de garçons et de filles. Malgré une chute moralisatrice qui incite à rentrer dans le rang — ce qu’était déjà la thématique du classique du genre, Blackboard Jungle (Graine de violence, 1955) de Richard Brooks —, le film de Corman insiste sur le rapport de classes. Dans le livre que Stéphane Bourgoin a consacré au cinéaste chez Edilig, il cite la jubilation du critique Pierre Guinle à la sortie de Teenage Doll, due au très grand nombre de dessous féminins visibles durant le métrage. Toute une époque !

 

 

Enfin, signalons encore deux films d’Edgar G. Ulmer, Girls in Chains (1943) et So Young, So Bad (1950), également présents dans l’indispensable coffret Bach Films consacré à ce cinéaste hors normes. Du premier, on peut dire qu’il est la version fauchée de pas mal de films noirs américains, avec un flic (Roger Clark) et une jeune femme (Arline Judge) luttant seuls contre la corruption qui a contaminé la ville et son grand manitou, un gangster qui dirige tout (Jack Randall, le cowboy chantant qui, à partir des années quarante, s’est rebaptisé Allan Byron pour élargir un peu son champ d’action cinématographique).

Comme elle s’est faite virer de l’école où elle travaillait parce qu’elle était la belle-sœur du malfrat, Arline Judge va être pistonnée par un gentil représentant de l’ordre pour devenir enseignante dans une maison de redressement, occasion de montrer de pauvres filles maltraitées par des matonnes coriaces. Ulmer force parfois un peu l’angélisme mais on lui reconnaîtra un sens aigu de la mise en scène dans des décors minimalistes. Et une cruauté certaine dans la description des meurtres ou des sévices subis par les pauvres filles emprisonnées. On notera encore la prestation d’Emmett Lynn en alcoolo dévastateur. Et, pour les cinéphiles avertis, les présences de Francis Ford, le frère de John, en juré au tribunal, et celle, dans le rôle d’une gardienne, de Betty Blythe, une des reines de beauté les plus déshabillées du cinéma muet dans des films pour la plupart malheureusement disparus (tel le Queen of Sheba de 1921).

 

 

Avec So Young, So Bad, on a du mal à savoir qui a fait quoi. Le film est signé par Bernard Vorhaus qui a été remplacé, en cours de tournage, par Edgar G. Ulmer. On doit reconnaître que les bonnes idées de mise en scène sont nombreuses, qu’on ne saurait attribuer à l’un ou l’autre des deux réalisateurs. Citons ce dialogue entre Paul Henreid et Catherine McLeod sur un manège, avec ce jeu de regards jamais au même niveau, ce panoramique qui accompagne la phrase « Ici, pas de hauts murs. J’ignorais pour le mur humain« , qui se termine par le visage sévère d’une gardienne de la maison de redressement où sont cloîtrées les jeunes filles délinquantes. Ou encore cette tentative de fuite filmée comme dans un film d’horreur, avec cette contreplongée dans les escaliers. Mettons encore en avant le sens des détails (les lapins, les peluches), ce directeur doucereux et ignoble (Cecil Clovelly), les jurés qui, au tribunal, s’épongent tant ils ont chaud et ce plan du baiser filmé à travers un cadre. Tout ceci accompagnant une histoire finalement subversive où les sadiques sont du bon côté de la barrière.

Encore moins connu chez nous qu’Ulmer qui, lui au moins, bénéficie d’une chapelle, Vorhaus est un cinéaste qui gagne à être connu. David Lean, qui fut son monteur, ne tarissait pas d’éloges sur son travail. Après plusieurs réalisations en Angleterre, Vorhaus plonge dans la série B américaine et se fait remarquer grâce à The Affairs of Jimmy Valentine (1942). De lui, Bach Films a déjà édité The Amazing Mr X (1948, L’incroyable Monsieur X). Deux films dont Bertrand Tavernier dans son blog relève les titres, ne serait-ce que par la présence aux deux génériques du génial chef opérateur John Alton. Il parle de « cadrages esthètes et raffinés », de profondeur de champ, de contre jours et de clairs-obscurs. Autant de qualités à mettre au crédit de So Young, So Bad.

 

 

Dans le bonus, Stéphane Bourgoin s’interroge sur la raison du départ de Vorhaus et son remplacement par Ulmer. Il met en avant les problèmes de Vorhaus avec les maccarthystes, problèmes également rencontrés par la scénariste du film, Jean Rouverol. Ceci expliquant sans doute cela. Bourgoin signale également « une séquence de quasi lesbianisme » qui dut, rajoutée au reste, faire remuer quelques sabots de censeurs. Ajoutons qu’on retrouve au générique de So Young, So Bad plusieurs jeunes actrices qui ne vont pas tarder à se faire un nom : la très jolie Anne Francis, que l’on verra plus tard dans Planète interdite, Rosita Moreno qui, sous le nom de Rita Moreno, sera l’une des vedettes de West Side Story, et Anne Jackson, future grande actrice de la scène.

Jean-Charles Lemeunier

Coffret Bad Girl de huit films en DVD, disponible chez Bach Films, depuis le 15 janvier 2018.

Collection Epées de légende chez ESC : Big Band Theory

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L’union fait la force. En ces temps de grèves, la doctrine des mousquetaires de Dumas prend des allures marxisantes. Une doctrine qui convient d’ailleurs tout à fait, bien mieux d’ailleurs que le célèbre « Sésame ouvre-toi » à peine entendu, au film d’Arthur Lubin datant de 1944, Ali Baba and the Forty Thieves (Ali Baba et les quarante voleurs). Saluons ESC qui le sort en DVD et Blu-ray dans sa nouvelle collection, Epées de légende, laquelle fait suite à Hollywood Legends. L’union fait la force, donc — en anglais, on pourrait s’amuser à le traduire par The Big Band Theory — car le pauvre prince Ali, fils d’un calife trahi, se retrouve en fuite tout seul dans le désert. Il faudra qu’il tombe sur les fameux quarante voleurs et s’acoquine à eux pour retrouver le trône volé… et l’amour. Quant à Dumas, Lubin et son scénariste Edmund L. Hartmann le saluent en une phrase : « 41 pour tous… »

Si l’on ne connait de ce conte des mille et une nuits (qui n’en est pas un, ce que nous apprend Evanghelia Stead, prof des universités en littérature comparée, dans le très intéressant bonus) que la version de Jacques Becker avec Fernandel, on sera étonné des libertés prises avec l’histoire d’origine. Libertés que l’universitaire attribue au cinéaste Arthur Lubin, lequel voulait assimiler les voleurs à des libérateurs.

 

 

Nous sommes dans ce que les studios hollywoodiens, ici Universal, ont de meilleur : de beaux décors filmés en Technicolor, un film bondissant qui s’apparente au genre cape et épée, des acteurs sympathiques, un zeste d’érotisme bien sage, du second degré et un scénario loin d’être aussi stupide qu’on pourrait le penser de prime abord. Il se fait même l’annonce, assez rapidement, d’un drame cornélien inversé puisque, comme dans Le Cid, deux pères sont opposés et leurs enfants s’aiment. À l’instar de Chimène, Baba est amoureux de la fille de l’assassin de son père.

 

 

Passons un à un au crible tous les atouts du film. Nous parlions de couleurs et de Technicolor : il n’est qu’à voir les tuniques turquoises et les coiffes rouges des voleurs, du meilleur effet, pour comprendre de quoi il s’agit. Les paysages sont magnifiques, tournés dans les dunes de sable de l’Utah, qui font regretter certaines transparences en gros plans. L’action est faite pour plaire à tous, aux enfants et aux adultes pour lesquels Lubin garde quelques séquences mémorables sous le coude. Celles avec la très belle Maria Montez et l’indémontable séquence du bain (une qui fait toujours plaisir à voir). À ses côtés, Jon Hall et Turhan Bey font ce que l’on attend d’eux et l’on s’amusera encore à reconnaître Andy Devine, le conducteur de la diligence de La chevauchée fantastique de John Ford, à la voix éraillée si particulière, dans le rôle d’un gentil voleur qui se transforme en nourrice.

Côté mise en scène, on a malheureusement l’habitude de ne retenir de Lubin que ses films avec Francis, le mulet bavard : une série de six nanars, dont l’un avec Clint Eastwood, plus un septième opus dirigé par Charles Lamont, qui donnera naissance à la télé au feuilleton Monsieur Ed. Lubin a également mis en scène une bonne version du Fantôme de l’Opéra en 1943, deux délicieux petits films d’horreur, Vendredi 13 (1940) et The Spider Woman Strikes Back (1946), et un film noir, Impact (1949). Mais le fond de commerce de Lubin reste bien sûr la comédie, à commencer par les cinq films avec les comiques Abbott & Costello. De ceux qui font crouler de rire les Américains et qui nous semblent souvent navrants ! Quoi qu’il en soit, il nous réserve dans Ali Baba plusieurs surprises et fait preuve d’un réel savoir-faire, jouant sur la profondeur de champ, comme dans cette séquence où trahit la servante (sublime Ramsay Ames). Ou dans ces visions aériennes du combat final.

Quant à ce scénario pas si simpliste que cela, il recèle quelques perles du style : « Un homme sans rêve dépérit et vieillit ». Ou encore ce dialogue d’Andy Devine : « Pour son pays ou son ventre, un homme donnerait sa vie, même pour son cheval. Mais jamais pour une femme ! »

Curieusement introduit par une improbable femme pirate, Linda Tahir, le DVD dispose, on l’a dit, d’un excellent bonus, réalisé par cette même Linda, dans lequel Evanghelia Stead parle tout aussi bien du film lui-même que de l’histoire littéraire des contes. Elle indique combien Ali Baba correspond à une volonté politique, celle de l’engagement des jeunes Américains dans la guerre. Et elle rapproche les fameuses jarres dans lesquelles se cachent les quarante voleurs, annoncées dès le générique, du cheval de Troie. Un leurre, de même que ce film a priori tout public cache bien autre chose.

 

 

On retrouve ce même plaisir à suivre un bonus réalisé par Linda Tahir, toujours en femme pirate dans la présentation, dans un autre DVD de la collection Epées de légende, Bengal Bigade (1954, La révolte des Cipayes) de Laszlo Benedek. Ici, c’est la romancière et philosophe Catherine Clément qui se charge de nous passionner avec sa connaissance de l’Inde et de son histoire. Autant Ali Baba montre la force du groupe face à l’adversité, autant cette Révolte des Cipayes éclaire la solitude d’un soldat intègre (Rock Hudson) face à la bêtise militaire. Traduit en cour martiale pour avoir désobéi aux ordres d’un supérieur (et, par la même occasion, son futur beau-père) et tenté de sauver d’une embuscade ses soldats cipayes, un officier britannique démissionne de l’armée, partagé entre l’amour de son pays et celui de l’Inde. Lequel se traduit par deux jolies femmes qui lui tournent autour : la rousse et Britannique Arlene Dahl face à la brune et Indienne Ursula Thiess.

 

 

L’action se déroule en 1857 pendant la révolte des Cipayes, ces soldats indiens incorporés dans l’armée britannique et désireux de voir leur pays délivré du joug impérialiste. De cette histoire agréable à suivre, on retiendra surtout les choix esthétiques du film, avec un Technicolor qui magnifie les uniformes rouges de l’armée et les robes vertes d’Arlene Dahl.

L’intelligence de Benedek est de ne prendre le parti ni des uns ni des autres, signant une sorte de western exotique dans lequel les Blancs n’ont pas forcément le beau rôle. A la même époque, des films comme Broken Arrow (1950, La flèche brisée) de Delmer Daves ou Tomahawk (1951) de George Sherman donnent raison aux Amérindiens. Benedek et son scénariste Seton I. Miller, s’ils placent leur héros dans le camp britannique, prennent soin de ne pas accabler l’autre camp.

 

 

Signalons un troisième titre, Captain from Castile (1947, Capitaine de Castille) de Henry King avec Tyrone Power, toujours disponible dans cette même collection Epées de légende. Une vision magnifiée de la conquête du Mexique par Cortez (Cesar Romero), tournée en partie sur place, où les séquences épiques et spectaculaires font forte impression. Et où, là encore, les conquérants occidentaux n’ont pas le meilleur rôle.

 

 

Une fois de plus, pour revenir à l’idée initiale de groupe, le héros (Tyrone Power) se sort du mauvais pas où l’a fourré un hidalgo mal embouché (John Sutton) auprès de l’Inquisition grâce à l’aide de quelques amis (Lee J. Cobb, Jean Peters, etc). Pour se tirer d’affaire, il s’engage dans l’armée de Cortez et rejoint ces fameux conquistadores ivres d’un rêve héroïque et brutal qui n’en veulent qu’à l’or des Aztèques. Laissant de côté tout manichéisme, Henry King prend bien soin de donner la parole aux Aztèques, en particulier par l’intermédiaire de Jay Silverheels qui incarne un prince réduit en esclavage par les Espagnols, qui réussit à s’enfuir grâce à Tyrone Power et à regagner sa patrie. Il filme également les méfaits de l’extrémisme clérical via l’Inquisition, qu’il oppose au brave prêtre (Thomas Gomez) qui suit l’expédition de Cortez. Enfin, il rend hommage au pays en tournant sur les lieux-mêmes, avec cette très belle image finale de l’armée de Cortez sur fond d’un vrai volcan sur le point d’entrer en éruption, réalisée sans trucage.

Jean-Charles Lemeunier

Ali Baba et les quarante voleurs
Titre original : Ali Baba and the Forty Thieves
Année : 1944
Origine : Etats-Unis
Réal. : Arthur Lubin
Scén. : Edmund L. Hartmann
Photo : W. Howard Greene, George Robinson
Musique : Edward Ward
Montage : Russell F. Schoengarth
Prod. : Universal Pictures
Durée : 87 minutes
Avec Maria Montez, Jon Hall, Turhan Bey, Andy Devine, Kurt Katch, Frank Puglia, Fortunio Bonanova, Moroni Olsen, Ramsay Ames…

La révolte des Cipayes
Titre original : Bengal Brigade
Année : 1954
Origine : Etats-Unis
Réal. : Laszlo Benedek
Scén. : Seton I. Miller, Richard Alan Simmons d’après Hal Hunter
Photo : Maury Gertsman
Musique : Hans J. Salter
Montage : Frank Gross
Prod. : Universal Pictures
Durée : 87 minutes
Avec Rock Hudson, Arlene Dahl, Ursula Thiess, Torin Thatcher, Arnold Moss, Dan O’Herlihy, Michael Ansara…

Capitaine de Castille
Titre original : Captain from Castile
Année : 1947
Origine : Etats-Unis
Réal. : Henry King
Scén. : Lamar Trotti d’après Samuel Shellabarger
Photo : Arthur E . Arling, Charles G. Clarke, Joseph LaShelle
Musique : Alfred Newman
Montage : Barbara McLean
Prod. : Fox
Durée : 140 minutes
Avec Tyrone Power, Jean Peters, Cesar Romero, Lee J. Cobb, John Sutton, Antonio Moreno, Thomas Gomez, Alan Mowbray…

Sortis en DVD et Blu-ray, dans un nouveau master haute définition, chez ESC Distribution dans la collection Epées de légende le 10 avril 2018.

Cannes 2018 : Quelle gueule d’atmosphère !



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Je vous aurais prévenu, je me fais vieux ! Non pas dans mes artères, je me sens en pleine forme, merci, mais dans mon excitation pour le cinéma d’aujourd’hui et pour le festival de Cannes. Un endroit où je vais tous les ans depuis… non, je ne vous donne pas de dates, vous allez dire que je ne plaisantais pas, tout à l’heure.

Enfin, sachez juste qu’à Cannes, j’ai vu des tas de choses qui m’ont fait vibrer. Des films mais aussi des rencontres impromptues avec tous ceux qui comptent (ou pas, d’ailleurs) dans le cinéma mondial. Et bien tout cela est terminé ! Le festival a perdu beaucoup. Non seulement les conférences de presse ne sont quasiment plus accessibles, y compris pour un détenteur du badge presse, la hiérarchie voulant que l’on patiente des heures pour être, souvent, refoulé mais les célébrités deviennent invisibles. Ne parlons pas de la rue ou des halls des grands hôtels où leur présence devient aussi rare qu’une boîte de caviar dans le panier d’une ménagère. La presse — laissez-moi s’il vous plaît parler de ce que je connais le mieux — n’a plus accès à la terrasse qui donne sur la montée des marches, ni à celle qui se trouve au-dessus du passage des équipes de films vers la salle des conférences de presse. Et vous avez peu de chances de croiser aujourd’hui sur la Croisette Pedro Almodovar ou Brian De Palma, comme cela arrivait encore il y a quelques années en arrière.

Le cinéma, allez-vous me dire, ne tient pas qu’aux célébrités, c’est vrai. Mais lorsque vous êtes cinéphiles, les souvenirs de ces rencontres éphémères restent ancrés fortement dans votre mémoire. L’édition 2018, soixante-et-onzième du nom ? Elle fut aussi terne que le temps (du moins la deuxième semaine). La météo fut maussade avec cette pluie fine incessante et la fraîcheur qui l’accompagnait et Cannes 2018 eut une gueule d’atmosphère !

 

Lloyd Kaufman et une starlette des productions Troma

 

Autrefois, vous mettiez des heures à remonter ou descendre la Croisette tant il y avait du monde, tant des groupes se formaient devant chaque hôtel, devant la plage du Martinez où, tous les soirs, avait lieu en direct le Nulle Part Ailleurs de Canal + (remplacé aujourd’hui par L’Oréal), tant le passage d’Adriana Karembeu ou de Mike Tyson, signalé par le bouche-à-oreille, bloquait soudain toute la promenade. Cette année, plus personne ne vous gênait dans votre marche. Fini les passages de jolies filles en voitures décapotables qui envoyaient t-shirts et casquettes pour la promo d’un film, fini les musiques intempestives qui donnaient à cette partie de la Côte d’Azur des airs cariocas, fini les monstres de Troma qui distribuaient des flyers — même leur patron, le très sympathique Lloyd Kaufman et ses chemises à rayures, devient invisible —, fini les statues humaines restant des heures sans bouger, fini les dames panthères, fini le petit vieux qui, tous les ans, sculptait son même bout de bois, fini les airs de fête. Vous allez rétorquer qu’en matière de sécurité, toute cette animation n’était pas facile à gérer. C’est vrai et la sécurité, nécessaire et très présente, en rajoute sans doute aussi dans l’absence d’esprit festif.

 

Alex Lutz, lors de la présentation de « Guy » en clôture de la Semaine de la critique (Photo JCL)

 

Et puis, je vous entends, vous, là, non pas vous, l’autre, derrière… Oui, je suis à Cannes pour voir des films. C’est vrai. Mais tout ce que je vous ai raconté et qui a aujourd’hui disparu n’a jamais empêché de voir des films, bien au contraire. Alors oui, j’ai vu des films cette année. Et des bons ! Car Cannes 2018 se révèle un bon cru. Citons, dans la sélection officielle, Everybody Knows d’Asghar Farhadi, BlacKkKlansman de Spike Lee, Dogman de Matteo Garrone, Capharnaüm de Nadine Labaki, En guerre de Stéphane Brizé et, hors compétition, Solo : A Star Wars Story de Ron Howard. On retiendra encore Les chatouilles d’Andréa Bescond et Éric Métayer (Un Certain Regard), attachant réquisitoire contre la pédophilie, étouffant, insupportable, émouvant, provoquant toutes sortes d’émotions sauf l’indifférence et Guy d’Alex Lutz à la Semaine de la critique. Laquelle avait misé cette année sur les films réalisés par des acteurs puisque Paul Dano l’avait ouverte avec son Wildlife et c’est l’attachant Guy qui la clôturait. Dans ce portrait tout en finesse d’un vieux chanteur ringard, Lutz montre une fois de plus son talent à se grimer, à trouver des tics, des regards qui le rendent infiniment plausible dans le rôle. Il fait aussi état d’une réelle qualité, enrichissant son propos d’une quantité de détails amusants qui en disent long sur la psychologie du personnage.

 

 

Mais revenons à la sélection. Si l’on peut s’étonner, pour Everybody Knows, film d’ouverture du festival, qu’Asghar Farhadi ait planté sa caméra dans un petit village espagnol quelque part au nord de Madrid — ses précédents films étant tournés en Iran et en France —, on retrouvera toutefois là un thème souvent exploré par le cinéaste : celui du secret de famille. Farhadi a opté cette fois-ci pour un film choral (l’action se déroule autour d’un mariage et de ses nombreux participants) et son sujet, familial et policier, captive notre attention jusqu’à ne plus nous lâcher jusqu’au dénouement. S’il est mis — et c’est normal — en avant, le couple vedette (Penelope Cruz et Javier Bardem) ne fait pas pour autant de l’ombre aux autres interprètes. À commencer par Ricardo Darin qui impose, de film en film, une présence indéniable. Mais l’on dira tout autant de bien des nombreux autres interprètes.

 

 

Autre bonne surprise, présentée celle-là hors compétition, Solo : A Star Wars Story nous ramène aux origines de la saga. Non seulement par son personnage principal, qui nous fait découvrir un Han Solo jeune, mais aussi du fait que les acteurs, dont Woody Harrelson, ont quelque chose à jouer, sans être de simples figurants perdus dans un flot d’effets spéciaux. Enfin, rappelons que le scénario de Solo est dû aux plumes de Lawrence Kasdan, à qui l’on devait L’Empire contre-attaque et Le retour du Jedi, et à son fils Jon Kasdan. Moins manichéen (les gentils et les méchants, même s’ils sont désignés, peuvent changer de camp au gré des péripéties) et plus humoristique que les derniers épisodes puisqu’aucun enjeu moral n’est mis en avant, ce spin-off très plaisant n’inflige pas aux spectateurs ce qu’ils auraient pu craindre : une vision trop disneyenne. Pourtant, sorti en même temps sur les écrans nationaux, le film ne semble pas marcher. Sans doute le trop plein de déclinaisons d’un même sujet commence-t-il à se faire ressentir ? Dommage pour Solo, isolé dans une machinerie parfaitement huilée qui jusqu’ici fonctionnait et qui, du coup, porte bien son titre.

 

Honoré par le Grand Prix, BlacKkKlansman n’est pas à proprement parler une surprise, Spike Lee étant un cinéaste qui compte. Cette histoire d’un policier noir, Ron Stallworth, aidé d’un collègue blanc, Flip Zimmerman (joués par les excellents John David Washington, le fils de Denzel, et Adam Driver) qui bernent le Ku Klux Klan dans les années soixante-dix est déjà réjouissante en soi (et inquiétante aussi, tant l’abomination du Klan est bien rendue), avec cet hommage à la blaxploitation. Elle comporte aussi son lot d’émotion, entre autres avec le passage joué par l’immense Harry Belafonte. Le cinéaste oppose deux discours radicaux : celui des Black Panthers et celui du Klan. Et offre un entre-deux surprenant : les Noirs ont beau avoir leurs raisons de ne pas aimer les Blancs, ils ne pourront pas s’en débarrasser et devront plutôt essayer de vivre avec eux. Mais là où Spike Lee est vraiment très fort, c’est quand il relie cette histoire véritable survenue au policier Ron Stallworth il y a quarante ans au drame de Charlottesville, en août 2017. Suite à une grosse manif du Klan et autres partis néo-nazis, la voiture d’un suprémaciste blanc avait foncé sur une foule d’opposants, tuant une femme et faisant de nombreux blessés. Trump avait alors fait l’affront, au moyen d’un de ces fameux tweets, de dresser un parallèle entre l’extrême droite qui défilait et les antiracistes qui s’y opposaient. Spike Lee a le courage de tourner du cinéma contemporain qui ne met pas seulement en cause des attitudes du passé mais les place en vis-à-vis avec des événements d’aujourd’hui. Ce qui, l’air de rien, démolit le discours pacifiste du flic incarné par J.D Washington : quarante après, rien n’a changé et les racistes pensent qu’ils ont toujours le droit de tuer pour une histoire de couleur de peau !

 

 

Nadine Labaki, avec Capharnaüm, a obtenu le Prix du jury et beaucoup de bruits de couloirs la plaçaient, en cette fin de festival, en bonne position pour la Palme d’or, finalement attribuée à Une affaire de famille de Kore-Eda Hirokazu — d’autres détestaient aussi son traitement mélodramatique mais que serait Cannes sans polémiques et avis contradictoires. L’une des grandes forces du film, comme pour Dogman, tient en son interprétation. Zain al-Rafeea, petit bonhomme débrouillard de 12 ans livré à lui-même dans les rues de Beyrouth et qui va porter plainte contre ses parents de l’avoir mis au monde, de même que le reste du casting ne jouent pas : ils sont. Capharnaüm parle de réfugiés syriens (ce qui a déplu au Hezbollah), de dureté de la vie qui fait que chacun se démerde comme il peut sans se préoccuper des autres, tous ayant leurs raisons — parfois tordues — de mal agir. Nadine Labaki choisit de ne pas être misérabiliste grâce à son petit acteur si plein d’humour. La misère est pourtant présente du début à la fin, sans solution.

 

 

Dogman a donc permis à son principal interprète, Marcello Fonte, d’obtenir le prix d’interprétation masculine. En sortant du film de Matteo Garrone, on se disait que ce ne serait que justice qu’il l’obtienne. Fonte est un inconnu, passé dans quelques films sans que vraiment on le remarque. Ici, il éclate littéralement, tenant tout le film sur ses maigres épaules. Car le bonhomme est tout petit et maigrichon et son personnage doit tenir tête à un Goliath effrayant. Amoureux des chiens, dont il a fait son métier, le héros de Dogman vivote dans une petite ville proche de Naples. La description de ce prolétariat prêt à n’importe quel mauvais coup est passionnante : Garrone ne juge pas, constatant seulement qu’il faut survivre dans cette station balnéaire au rabais et désertée depuis longtemps par le tourisme. Son film est âpre, cruel et tendre tout à la fois. Humain, surtout ! Et Garrone peut être fier d’avoir mis sur le devant de la scène Marcello Fonte, comédien formidable.

 

 

C’est encore un autre acteur que l’on remarque dans En guerre, qui lui aussi a obtenu un prix d’interprétation en 2015. Vincent Lindon retrouve Stéphane Brizé dans un sujet social qui ressemble, à première vue, à La loi du marché. Sauf qu’En guerre est un film qui relève la tête, un film de lutte, avec des personnages qui refusent de subir cette fameuse loi du marché. Seul professionnel du casting, Lindon est un syndicaliste CGT (le syndicat n’est jamais cité que par des brassards et des drapeaux) qui se bat avec ses camarades contre la fermeture d’une usine. Brizé filme le délitement, les tiraillements entre les différents syndicats, les coups de bluff de la direction, la façon qu’a le gouvernement de vouloir s’occuper de tout cela sans rien faire, la poudre aux yeux jetée au quotidien, les doutes et la ténacité dans la lutte, le tout en images semblant être volées au cours de meetings et de réunions. Bien que profondément pessimiste, En guerre allume quelques lueurs d’espoir, cet espoir si absent de La loi du marché.

Jean-Charles Lemeunier



Palmarès


Palme d’or : Une affaire de famille de Kore-Eda Hirokazu ;

Grand prix : BlacKkKlansman de Spike Lee ;

Prix du jury : Capharnaüm de Nadine Labaki ;

Prix d’interprétation masculine : Marcello Fonte dans Dogman de Matteo Garrone ;

Prix de la mise en scène : Cold War de Pawel Pawlikowski ;

Prix du scénario ex-æquo : Alice Rohrwacher pour Heureux comme Lazzaro, Jafar Panahi
 pour Trois Visages ;

Prix d’interprétation féminine : Samal Yeslyamova dans Ayka de Sergey Dvortsevoy ;

Palme d’or spéciale : Le livre d’image de Jean-Luc Godard ;

Caméra d’or : Girl de Lukas Dhont (Un Certain Regard) ;

Le jury de la CST a décerné le prix Vulcain de l’artiste-technicien 2018 à Shin Joom-Hee, le directeur artistique de Burning, pour sa contribution exceptionnelle à la caractérisation des personnages.

Un documentaire de Noah Baumbach et Jake Paltrow : Brillant De Palma

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Alors que Brian De Palma fait l’objet d’une rétrospective intégrale à la Cinémathèque française du 31 mai au 4 juillet, à l’occasion de la sortie du roman coécrit avec Susan Lehman, Les serpents sont-ils nécessaires ? (aux éditions Rivages), Carlotta Films édite en édition prestige (DVD + Blu-ray + memorabilia) le documentaire que Noah Baumbach et Jake Paltrow ont consacré au cinéaste en 2016, De Palma.

 

 

Pour le questionner, les deux compères ont opté pour la solution la plus simple : placer De Palma face à la caméra et le laisser parler, chacun de ses propos étant illustré par un extrait de ses films ou d’autres œuvres citées par lui, par des photos d’archives également. Et, on a beau savoir qu’on a aimé les films de l’individu, au fur et à mesure que le documentaire avance et que l’on voit des images de Phantom of the Paradise, de Carrie, de Pulsions, de Blow Out, de Scarface, de Body Double ou des Incorruptibles, à chaque fois c’est pareil. On regarde sa vidéothèque en se disant : celui-là, de film, est par là, je me le fais tout de suite derrière. Puis De Palma enchaîne avec le film suivant : ah oui, vous dites-vous, je l’ai aussi, je regarderai plutôt celui-là après et ainsi de suite.

 

 

Car, cela devient une évidence, les séquences entières, parfois de simples images, vous sont restées en mémoire : le bain de sang de Carrie et la main surgie du tombeau, le visage écrasé par la presse à disques du Phantom, John Travolta enregistrant des sons dans Blow Out, la terrifiante blonde à lunettes noires de Pulsions qui use si bien du rasoir pour égorger dans les ascenseurs ou ailleurs, le son des mitraillettes de Scarface et celui de la tronçonneuse qui déchiquète un corps, la séquence de la gare dans Les Incorruptibles, façon Cuirassé Potemkine, et l’embrassade de Body Double avec la caméra qui tourne autour du couple, façon Vertigo, le cache-cache d’Al Pacino dans la gare de L’impasse, la goutte de sueur de Tom Cruise suspendu dans Mission impossible… On pourrait en citer tant d’autres.

 

 

Certes, les deux derniers films que De Palma mentionne, Redacted (2007) et Passion (2012) n’ont pas marqué les mémoires et c’est à peine s’il s’y arrête. Le cinéaste a même tourné en 2017 Domino, qui devrait sortir cette année. Mais peu importe : pour lui, c’est plutôt vers le passé qu’il faut regarder. N’argumente-t-il pas, désabusé, qu’un artiste produit le meilleur entre 30 et 50 ans ? On peut bien sûr citer des contre-exemples : John Ford avait 72 ans au moment de Frontière chinoise, John Huston 81 ans pour Gens de Dublin, Sacha Guitry 66 ans pour La poison et 68 pour La vie d’un honnête homme. Mais De Palma le pense même s’il réalise encore plusieurs bons films après ses 50 ans, à commencer par L’impasse, magnifique, qu’il tourne alors qu’il a 53 ans. D’autres films sortis ensuite lui valent encore de réels succès publics : Mission impossible (56 ans), Femme Fatale (62 ans), Le dahlia noir (66 ans). Mais sans doute que, pour lui, ils ne valent pas les œuvres de sa période de pleine maturité.

 

 

De Palma parle beaucoup de ses amis (Scorsese, Spielberg, Lucas et Coppola), de son admiration pour Hitchcock (il revient beaucoup sur Vertigo), de son travail avec le musicien de ce dernier, Bernard Herrmann, et des autres musiciens qui ont écrit ses partitions (Pino Donaggio, Ennio Morricone). Robert De Niro occupe bien sûr une place importante, qu’il fait débuter tout jeunot dans The Wedding Party en 1963-64 (le film ne sortira qu’en 1969) et qui lui coûtera cher, quelques années plus tard, en 1987, dans Les Incorruptibles. Mais c’est surtout son art, sa façon de travailler, que De Palma met au premier plan : l’utilisation du split-screen, ses allers-retours au sein des studios et hors du système, les sujets qui lui tiennent à cœur (comme Outrages, sur un viol au Vietnam), les méthodes parfois assez dures de ses acteurs, comme Sean Penn qui maltraite Michael J. Fox sur le tournage de ce dernier film, une attitude en lien avec leurs personnages respectifs.

 

 

Voilà un aspect politique de son œuvre dont, finalement, les critiques ont peu parlé : la dénonciation d’un système corrompu ou de faits qu’une puissance (l’armée, l’État) veut cacher (Blow Out, Outrages, Snake Eyes). La manipulation est au cœur de sa filmographie. Lui-même ne l’est-il pas un peu, manipulateur ? Au fil du documentaire, il se faufile dans des personnages différents : sûr de lui jusqu’à la prétention (à propos de ses premiers films), artiste maudit face aux studios, bon camarade malgré tout railleur (avec De Niro), etc. Sans doute a-t-il souffert du manque de reconnaissance de la part de la critique américaine — il en parle, d’ailleurs — alors qu’en France, il est depuis longtemps reconnu, pas forcément comme un auteur mais comme un cinéaste qui compte. Un détail qui marque la différence d’approche de De Palma par les Américains et les Français. Interviewé par ces derniers, De Palma aurait été questionné beaucoup plus en profondeur sur son lien à Hitchcock. Il en parle, certes, mais n’est jamais interrogé par exemple sur la présence systématique d’une douche dans ses films des années 70 et 80, en relation évidente avec celle de Psychose.

 

 

On apprend aussi que certains passages de ses films sont directement inspirés par sa vie : comme le jeune héros de Pulsions qui espionne le psychanalyste joué par Michael Caine, le Brian adolescent a fait de même avec son père infidèle. Comme un autre de ses personnages est inspiré d’un de ses frères. On le sent aussi peiné des mauvais échos recueillis dans la presse pour ses premiers films. il faudra qu’il attende les bonnes critiques de Pauline Kael pour être enfin reconnu. De Palma souffre aussi du mépris affiché par les studios, qui lui imposent leurs budgets et leur méconnaissance. Il se positionne alors, à juste titre, comme un artiste face à des financiers.

 

 

On prendra également plaisir à entendre De Palma évoquer ses débuts — on peut d’ailleurs découvrir cinq de ses premiers films, dont il fait largement écho dans ce documentaire, dans un coffret édité par Bach Films et chroniqué dans ces colonnes. Le cinéaste s’arrête sur un acteur, William Finley, avec lequel il a beaucoup travaillé, et sur son mentor Wilford Leach. Dans Phantom of the Paradise, Finley porte d’ailleurs le nom de Winslow Leach. On apprendra aussi que c’est Brian De Palma qui a réalisé Dancing in the Dark, un clip pour Bruce Springsteen. Pour ceux qui apprécient le cinéaste, De Palma est un régal. Quant à ceux qui le connaissent mal, qu’ils se précipitent !

Jean-Charles Lemeunier

De Palma de Noah Baumbach et Jake Paltrow, sorti en édition prestige, disponible pour la première fois (DVD + Blu-ray + memorabilia) le 6 juin 2018.

 

« Jusqu’à la garde » de Xavier Legrand : Codicille conjugal

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La vie n’est jamais simple. Prenons cette séquence de Jusqu’à la garde, premier long-métrage de Xavier Legrand que Blaq Out sort en DVD et Blu-ray : elle se déroule lors d’une audience devant un juge. Deux avocats, représentant les deux parties, l’un le mari qualifié de violent, l’autre la femme à qui l’on reproche d’écarter ses enfants de la garde paternelle, présentent leurs deux visions des événements. Contradictoires. Le spectateur se retrouve comme la juge, qui est obligée de statuer sur une situation pour laquelle elle ne possède que deux discours contradictoires.

 

 

Fin cinéaste, Legrand sait que le spectateur est dans cette même position au début de tout film : manipulé par l’auteur, il ne saisit que ce qu’on veut bien lui montrer et ne peut avoir qu’un jugement biaisé. Dans cette histoire de violence conjugale qu’est Jusqu’à la garde, tout le début est marqué par ce flou artistique renforcé par la qualité de jeu de Léa Drucker, Denis Ménochet et du petit Thomas Gioria, tous impressionnants de justesse. L’homme, Antoine, est-il ou pas violent ? Est-il ou pas écarté de sa famille ? Subtilement, Xavier Legrand place des détails corroborant l’une ou l’autre des hypothèses : des mensonges glissés ici et là — et on sait qu’ils le sont —, l’absence du nom du père sur le carnet de correspondance du fils, la façon qu’a Denis Ménochet de vouloir faire parler l’enfant sur la nouvelle vie de la famille, et, bien sûr, ses énervements. On est à des lieues du Domicile conjugal cher à Truffaut. L’épouse apporte plutôt ici un codicille au contrat de mariage : en écarter le plus possible son mari.

 

 

La réalité explose bien entendu tout naturellement et, une fois qu’on a compris quels étaient les enjeux, Legrand place la tension au cœur de son récit, qu’il filme comme s’il appartenait au genre horrifique. Il n’est qu’à voir cette jolie séquence de l’anniversaire, quand la fille de la famille (Mathilde Auneveux) se met à chanter le fameux Proud Mary de Creedence Clearwater Revival et son refrain tout aussi célèbre : « Rollin, rollin’, rollin’ on the river ». La séquence pourrait être détendue si ce n’est qu’elle est filmée comme le bal de promo de Carrie. On se met à avoir peur que quelque chose arrive et, là encore, tout est question de détails qui accentuent cette tension. Jusqu’au moment du climax.

 

 

Il n’est pas gratuit d’emprunter ce mot utilisé habituellement avec les thrillers. Ce sujet social devient sujet à frayeurs, à suspense, à effroi tout en restant très proche de la réalité, sans enjeux autres que ceux décrits dès le début. Les bruits sont amplifiés, la musique est absente comme elle le sera du générique final.

 

 

Non seulement la thématique est forte mais la façon de la tourner est tout aussi inventive et puissante. L’avantage de ce DVD est de proposer, parmi les bonus, le court-métrage Avant que de tout perdre, prélude à ce que sera Jusqu’à la garde. Legrand utilise déjà ses deux acteurs principaux — pour le long-métrage, Ménochet a pris des kilos qui le rendent encore plus impressionnant —, leur donne les mêmes noms et leur fait jouer des situations qui conduiront au film suivant. Xavier Legrand ? Un nom à retenir de toute urgence !

Jean-Charles Lemeunier

Jusqu’à la garde
Année : 2017
Origine : France
Réal. et scén. : Xavier Legrand
Photo : Nathalie Durand
Montage : Yorgos Lamprinos
Durée : 93 minutes
Avec Léa Drucker, Denis Ménochet, Thomas Gioria, Mathilde Auneveux, Jean-Marie Winling, Jean-Claude Leguay…

Sortie le 21 juin 2018 en DVD et Blu-ray chez Blaq Out

She’ll be there (au 10e Festival Lumière) : Tous fondus de Fonda

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Thierry Frémaux, le directeur du festival Lumière, à Lyon (et aussi directeur de l’Institut Lumière, qui l’organise, et encore délégué général du festival de Cannes), est passé maître dans l’art du suspense. Pour mieux s’en rendre compte, il suffit d’assister aux conférences de presse qu’il donne pour annoncer la prochaine édition du festival. Ainsi celle du 11 juin : à chaque fois, il précise les différents hommages qui seront rendus, très nombreux et très alléchants, avant de faire deviner, au moyen d’un clip toujours astucieux, le nom du prochain récipiendaire du Prix Lumière. Et ils ont tous été prestigieux. Jugez un peu : Clint Eastwood (2009), Milos Forman (2010), Gérard Depardieu (2011), Ken Loach (2012), Quentin Tarantino (2013), Pedro Almodovar (2014), Martin Scorsese (2015), Catherine Deneuve (2016) et Wong Kar-wai (2017). C’est donc Jane Fonda qui viendra recevoir son prix à Lyon à l’issue d’une dixième édition qui se déroulera du 13 au 21 octobre. Applaudissements.

 

 

Il semblerait que ce n’est pas tant à la seule Jane Fonda que s’adresse cette ovation qu’à toute sa famille. Le clip de présentation ne commençait-il pas par la vibrante tirade de Henry Fonda dans Les raisins de la colère ? « I’ll be there », déclarait-il. Une phrase que sa fille pourra reprendre à son compte. Il existe bien évidemment plusieurs périodes dans la carrière de l’actrice. Aux premiers rôles hollywoodiens succède une carrière européenne auprès de René Clément (Les félins) et, surtout, de Roger Vadim, qu’elle épouse (La ronde, La curée, Histoires extraordinaires, Barbarella). Elle retourne de temps en temps aux États-Unis pour tourner quelques films marquants : Cat Ballou d’Elliot Silverstein (1965) et, surtout, La poursuite impitoyable d’Arthur Penn (1966) et Que vienne la nuit de Preminger (1967). En 1969, c’est encore le formidable On achève bien les chevaux de Sydney Pollack.

 

 

L’esprit de rébellion souffle sur toute la planète en cette fin des années soixante. Jane et Peter Fonda souffrent d’être à l’ombre du père. Peter tourne Easy Rider en 1969 et Jane s’engage dans une série de films plus ou moins contestataires : Klute d’Alan J. Pakula (1971), qui bouscule les codes du film de détective — elle y joue une prostituée —, Tout va bien de Godard et Jean-Pierre Gorin (1972) et FTA (pour Fuck the Army) de Francine Parker (1972), un documentaire contre la guerre du Vietnam dans lequel elle retrouve Donald Sutherland, son partenaire de Klute et de Steelyard Blues (1973). La fin des années soixante-dix la voit revenir à un cinéma plus « mainstream« , dirigée par Losey, Cukor, Ted Kotcheff, Herbert Ross ou Sydney Pollack. Certains de ces films restent politiques, tels Julia (1977, Fred Zinnemann) dans lequel elle incarne la scénariste et dramaturge Lillian Hellman, victime du maccarthysme, Le retour (1978, Hal Ashby) sur le Vietnam ou Le syndrome chinois (1979, James Bridges) sur le danger nucléaire.

 

 

La maison du lac (1981) de Mark Rydell marque la réconciliation avec son père. Hormis quelques films (Agnès de Dieu de Norman Jewison, Le lendemain du crime de Sidney Lumet), elle se perd dans des comédies insipides. Ces dernières années, elle joue encore le rôle de Nancy Reagan dans Le majordome (2013, Lee Daniels) et apparaît dans Youth (2015, Paolo Sorrentino) mais reste beaucoup plus connue pour ses publicités pour garder la forme ou pour L’Oréal. Son dernier film à ce jour, Le Book Club (2018, Bill Holderman), est une sorte de All Old-Star Movie, dans lequel elle est aux côtés de Diane Keaton, Candice Bergen, Mary Steenburgen, Andy Garcia, Don Johnson et Richard Dreyfuss. Et, à en croire ce qu’on peut en lire sur Internet, dans un club de lecture, quelques vieilles dames sont bouleversifiées par la lecture de Cinquante nuances de Grey. Ce qui, franchement, ne présage rien de bon…

 

 

Mais revenons au festival. Aux côtés de Jane Fonda, Thierry Frémaux et Maëlle Arnaud (promue directrice de la programmation) nous ont concocté un programme varié, avec des hommages à Henri Decoin, Muriel Box, Richard Thorpe, Liv Ullmann, Pierre Rissient, Max Linder, Catherine Hessling, Buster Keaton, Charlie Chaplin, Sergio Leone, Peter Bogdanovich et King Hu. Que du beau monde ! Ils annoncent encore les participations de Catherine Frot (qui viendra chanter) et de Bernard Lavilliers (qui viendra parler des films qu’il aime). Michel Ciment (Positif) animera encore un atelier sur la critique. Plus quelques nuits cinéphiles et le marché du film classique. On en reparlera en temps voulu.

Jean-Charles Lemeunier

http://www.festival-lumiere.org

 

« Cocktail Molotov » de Diane Kurys : Les mots de femme de la petite Anne

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Certains films restent en mémoire pour un ton et des détails et c’est le cas de Cocktail Molotov (1979), deuxième film de Diane Kurys que Malavida ressort simultanément sur grand écran et, pour la première fois, en DVD le 20 juin prochain. Au centre du récit, Anne (Élise Caron) qui pourrait être la même, avec quelques années de plus, que l’héroïne de Diabolo Menthe. Et personne n’a oublié la jolie chanson d’Yves Simon consacrée à l’adolescente et ses « mots d’amour et de tendresse, des mots de femme, que tu caches et qu’on condamne, que tu caches petite Anne ».

 

 

Ces mots, la petite Anne a de moins en moins envie de les cacher, elle que sa mère (Geneviève Fontanel), plus que son beau-père (Henri Garcin), empêche de voir son amoureux (Philippe Lebas). Alors, suite à un coup d’éclat de ce dernier, Anne s’engueule avec sa mère et part sur les routes avec son jules et un copain (François Cluzet). Envolés les classeurs de lycée : destination Venise puis Tel Aviv où les deux jeunes gens devraient rejoindre un kibboutz — ce que Diane Kurys fit dans la réalité en compagnie du futur cinéaste Alexandre Arcady, le père de son fils.

 

 

Tout ne va bien sûr pas se dérouler comme prévu, ce qui fait le charme de ce film dont les multiples qualités vont se nicher dans un geste, une phrase, une séquence qui décrivent et enrichissent un des protagonistes mais aussi l’époque. Car nous sommes en 68 et, alors que nos trois amis ont du mal à finaliser leur escapade, Paris s’insurge. On ne peut pas toujours être au cœur de l’Histoire quand on a de la peine à vivre la sienne.

La force de Cocktail Molotov, outre le charme et la fraîcheur de son trio de jeunes acteurs, réside donc dans ces petits détails qui, l’air de rien, en disent beaucoup sur l’époque. Comme cette bataille épique entre la mère et la fille au cours de laquelle Élise Caron n’hésite pas à littéralement assommer Geneviève Fontanel par cette phrase sans réplique : « Tu me détestes parce que tu es jalouse de moi parce que je suis amoureuse. Ça t’est pas arrivé depuis 20 ans. Ça t’est peut-être jamais arrivé ! »

 

 

Ces lignes de dialogue ouvrent des horizons qui aèrent le sujet, le plongent dans d’autres problématiques. Citons la mère de l’amoureux (Jenny Clève) qui, parlant de son mari malade (Armando Brancia), remarque : « Il a changé d’odeur. » Il y a encore cet échange entre les trois jeunes gens et le couple qui les a pris en stop (Hélène Vincent et Philippe Clévenot), à propos des révoltes étudiantes : « C’est un conflit de générations… Il faut bien qu’ils aient leur petite guerre à eux ! » Ou cette discussion dans un bar entre ceux qui sont contre la grève et celui qui la défend : « La grève, c’est pas la liberté, c’est emmerder les autres ! » Ou encore ce formidable CRS déprimé (Marco Perrin, très juste), fatigué de taper sur les étudiants.

Tout cela sent le vécu et le talent de Diane Kurys, comme celui des moralistes du XVIIe siècle, est de traduire son époque, nous la faire ressentir, nous faire comprendre, à travers trois jeunes gens qui essaient de s’en sortir, l’ambiance de 68. En cela, une des séquences les plus fortes se résume en quelques mots. S’étant fait voler à Venise, par une copine anarchiste (Stefania Casini) leur 2CV, les trois copains font du stop à travers la France, accompagnés par la musique d’Yves Simon et Murray Head. Alors qu’elle suit Lebas et Cluzet sur un raccourci qui n’en est pas un, Élise, à travers son t-shirt, dégrafe son soutien-gorge, le fait passer par la manche et le balance dans les fourrés. Tout est dit dans ce simple geste, qui est celui d’une libération.

Élise Caron et Philippe Lebas remplissent parfaitement leurs rôles tandis que François Cluzet, qui se rapproche de la jeune fille pendant le voyage (sans que rien d’ambigu ne se passe, si ce n’est des échanges de regards ou une main passée sur la joue), se taille la part du lion. Cluzet, dont c’était le premier grand rôle après une apparition non créditée dans Diabolo Menthe, et qui montre déjà tout ce qu’on sera plus tard en droit d’attendre de lui. À noter aussi l’apparition, dans un petit rôle d’étudiant moqueur, d’un tout jeune Christian Clavier.

 

 

Revu aujourd’hui, Cocktail Molotov ne va pas nous péter au nez. Mais, au contraire, nous prendre par la main et nous amener dans une balade soixante-huitarde qui montre d’où peuvent venir les variables d’ajustement d’une société, ses combats et ses croyances. Ce qui est encore mieux !

Jean-Charles Lemeunier

Cocktail Molotov
Année : 1979
Origine : France
Réal. : Diane Kurys
Scén. : Philippe Adrien, Diane Kurys, Alain Le Henry
Photo : Philippe Rousselot
Musique : Yves Simon, Murray Head
Montage : Joële Van Effenterre
Décors : Hilton McConnico
Durée : 100 min
Avec Élise Caron, François Cluzet, Philippe Lebas, Geneviève Fontanel, Henri Garcin, Michel Puterflam, Marco Perrin, Stefania Casini, Armando Brancia, Jenny Clève, Christian Clavier, Patrick Chesnais, Jean-Claude de Goros, Hélène Vincent, Philippe Clévenot…

Sortie sur grand écran et en DVD par Malavida Films le 20 juin 2018.


« Profession : reporter » de Michelangelo Antonioni :  Le captif du désert

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Pour la majorité de cinéphiles français ayant été nourris au grain des Cahiers et de Positif et élevés en plein air à coups de Politique des Auteurs, il est normal d’approfondir un film, de comparer cette œuvre à la vie de son réalisateur et de leur trouver des liens. Un auteur développe une thématique qui lui est propre et qui rejoint ses préoccupations du moment. Ainsi peut-on procéder avec Profession : reporter (1975, Professione : reporter/The Passenger) de Michelangelo Antonioni, que Carlotta ressort en coffret ultra collector Blu-ray, incluant un livre inédit et jouissant d’une nouvelle affiche très belle dessinée par Robert Sammelin. Qu’Antonioni soit un auteur, cela ne fait aucun doute. Que les questionnements de son reporter soient calqués sur ceux qui le traversaient à l’époque du projet, cela semble logique.

 

 

Après le succès de Blow-Up en 1966, le cinéaste italien est allé tourner aux États-Unis Zabriskie Point (1970), sans trouver le succès escompté. En 1972, il part en Asie pour un documentaire (La Chine) et se retrouve à diriger Maria Schneider et Jack Nicholson sur Profession : reporter (1975). La première a été éclaboussée par le succès du Dernier tango de Bertolucci, dont elle a du mal à se remettre — il est d’ailleurs amusant de constater que le scénariste de Profession : reporter est Mark Peploe, futur beau-frère de Bertolucci et son futur scénariste, Bertolucci avec qui la jolie Maria n’est plus en très bons termes. Quant à l’acteur américain, il vogue de succès en succès : il vient de finir avec Polanski Chinatown et 1975 est l’année où sortent Tommy de Ken Russell, La bonne fortune de Mike Nichols et Vol au-dessus d’un nid de coucous de Milos Forman. À cette étape de sa carrière, Antonioni veut semble-t-il s’éloigner de l’image de cinéaste intello et élitiste qui a collé à sa réputation. D’ailleurs, que raconte Profession : reporter ? L’histoire d’un journaliste qui, par un concours de circonstances, est amené à endosser le nom et la personnalité d’un autre. Ce que cherche peut-être Antonioni en embauchant deux acteurs qui ont le vent en poupe. Bankables, dirait-on aujourd’hui.

 

 

Malgré tout, Antonioni n’est pas un cinéaste d’action et sa façon de contempler le paysage africain dans lequel il situe la première partie de son film est à couper le souffle. Et son point de vue est politique : l’homme occidental, qui se pense au cœur de tout l’univers, passe ici complètement inaperçu. Le rythme s’accélère une fois que Nicholson a procédé à l’échange d’identité et qu’il rencontre Maria Schneider. Antonioni, qui promène sa caméra du Sahara à l’Allemagne, l’Angleterre puis l’Espagne, reprend ses bonnes habitudes de documentariste et place son couple d’acteurs dans les très beaux décors de Gaudi, à Barcelone, puis en Andalousie. Toutes ses images se chargent d’une force esthétique et symbolique : comme ce plan au pied d’une croix, après que Nicholson a appris qu’il était en danger. Ou celui qui, partant d’une chambre, passe à travers la grille en fer forgé et embrasse la place située devant l’hôtel.

 

 

Le problème du héros de Profession : reporter n’est pas tant de changer de vie que de se remettre à croire en quelque chose. Pourtant, ce qu’on voit du travail de Nicholson semble intéressant, voire troublant (la mort filmée). Mais la preuve que le journaliste ne sait plus où est sa place est donnée par un des reportages visionnés par la femme et le producteur de Nicholson : un homme interviewé retourne la caméra sur Nicholson et se met à le questionner à son tour.

 

 

Cette collection de coffrets ultra collector mise en place par Carlotta, qui nous a déjà offert de grands plaisirs avec Body Double, Hitchcock-Selznick, Police fédérale Los Angeles, Little Big Man, Duel au soleil et quelques autres, s’accompagne toujours d’un livre. Ici, il se nomme L’aventure du désert. Il est dirigé par Dominique Païni et, richement illustré, nous offre plusieurs points de vue, d’une lettre manuscrite de Federico Fellini à des interviews d’Antonioni par un journaliste et écrivain italien (Alberto Ongaro) ou des critiques américains (Betty Jeffries Demby et Larry Sturhahn). Curieusement d’ailleurs, dans ce dernier entretien, il est question du dernier plan, de la chambre à la place, et Antonioni argue qu’il n’existe pas de poste de « directeur de la photo » sur un plateau italien. Suivant les textes, on découvre un film politique, une séquence coupée au montage, le rôle de la caméra, l’inscription du personnage dans le paysage… Et l’on se demande pourquoi avoir attendu tant de temps pour se replonger dans l’oeuvre d’Antonioni.

Jean-Charles Lemeunier

Profession : reporter
Titre original : Professione : reporter / The Passenger
Origine : Italie, États-Unis
Année : 1975
Réal. : Michelangelo Antonioni
Scén. : Mark Peploe, Peter Wollen, Michelangelo Antonioni
Photo : Luciano Tovoli
Musique : Ivan Vandor
Montage : Michelangelo Antonioni, Franco Arcalli
Prod. : Carlo Ponti
Durée : 126 min
Avec Jack Nicholson, Maria Schneider, Jenny Runacre, Ian Hendry, Steven Berkoff…

Sortie par Carlotta Films en coffret ultra collector Blu-ray et en éditions singles Blu-ray et DVD le 20 juin 2018.

Jess Franco chez Artus : Le facteur Jesus

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Bien sûr, il existe une légende Jess Franco, bâtie tout autant sur les qualités que les défauts du cinéaste espagnol. Et chaque nouvelle sortie de ses films en DVD est l’occasion de la mettre à l’épreuve. Le Jess (Jésus pour ses intimes, dans sa prononciation hispanique) fait partie de ces metteurs en scène dont on a beaucoup entendu parler, en bien comme en mal, mais dont on connaît mal la très longue filmographie. Une sorte de barnum fantastico-érotique que l’on peut célébrer pour d’évidentes qualités et conspuer pour de tout aussi évidents défauts. Raison de plus de remercier Artus Films qui nous permet une meilleure approche de cet auteur. Après déjà sept films et un imposant bouquin signé par Alain Petit, l’éditeur nous propose une nouvelle série de quatre Blu-rays/DVD de Franco. De quoi essayer de définir un peu mieux le facteur Jesus !

Si l’on voulait réellement définir l’art de Jesus Franco, on pourrait se reporter à la séquence inaugurale de Tender Flesh. Ce film, qui fait partie de la sélection proposée par Artus, est d’après Alain Petit, l’exégète du cinéaste, son dernier grand film. Pendant qu’une fille danse, la voix de Lina Romay, égérie et épouse de Franco qui l’a précédé dans la tombe d’un an — elle est morte en 2012 et lui en 2013 —, explique à la pseudo-danseuse : « Tu ne sais pas danser. Ce qui intéresse, c’est ton cul, ta chatte et tes seins ! Tu vas faire ce que je te demande… » Et la fille — qui se déshabille en se dandinant —de répondre : « Oui, c’est plus simple que je croyais ! » En une scène et quelques phrases de dialogue, voici donc défini le travail d’un cinéaste et son rapport à ses actrices.

 

 

Citons d’abord les titres proposés dans cette nouvelle série de films sortie par Artus : La fille de Dracula (1972), Les démons (1973), Les expériences érotiques de Frankenstein (1973) et Tender Flesh (1997). Et avouons que l’on a toujours du mal à s’y retrouver dans la carrière du monsieur. Ainsi, Les expériences érotiques de Frankenstein : si vous tapez Jesus Franco sur Imdb, vous trouverez deux films pouvant correspondre à ce titre. En 1972, il est question d’une Malédiction de Frankenstein ou les expériences érotiques de Frankenstein. Et, en 1973, des Expériences érotiques de Frankenstein. Regardons de plus près les scénarios tels qu’ils sont présentés sur le site : dans le premier, Dracula (Howard Vernon) tue une innocente victime et le Dr Seward (Alberto Dalbes) décide de débarrasser la terre de l’importun vampire et se rend dans son château. Mais arrivent le Dr Frankenstein (Dennis Price) et son assistant (Jess Franco) qui redonnent la vie à Dracula. Dans Les expériences érotiques de Frankenstein, le Dr Frankenstein (Dennis Price) et son assistant (Jess Franco) sont sur le point de donner vie à leur créature quand ils sont tués par une femme-oiseau (Anne Libert) téléguidée par Cagliostro (Howard Vernon). Quand la fille de Frankenstein (Beatriz Savon) est enlevée par Cagliostro et retenue dans son château, le Dr Seward (Alberto Dalbes) décide d’aller la délivrer. On comprend que les deux trames sont très proches et que les mêmes séquences ont pu servir pour les deux films. D’autant plus que Les expériences érotiques de Frankenstein, tel que le film est présenté dans le DVD, a pour titre de générique La malédiction de Frankenstein. En regardant le film, vous comprenez qu’il correspond au deuxième scénario raconté sur Imdb, celui de 1973. Et, en bonus, Artus vous offre la version espagnole du film, moins déshabillée, titrée La maldicion de Frankenstein.

 

 

Bon, cette Malédiction de Frankenstein vous plonge dans une version cheap et perverse des films de la Hammer. Plus gonflée aussi : il n’est qu’à voir cette séquence de torture dans laquelle une fille et un sbire de Cagliostro (Luis Barboo) sont attachés nus l’un contre l’autre et fouettés par la créature de Frankenstein (Fernando Bilbao). C’est comme si Franco, avec le manque de moyens typique des productions Robert de Nesle — leur collaboration dura de 1970 à 1977 et trois des films présentés en font partie —, faisait ce qu’il pouvait : parfois c’est flou, d’autres fois décadré, avec l’utilisation de zooms qui partent d’une vue générale du château portugais (très beau, en bord de mer) jusqu’au visage de Vernon et de longues scènes pendant lesquelles il ne se passe pas grand chose. Ces fameux zooms de Franco sur lesquels on a beaucoup épilogué et qu’Alain Petit, toujours généreux envers son cinéaste fétiche, nomme très justement « les travellings du pauvre ».

Parfois, aussi, c’est assez bluffant et, redisons-le, gonflé : tels ces gros plans de visages filmés au grand angle, créant une impression de vertige, comme si le spectateur lui-même se retrouvait sous l’emprise de Cagliostro. Et puis, disons-le aussi, quelques plans mal maîtrisés qui peuvent faire rire, comme lorsque le Dr Seward et l’inspecteur, vêtus de costumes du XIXe siècle, escaladent le balcon du château de Cagliostro : sur une route derrière eux, passe une voiture ! C’est bien là tout le charme des films de Franco, mélangeant ringardise, aspects fauchés à la limite de l’amateurisme et sublimes moments.

 

 

La mer, qui baignait le château de Cagliostro, était déjà présente dans La fille de Dracula, que Franco tourne encore au Portugal. On retrouve dans le rôle titre Britt Nichols, aperçue dans Les expériences érotiques de Frankenstein et qui sera en tête d’affiche des Démons.

 

 

Derrière ce patronyme pseudo-suédois se cache une actrice portugaise, connue aussi sous le nom de Carmen Yazalde, mais dont le véritable patronyme est Maria do Carmo da Resurreição de Deus, qui peut se traduire par Résurrection de Dieu ! Ce qui, quand on joue la fille d’un vampire, est assez raccord, du moins pour la première partie du nom.

 

 

Étonnamment, ce Dracula-là se déroule à notre époque, disons une époque moderne où vêtements et voitures correspondent aux années soixante-dix. Les vampires — dont on ne voit que l’œil et les dents pointues — sont ici des voyeurs et, à l’instar du héros de Psychose, aiment regarder les filles se déshabiller et prendre un bain, avant de les trucider en les mordant. Depuis les origines, le vampirisme a à voir avec le sexe mais quand c’est Franco qui le filme, on n’a même plus à se poser la question. Ici, le Jesus soigne ses plans et nous offre de beaux paysages, un beau château (celui de Sintra) et, ainsi que l’affirme Jean-François Rauger, le directeur de programmation de la Cinémathèque française, dans le bonus qui accompagne le film : « Le vampire est réduit à un symbole ». Si Rauger ne tarit pas d’éloges (« Franco, affirme-t-il, est un cinéaste d’avant-garde incompris »), il s’amuse à citer une critique de La Revue du cinéma, parue dans les années soixante-dix, et qui jugeait « ignobles » les films de l’Espagnol. La vérité est sans doute entre les deux.

 

 

 

Dans Les démons, Franco nous plonge à l’époque de l’Inquisition et de ses tortures pratiquées sur des femmes nues (of course), sorcellerie oblige. Le film démarre sur une anachronique musique jazz — on connaît la passion du cinéaste pour elle, qui lui fit emprunter des noms de jazzmen pour signer certains de ses films, tel ici Clifford Brown. Puis nous confronte tout de suite aux différentes et cruelles épreuves subies par ces pauvres femmes : l’épreuve de la langue, de la piqûre et de l’évaporation de l’eau sur le corps.

Franco s’amuse avec le spectateur tout au long du film, beaucoup plus malin que le Malin lui-même. Ici, les sorcières supposées sont des sorcières avérées, les malédictions existent et nous les approuvons tant sont tordues les méthodes appliquées par ceux qui représentent la Loi et l’Église. Le film aurait pu s’inspirer de The Devils (1971, Les diables) de Ken Russell, d’autant que l’une des religieuses filmées par Jess Franco porte la tête inclinée sur l’épaule, comme le faisait Vanessa Redgrave dans le film de Russell. Mais Franco s’en écarte vite. Certes, quelques-unes de ses religieuses (dont la mère supérieure) sont victimes d’une hystérie sexuelle mais la contagion n’atteint pas tout le couvent et elle est beaucoup moins politique que chez Ken Russell. Encore que…

 

 

La dénonciation des sociétés qui oppressent est au cœur de l’œuvre de l’Espagnol. Franco montre et dénonce l’Inquisition qui torture. Il montre et dénonce la Religion qui tape sur les doigts des sœurs qui ne se comportent pas comme il faudrait. Il montre et dénonce l’enfermement et la privation de liberté. Et, surtout l’hypocrisie d’une société qui a bâti sur l’interdit tous ces préceptes, préceptes que ceux qui ont le pouvoir s’empressent de ne pas suivre. Il y a des accents buñuéliens dans les rapports que Franco entretient avec la religion. Contre elle, il prend le parti des sorcières et du diable comme le faisait déjà Buñuel dans Simon du désert.

 

 

Après ces trois films seventies, tournés sous la bannière du même producteur, Tender Flesh est complètement différent alors qu’avec ce film, Franco retourne vers une de ses obsessions : la mise en abyme d’un sujet qu’il a déjà traité dans La comtesse perverse (1974, également disponible en DVD chez Artus), inspiré de La Chasse du comte Zaroff (1932). Placé sous une citation de Joyce — « Dieu a créé l’aliment, le Diable l’assaisonnement » —, le film va se payer un détour par La grande bouffe et ce n’est pas pour rien si la jeune héroïne (Amber Newman) est qualifiée de « chair tendre » ! Dans une île espagnole, un groupe de nantis, parmi lesquels un cuisinier interprété par Alain Petit lui-même, organise une orgie dont les ingrédients principaux sont la nourriture, le sexe et la mort. Sauf qu’ici, Franco éteint la dernière lueur d’espoir qu’il avait allumée dans La comtesse perverse.

 

Ajoutons enfin que Jesus Franco sera encore à l’honneur chez Le Chat qui fume puisque l’éditeur prépare pour fin juillet la sortie de deux autres films du cinéaste : Le journal intime d’une nymphomane (1973) et Les possédées du Diable (1974). Ces titres sont en précommande sur son site.

Jean-Charles Lemeunier

Jess Franco en DVD/Blu-ray chez Artus le 5 juin 2018 : La fille de Dracula, Les démons, Les expériences érotiques de Frankenstein et Tender Flesh.
… et le 31 juillet 2018 chez Le Chat qui fume : Le journal intime d’une nymphomane et Les possédées du Diable.

« Dictionnaire du cinéma japonais » : Les 101 samouraïs



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On n’en connaissait finalement que sept et voilà qu’ils sont 101 à se bousculer dans ce livre incontournable édité par Carlotta, le Dictionnaire du cinéma japonais, sous la direction de Pascal-Alex Vincent. J’exagère à peine : sans parler des fameux sept samouraïs, qui est capable de compter les cinéastes japonais qu’il connaît sur les doigts des deux mains (spécialistes s’abstenir) ? Ils ne doivent pas être nombreux.

 

« Les sept samouraïs » d’Akira Kurosawa

 

Après une édition limitée comportant le livre et six DVD (Coffret l’Âge d’or du cinéma japonais), voici donc la version livresque du projet, sans les films. En limitant ce dictionnaire aux années 1935-1975, les auteurs prennent en compte la période classique qui inclut tous les grands genres. On ne verra ici aucune notice sur Naomi Kawase, Hirokazu Kore-eda, Takeshi Kitano ou Kiyoshi Kurosawa (qui signe la préface). On retrouvera en revanche les cinéastes mondialement reconnus, à commencer bien sûr par la trilogie des maîtres (Mizoguchi, Kurosawa, Ozu) mais aussi Kinugasa, Naruse, Gosho. Ceux qui firent la Nouvelle vague japonaise : Oshima, Hani, Shindo, Imamura, Kobayashi, Yoshida. Ceux qui donnèrent leurs lettres de noblesse aux yakuzas, à commencer par Seijun Suzuki et Kinji Fukasaku. Et les déviants, dont on ne connaît ici que quelques films : Yasuzo Masumura, Shuji Terayama… Ou ceux qui se sont illustrés dans les pinku eiga, aussi appelés les Roman-Porno, dont quelques titres sont sortis en DVD chez nous, signés Tatsumi Kumashiro, Shogoro Nishimura ou Noboru Tanaka – mais ces deux derniers sont curieusement absents du dictionnaire.

 

Un personnage dessiné par Kenzô Masaoka

Et puisqu’on en est à ceux qui manquent à l’appel — évidemment, tout nouveau dictionnaire de cinéma doit passer sous ces fourches caudines —, on est en droit de se questionner sur la présence ou pas du cinéma d’animation. Miyazaki débute en 1979, trop tard pour la période choisie, mais Takahata, qui réalise dès 1968, n’est pas plus présent. Alors, on se rattrapera avec Noburo Ofuji, « premier animateur japonais reconnu en dehors de son pays » prévient Marie Pruvost-Delaspre dans sa notice, Kenzô Masaoka, « le père de l’animation japonaise », Yôji Kuri, « fer de lance de l’animation indépendante », ou Eiichi Yamamoto, « reconnu pour la réalisation de Belladonna, film à la fois emblématique de l’animation expérimentale des années 1970 et à part dans l’industrie japonaise du dessin animé », selon la même Marie Pruvost-Delaspre.

 

Kinuyo Tanaka, actrice de Mizoguchi et réalisatrice

 

Il ne s’agira donc pas de pointer qui est présent et qui est absent mais de reconnaître que ce continent massif et inconnu qu’est le cinéma japonais méritait ce bel hommage.

 Une fois que l’on aura lu les notices très détaillées des cinéastes majeurs, on pourra prendre plaisir à feuilleter dans le désordre le dictionnaire. On apprendra ainsi que Toshiro Mifune, l’acteur de prédilection de Kurosawa, a tourné un film en temps que réalisateur. Un seul, parce qu’il était trop gentil. Que Chusei Sone, cinéaste de Roman-Porno des années soixante-dix, eut un parcours plutôt mouvementé, entre cinéma, yakuzas et… aquaculture. Ce sera également l’occasion de découvrir Masahiro Makino, que l’auteur de l’article, Junko Watanabe, compare à Raoul Walsh. En quelque « deux cent soixante longs-métrages en cinquante ans », Makino a abordé tous les genres. D’en savoir aussi beaucoup plus sur la carrière du cinéaste anarchiste Kôji Wakamatsu. D’aborder l’œuvre de Nobuo Nakagawa, « Terence Fisher japonais » (Stéphane du Mesnildot), ou celles de Kinuyo Tanaka (également grande actrice chez Mizoguchi) ou Tazuko Sakane, « première réalisatrice japonaise en 1936 » (Junko Watanabe).

 

Un film de Hiroshi Shimizu, considéré par Mizoguchi comme un génie

 

Au fil des pages, on apprend aussi l’existence d’un « accord d’autorité » des cinq studios des années soixante, qui interdisait de se prêter ou de s’échanger acteurs et metteurs en scène. Que le « roi du cinéma familial » se nomme Kôji Shima. Et que Hiroshi Shimizu, appartenant à « l’immense galaxie des cinéastes classiques » (Clément Rauger), était salué par Mizoguchi : « Ozu et moi sommes des travailleurs appliqués et laborieux, Shimizu, lui, a du génie ! »

Ajoutons à tout cela plusieurs planches de photographies. Désormais, avec ce dictionnaire, le cinéma japonais gardera certes quelques-uns de ses secrets qui en font sa fascination, mais il nous paraîtra moins éloigné, moins occulte, moins étrange. Mais toujours aussi dépaysant.


Jean-Charles Lemeunier

« Dictionnaire du cinéma japonais en 101 cinéastes », sous la direction de Pascal-Alex Vincent, paru chez Carlotta. Prix : 29,99 euros.

« Rue des Cascades » de Maurice Delbez : Les escaliers de la Butte

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Les deux titres du film donnent une indication géographique : Un gosse de la Butte, celui de sa sortie en 1964, et Rue des Cascades, celui de sa ressortie en salles par Malavida, le 19 septembre prochain. Nous sommes, c’est une certitude, à Belleville ! Quant aux premières images et leur beau noir et blanc, elles nous plongent dans un Paris qui n’existe plus, sa circulation peu dense et ses agents de la circulation. Et pourtant, le film est loin d’être passéiste. Il aborde plutôt des problèmes qu’on n’a pas fini de régler plus de cinquante après, avec en tête le racisme et la décolonisation. Maurice Delbez — 96 ans fin juillet — n’est pas passé à côté de son époque, loin de là !

 

 

Regardons déjà le sujet du film. Tiré d’un roman de Robert Sabatier, Alain et le Nègre, il raconte la souffrance d’une jolie quadragénaire (Madeleine Robinson), mère du petit Alain (Daniel Jacquinot), qui décide d’accueillir chez elle son amant noir (Serge Nubret, également connu dans les milieux du culturisme, qui fit une petite carrière d’acteur et chante ici avec la voix d’Henri Salvador). Grincements de dents assurés tant chez le gamin que parmi la clientèle du bistrot que tient Madeleine Robinson. Delbez ne juge pas. Il se contente de filmer les réactions, les commentaires de ces personnes confrontées à l’inconnu, en l’occurrence un homme noir. Ce sont de braves gens — entre autres ce vieux client fidèle interprété par René Lefèvre, qui aimerait bien finir ses jours auprès de Madeleine Robinson — et, pourtant, les propos racistes sur l’odeur ou la couleur de la peau sont bien là. « Pourquoi le Français n’est-il plus maître chez lui ? », se demande-t-on.

 

 

Face à tant d’aigreur, tant de noirceur, le personnage joué par Serge Nubret est exemplaire de gentillesse et de patience. Il part à la conquête de la bande de gamins qui gravitent autour du petit Alain, les fait rêver d’Afrique, transforme les tractopelles en éléphants et les grues en girafes. Ancré dans son présent, Rue des Cascades parle aussi des terrains vagues qui disparaissent et des grandes cités HLM en train de se construire.

 

 

Le film dresse en outre le constat d’un petit peuple qui ne parvient pas à dénicher l’amour, cette « maladie de gosses », assène Lucienne Bogaert, « comme la rougeole et la scarlatine ». Mal mariée, Suzanne Gabriello, autre habituée du commerce de Madeleine Robinson, n’assure-t-elle pas qu’elle « en a marre de faire l’amour comme on fait le ménage : sans amour propre » ?

 

 

Quant au personnage de Madeleine Robinson, plus âgée que son amant, elle sait très bien que celui-ci sera le dernier : « Après lui, j’aurai beau me tricoter des trucs, je n’aurai plus jamais chaud ! »

C’est que Maurice Delbez aborde plusieurs thèmes. S’il glisse quelques clins d’œil amusés — « Salut, la Nouvelle vague », lance René Lefèvre à Alain —, il renvoie face à face les Blancs racistes et ceux qui, comme la jeune Christine Simon, aiment se faire brunir au soleil : « Plus on est noir, plus on est beau », clame-t-elle. À noter aussi la réaction de la danseuse noire, amie de Serge Nubret, qui sait qu’il est devenu financièrement dépendant de Madeleine Robinson : « Ça recommence, la colonisation ? » Sans insister, avec beaucoup de pudeur, Rue des Cascades traite de questions essentielles. Ce qui n’empêche pas Delbez d’évoquer aussi le vieillissement et la quête du bonheur dans ce joli film qu’on aura plaisir à redécouvrir en salle.

Jean-Charles Lemeunier

Rue des Cascades / Un gosse de la Butte
Année : 1964
Origine : France
Réal. : Maurice Delbez
Scén. : Maurice Delbez, Jean Cosmos d’après Robert Sabatier
Dial. : Jean Cosmos
Photo : Jean-Georges Fontenelle
Musique : André Hodeir
Chanson : Henri Salvador
Montage : Andrée Verlin
Avec Madeleine Robinson, René Lefèvre, Serge Nubret, Lucienne Bogaert, Suzanne Gabriello, Daniel Jacquinot, Christine Simon…

Sortie en salles par Malavida le 19 septembre 2018.

 

Deux films de Michele Soavi : Le Diable et le Bon Dieu

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On a déjà souvent parlé ici de ces éditeurs dont le travail de défrichage mérite à chaque fois d’être salué. Dont Le Chat qui fume : le petit animal curieux vient de poser la patte sur deux films du cinéaste Michele Soavi qu’on ne connaît finalement que pour son magnifique Dellamorte Dellamore (1994). Deux films qui, juste après Bloody Bird (1987), montrent combien l’Italien était proche de Dario Argento (il raconte que sa vie a changé après la vision de L’oiseau au plumage de cristal) : La chiesa (1989, Sanctuaire) et La setta (1991, La secte) sont tous les deux produits par Argento, qui en outre participe au scénario du second. Et Asia, qui n’avait que 14 ans, est épatante dans Sanctuaire.

On doit quand même l’avouer, sans être totalement d’accord avec l’acteur Giovanni Lombardo Radice, qui apparaît dans les deux films, que la mise en scène et le traitement sont meilleurs que les histoires. Parce qu’il raconte quoi, le Radice, dans l’un des bonus ? À propos de Sanctuaire ? « D’un point de vue du sens, c’est de la merde ! D’un point de vue visuel, c’est fantastique ! »

Sans aller aussi loin que lui, c’est vrai que les scénaristes — Franco Ferrini, Michele Soavi, Lamberto Bava et Dardano Sacchetti pour Sanctuaire, Michele Soavi, Dario Argento et Gianni Romoli pour La secte — n’ont pas cherché l’originalité absolue.

 

 

Sanctuaire commence avec des chevaliers teutoniques et des costumes qui rappellent ceux du film de Giovanni Battiato, I Paladini (1983, Le choix des seigneurs). Mais alors que le premier film transcrivait l’Orlando furioso de l’Arioste, Soavi choisit de délaisser rapidement le Moyen-Âge — dommage, les prises de vue à travers la croix des casques étaient jolies —pour revenir à une époque contemporaine. Le plus important étant bien sûr le décor, une très belle église gothique dénichée à Budapest. Si on laisse de côté le récit abracadabrant qui rappelle les portes de l’Enfer traînant dans les films d’Argento — apprécions tout de même la phrase « S’il y a Dieu, il y a Diable ! » —, on se dit que les monceaux de cadavres enfouis dans des fosses par les chevaliers font sinistrement penser aux mêmes séquences, tirées de l’Holocauste nazi. Il est même dit, dans le film, que Hitler s’était inspiré des chevaliers teutoniques.

 

 

Mais on aurait tort de prendre trop au sérieux le sujet de Sanctuaire. Comme dans tout bon récit de sorcellerie, on sait que les forces du mal ne vont pas tarder à surgir. Ici, comme une bonne plaisanterie, au lieu de ne laisser face à face que les personnages principaux et de les séparer en deux camps, Soavi s’amuse à soudain remplir l’église, lieu de la confrontation finale. Le personnel clérical est déjà assez nombreux : un vieil évêque, deux prêtres, le bedeau et sa famille (dont la petite Asia Argento), un bibliothécaire et une restauratrice de tableau (admirons au passage l’impressionnante fresque inspirée de Bosch). Comme si ce n’était pas suffisant, voilà que Soavi ajoute un groupe de gamins en sortie scolaire et un mariage. Plus on est de fous…

 

 

Dans l’interview qu’il donne à Freak-O-Rama pour les bonus (toujours de l’excellent boulot), Soavi raconte que le film aurait dû être le troisième épisode de la série Demoni (Démons), dont les deux premiers volets étaient sortis en 1985 et 1986, réalisés par Lamberto Bava. « Bava a refusé de tourner Demoni 3. Dario m’appelle et me propose le sujet en me précisant : tu peux modifier ce que tu veux ! »

 

 

Tournée à la suite, La secte suit encore plus la voie tracée par Mario Bava et reprise par son fils Lamberto et, surtout, Dario Argento. Rien que le générique et son eau rouge indiquent à quelle hauteur colorimétrique va se situer le film. Celui-ci démarre en Californie, comme si Soavi cherchait un parrainage de ce côté-ci de l’Atlantique. Un personnage ne se nomme-t-il pas « Martin Romero », Martin étant le titre d’un film réalisé par George Romero ? Tandis que la chanson des Stones, Sympathy for the Devil, nous met immédiatement sur les rails. Avec des réminiscences de la Famille, cette secte criminelle dirigée par Charles Manson, et d’un film tel que Rosemary’s Baby.

 

 

Car bien que l’action se déroule ensuite en Allemagne, tout comme Sanctuaire, nous avons l’impression d’être dans un film américain, d’autant plus que l’on reconnaît, dans les rôles principaux, Herbert Lom et Kelly Curtis, la sœur de Jamie Lee. Là encore, l’action est moins importante que la manière de la traiter. Soavi maîtrise ses décors et l’angoisse qui peut naître de la découverte, par exemple, d’un puits — déjà, dans Sanctuaire, on retrouvait cette idée d’endroits secrets, cachés dans des lieux pourtant connus des protagonistes. Il traite de la même façon un corps humain (dans lequel un insecte peut s’introduire) qu’une maison avec toutes ses tuyauteries.

 

 

Tout au long du film, Soavi brouille les cartes, mélange les éléments : l’empreinte du visage de Lom sur un drap qui ressemble au Saint Suaire, le mignon lapin pas si gentil que cela, la difficile cohabitation des hommes et des animaux, comme si les seconds savaient quelque chose que les premiers ne comprenaient pas, les changements de comportements suivant que l’on est ou pas sous influence… Le cinéaste italien nous éclaire : le monde est multiple et l’on aurait tort de ne pas chercher à le comprendre un peu mieux. Bien que cela ne se fasse pas sans risque.

Jean-Charles Lemeunier

« Sanctuaire » et « La secte », deux films de Michele Soavi sortis en coffrets Blu-ray/DVD chez Le Chat qui fume le 18 juin 2018.

 

Marlon Brando et Dennis Hopper : Rebel, Rebel

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Voilà que Carlotta a ressorti ce 11 juillet One-Eyed Jacks (1961, La vengeance aux deux visages) de Marlon Brando en DVD/Blu-ray et, le 18 juillet, The Last Movie (1971) de Dennis Hopper en salles, dans une nouvelle restauration 4K. Deux films de rebelles.

Tous les deux, Brando et Hopper, ont cultivé jusqu’à plus soif une image de rebelle qui n’était pas usurpée. Ces deux-là étaient acteurs et sont un jour passés derrière la caméra. Le premier pour un seul film — encore qu’il ait mis beaucoup plus que la main à la patte pour Les mutinés du Bounty, malgré les passages de trois cinéastes, Carol Reed, Lewis Milestone et George Seaton. Le second pour plusieurs.

 

 

Commençons par le western que tourne Brando. Dans ce projet, s’entremêlent plusieurs légendes hollywoodiennes. À commencer par Sam Peckinpah, qui rédige la première mouture du scénario d’après une nouvelle de Charles Neider, La véritable histoire de la mort d’Hendry Jones — référence à La véritable histoire de Billy the Kid, signée par Pat Garrett lui-même. À cette époque, Sam a beaucoup écrit d’épisodes de westerns pour la TV et en a réalisé quelques-uns. Il est vite débarqué et le scénario est confié à Calder Willingham tandis que la Paramount place Stanley Kubrick à la tête du projet. Willingham et Kubrick ont travaillé ensemble sur Les sentiers de la gloire en 1957 et sur Spartacus (1960), pour lequel le scénariste fignole les séquences de batailles. Et c’est finalement Guy Trosper qui hérite de la paternité du scénario final. On peut encore ajouter le nom de Rod Serling, l’auteur de La quatrième dimension pour la télévision, qui aurait mis son grain de sel dans ce film.

 

 

Il ne fait aucun doute que l’histoire de ce Kid (Marlon Brando), ancien compagnon de méfaits en tous genres de Dad Longsworth (Karl Malden), depuis rangé des voitures et devenu shérif, ressemble fort à celle de Pat Garrett et Billy le Kid. À qui Sam Peckinpah rendra hommage dans un beau film de 1973 (dans lequel on retrouve Katy Jurado, Slim Pickens et Elisha Cook, trois des interprètes de La vengeance aux deux visages). Certaines scènes écrites par le grand Sam ont-elles été conservées dans la version définitive ? Ou appartiennent-elles à cette histoire de l’Ouest abondamment citée par les westerns ? L’arrestation des bandits dans un bordel a été reprise quasi simultanément dans La horde sauvage de Peckinpah et Butch Cassidy et le Kid de George Roy Hill, tous deux sortis en 1969. Et, comme dans La horde sauvage, les deux complices (William Holden et Robert Ryan dans La horde, Marlon Brando et Karl Malden dans La vengeance) se retrouvent de part et d’autre de la barrière de la loi.

 

 

Hormis la trame, digne des meilleurs westerns, on remarque dans La vengeance aux deux visages la très belle utilisation des paysages et, fait beaucoup plus original et très inhabituel, de l’océan. L’action transite vers Monterey, en Californie, et la maison où vit Karl Malden est sur le rivage. Dans l’introduction du DVD, Martin Scorsese, qui a œuvré pour la restauration de ce beau film, le dernier tourné en VistaVision, estime que La vengeance aux deux visages fait le lien entre un film classique et un film moderne.

Brando est un héros travaillé de l’intérieur, un menteur — et il ment même à Pina Pellicer, la jeune fille qu’il séduit —, un homme qui joue sans cesse entre l’honneur et le déshonneur. Face à lui, Malden présente lui aussi des facettes contradictoires. Dans un dialogue mémorable, Brando lui montre qu’il n’est pas dupe : « Ici, on connaît ton bon visage mais je connais ton autre face ! »

 

 

Bien évidemment, on ne peut ignorer que les deux acteurs ont fait leurs classes théâtrales et cinématographiques auprès d’Elia Kazan (on les voit ensemble dans Un tramway nommé Désir et Sur les quais) et qu’ils ont l’habitude de donner du poids à leurs interprétations en travaillant sur la psychologie des personnages.

 

 

C’est encore d’un western dont il est question avec The Last Movie, qui ressort donc en salles, un western tourné au Pérou et complètement allumé comme l’est son auteur, l’acteur Dennis Hopper. Les temps ont changé nous avait prévenu Bob Dylan et dix ans se sont passés depuis le tournage de La vengeance aux deux visages. La drogue a envahi Hollywood et le monde entier, le Vietnam n’en finit plus d’être en guerre, et Dennis Hopper, ex-rebelle sans cause auprès de Jimmy Dean, s’en est trouvé une, de cause : la défonce.

Curieux personnage que ce Dennis Hopper, grand acteur adulé pour ses fortes compositions (Easy Rider, bien sûr, mais aussi Apocalypse Now, L’ami américain, Blue Velvet, etc.) qui jouit finalement chez nous d’une fausse image. De ce côté de l’Atlantique, nous préférons celle qui le décrivait sur un tournage au Mexique courant à poil, parce que sous influence, dans les rues de Cuernavaca, à celle qui nous fut livrée à sa mort, en 2010 : Dennis était réac, républicain, soutien de Reagan et des deux Bush mais aussi, malgré tout, poète, photographe et peintre. Une personnalité plus qu’attachante, quoi qu’il en soit !

 

 

The Last Movie raconte le tournage au Pérou d’un film basé sur la légende de Billy le Kid. Il parle surtout de cinéma, milieu dans lequel baigne l’équipe américaine, et de sa confrontation avec un Éden sauvage et vierge de tout écran. Hopper procède par touches impressionnistes, sans rien dévoiler. Le réalisateur du film dont on aperçoit le tournage de quelques scènes n’est autre que Sam Fuller. Dans l’équipe, les connaisseurs mettront un nom sur le visage du vieux shérif adversaire de Billy le Kid (c’est Rod Cameron, grand interprète de westerns de séries B) et sursauteront de voir passer, sans que la caméra ne s’attarde plus que cela sur eux, Kris Kristofferson, Dean Stockwell ou Russ Tamblyn. Dans un plan d’après tournage où l’équipe chante, les deux guitares sont tenues par Kristofferson et Peter Fonda.

 

 

Dennis Hopper, qui joue le rôle d’un cascadeur, se débarrasse des séquences du film : des scènes violentes accompagnées de coups de feu, de chutes à cheval, d’évasion de prison, de gens se tordant sur le sol avant de mourir, sous l’œil médusé des Péruviens. Puis, belle idée du film, les paysans décident à leur tour de faire leur propre film en transformant tout l’outillage habituel (caméra, projecteurs, micro…) par leurs reproductions en osier. À la violence cinématographique des Américains, ignorants et indifférents à ses conséquences, répond la violence réelle des Péruviens. Ceux-là croisent des cadavres sans sourciller et quand Hopper se choque de cela, son amie péruvienne (Stella Garcia) sourit en le traitant de gringo. Mais lorsque les Péruviens, pris par leur faux tournage, échangent de vrais coups pour faire justement comme les gringos, Dennis Hopper met face à face deux mondes : celui, occidental, où tout est simulacre, et l’autre, plus simple, où rien n’est faussé et surtout pas la mort. « Le cinéma a exporté la violence et je n’aime pas ça ! », entend-on dans la bouche du curé local (Tomas Milian).

 

 

Les Américains ont été élevés dans le cinéma. Hopper raconte les premières fois où il est allé voir des films. Son copain (Don Gordon), qui possède une mine d’or et cherche un sponsor pour l’exploiter, ne connaît rien à ce métier et ne cite que Walter Huston dans Le trésor de la Sierra Madre. Et qui dit cinéma dit voyeurisme. Hopper et Gordon rencontrent deux femmes (Julie Adams et Donna Baccala), épouse et fille d’un riche industriel (Roy Engel) en goguette au Pérou. Moyennant finances, Hopper leur trouve deux femmes qui vont de déshabiller et faire l’amour devant eux. Les voyeurs sont installés tout autour sur des fauteuils, comme dans un cinéma. Et lorsque Hopper se confesse au prêtre qui lui demande « Quels sont vos péchés », il répond tout simplement : « Le cinéma ».

 

 

Avec ses très belles images signées Laszlo Kovacs, avec ses scènes souvent étranges, avec son récit décousu, Dennis Hopper s’est lancé dans un projet fascinant qu’il a du mal à maîtriser — Universal le lâche et Hopper, qui possède les droits du film, n’en tire que quelques copies —, un projet où il met tellement de lui-même qu’on ne peut qu’y adhérer. Un projet qui s’avère mystique avant tout, ce que nous confirme la dernière phrase de The Last Movie.

C’est finalement David Bowie qui résume le mieux le travail de Hopper dans sa chanson Rebel, Rebel, aussi incompréhensible puisse-t-il paraître parfois : Rebel rebel, how could they know ? Hot tramp, I love you so !

Jean-Charles Lemeunier

La vengeance aux deux visages (1961) de Marlon Brando : sortie en DVD/Blu-ray par Carlotta Films le 11 juillet 2018 ;
The Last Movie (1971) de Dennis Hopper sortie en salles par Carlotta Films dans une nouvelle restauration 4K le 18 juillet 2018.

 

« The Intruder » de Roger Corman : White Klansman

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Les apparences, c’est bien connu, sont souvent trompeuses. Prenez ce jeune homme tout de blanc vêtu qui débarque dans une petite ville du Sud profond américain, au début de The Intruder (1962), très original film de Roger Corman que Carlotta a ressorti en salles ce 15 août. Ne vous fiez pas à son costume, qui ne cache rien de bon, contrairement aux codes cinématographiques américains unanimement compris. Interprété par William Shatner, futur capitaine Kirk de la série TV Star Trek, il ne va avoir de cesse de soulever les sentiments racistes locaux. C’est qu’une loi vient de passer qui autorise les élèves noirs à venir suivre leurs cours dans les écoles blanches. Ce qui ne passe pas du tout dans ce Sud ségrégationniste où même les personnages les plus sympathiques, comme ce journaliste local (Frank Maxwell), avouent avoir du mal à comprendre la loi.

En quelques séquences, Corman prend parti. Pourtant, dans le camp adverse, se retrouvent de bons Américains moyens, tous ces braves gens qui, d’ordinaire, sont les éléments positifs du cinéma hollywoodien. Là, il suffit de quelques paroles lancées par Shatner pour que les haines ressortent, les propos immondes et les cagoules blanches dont ils se couvrent le visage pour terroriser les populations noires et les tuer.

 

 

The Intruder est une excellente introduction au très réussi et très politique BlackKklansman de Spike Lee. La différence, c’est que dans le film de Spike Lee, des Noirs combattent le Klu Klux Klan. Dans des films comme The Intruder mais aussi Mississippi Burning, ce sont des Blancs progressistes qui combattent le racisme, les Noirs se contentant d’en être les victimes. La force de BlackKklansman est de montrer que ces fascistes racistes existent toujours, en achevant le récit sur des images de la tuerie de Charlottesville, perpétrée par un militant d’extrême droite.

Plus d’un demi-siècle avant Spike Lee, Corman décrivait les membres du Klan comme des gens ordinaires, comme si la monstruosité était inhérente à l’américanéité. Et le réalisateur/producteur s’y connaît en monstres, lui qui dès ses débuts en 1955 s’est intéressé aux bêtes aux mille yeux, aux crabes géants, aux grands serpents de mer, aux femmes guêpes, aux morts-vivants et à toutes ces créatures qui arrivent de l’espace.

 

 

Bien que moins typés et physiquement moins effrayants, ceux qu’il filme dans The Intruder, baptisé aussi I Hate Your Guts (littéralement « je hais vos tripes », c’est-à-dire « je vous déteste »), sont tout aussi monstrueux. Leur haine est quotidienne, naturelle et, à aucun moment, ne semble les troubler. Il est pour eux tout à fait normal de détester les Noirs pour la simple raison que leur peau est plus foncée que la leur. En filmant frontalement ce racisme ordinaire, Corman n’accuse personne : ses personnages se condamnent eux-mêmes par leurs actions et leurs propos.

 

 

Le cinéaste s’amuse aussi à brouiller les cartes. Shatner, qui incarne habituellement des héros, est ici malfaisant alors que le costaud Leo Gordon, abonné aux rôles de gangsters, est sympathique. Corman évoque aussi l’ennui qui plombe ces petites villes et qui rend par exemple très malheureuse l’épouse (Jeanne Cooper) du représentant de commerce incarné par Leo Gordon.

 

 

Cette Amérique de la fin des années cinquante, censée bien se porter, est décrite âprement, violemment. Les ménagères, les gentils petits vieux, les commerçants, le moindre passant accepte ici le mot d’ordre de casser du Noir. Ils sont exhortés par les propos racistes de cet étranger au costume blanc, lesquels sont relayés par le notable du coin, à qui Robert Emhardt prête son physique grassouillet. L’acteur venait de jouer dans le Underworld USA (Les bas-fonds new-yorkais) de Sam Fuller un rôle pratiquement identique de notable chef d’un gang de mafieux.

The Intruder est surtout la preuve que, malgré sa réputation de tournages ultra rapides et fauchés, Roger Corman est un excellent réalisateur. Ce que savaient déjà les connaisseurs — citons La dernière femme sur terre, Mitraillette Kelly, Bloody Mama et le cycle adapté d’Edgar Poe — mais c’est une réalité qu’il faut encore et toujours asséner.

Jean-Charles Lemeunier

The Intruder
Année : 1962
Origine : États-Unis
Réal. : Roger Corman
Scén. : Charles Beaumont
Photo : Taylor Byars
Musique : Herman Stein
Montage : Ronald Sinclair
Avec William Shatner, Frank Maxwell, Beverly Lunsford, Robert Emhardt, Leo Gordon, Charles Barnes, Charles Beaumont, Jeanne Cooper…

Ressortie en salles par Carlotta depuis le 15 août 2018.


Les Indestructibles 2 de Brad Bird : Un certain regard

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Brad Bird est un des meilleurs réalisateurs en activité. Ses précédents films avaient prouvé sa compétence cinégénique et cette suite au premier Indestructibles vient confirmer son talent. De plus, il prouve qu’il est encore possible de s’enthousiasmer, de retrouver une certaine forme d’émerveillement pour une histoire de super-héros. Laisser les mains libres à un conteur d’abord focalisé sur les émotions, les relations et les interactions de ses personnages a toujours été le meilleur moyen de formaliser un récit superhéroïque solide et surtout exaltant. On pense évidemment aux Sam Raimi, Guillermo del Toro et plus près de nous à James Mangold et son chant du cygne du plus célèbre mutant griffu. En même temps, ce n’est pas très étonnant de la part des studios Pixar puisque c’est leur crédo depuis leur constitution au début des années 90. Non, on ne tirera pas une fois de plus sur l’ambulance Marvel qui roule actuellement à tombeaux ouverts tellement ils sont empêtrés dans les contingences de leur univers partagé. On espère juste pour leurs fans que les exécutifs du studio s’inspireront un jour de la concurrence.
Ce qui est plus surprenant est de voir que Brad Bird revient à la barre même s’il avait clamé peu après la sortie du premier opus qu’il savait déjà comment faire évoluer l’histoire dans le cas d’un second volet (cet hyperactif a de toute manière toujours un tas d’idées narratives).

Les héros mis en scène par Brad Bird, qui se débattent pour exister, montrer leur valeur et être acceptés, sont une illustration de la propre lutte du cinéaste au sein de l’industrie hollywoodienne pour concrétiser ses projets et son désir d’œuvrer sur des films en prises de vue réelle. Sa manière d’aborder l’animation comme un film live s’en ressent dans le rythme, le découpage, la musicalité des séquences. C’est déjà prégnant dans son premier film d’animation Le Géant de fer qui pourtant passa totalement inaperçu en 1999. La maestria de ses films suivants, Les Indestructibles en 2004 et Ratatouille en 2007, sera heureusement plus remarquée. Ce qui lui vaudra d’attirer l’attention de Tom Cruise qui lui sa chance pour un film live en lui confiant les manettes du quatrième opus de la franchise Mission : Impossible. En plus d’être le meilleur épisode depuis celui signé par De Palma, Mission : Impossible – Protocole Fantôme est un véritable succès. Malheureusement, le bide au box-office de A La Poursuite de demain sera un frein à l’adaptation déjà compliquée à produire du roman de James Dallessandro intitulé 1906 (l’année qui a vu un séisme ravager San Francisco). Un projet que Bird a en tête depuis la parution du livre en 2004 et qui aurait dû être son premier film live. Il reprend donc le chemin du studio d’animation mais le retour dans l’univers qu’il a créé n’est pas un pis-aller. Il va se donner à fond et malgré des difficultés de production, pour cause de sortie avancée afin de donner plus de délais à Toy Story 4, qui entraîneront entre autres de nombreuses réécritures du troisième acte et de l’antagoniste du film, Brad Bird et son équipe livrent une suite complémentaire et supérieure à son modèle.
Pour ce faire, il ne suffit pas de renverser la dynamique de cette famille fantastique en faisant de Helen Parr le point central de l’intrigue. Aussi, Bird va s’ingénier à élargir le spectre de l’action et des enjeux.

Débutant exactement là où le premier se concluait, soit au moment de l’apparition du Démolisseur entraînant l’intervention costumée de nos héros, cette suite va continuer à creuser le sillon de la condition du surhomme difficilement accepté par le commun des mortels. L’activité des supers est toujours contestée mais après les dommages causés pour stopper le Démolisseur, leur renommée qui venait à peine d’être réhaussée par la neutralisation de Syndrome va de nouveau en pâtir. Un déficit d’image positive qu’un milliardaire et sa sœur particulièrement enthousiastes pour les super-héros vont s’échiner à modifier. Ainsi, ils vont mettre au service de la cause des supers des outils marketing comme l’étude de marché signifiant que le public sera plus enclin à supporter une héroïne, l’exploitation de l’appétence pour le rétro avec le recours à l’ancien costume d’Elastigirl, ses actions étant continuellement filmées et mises en ligne comme autant d’offrandes à des spectateurs avides de sensations. Tout en donnant matière à un récit complexe, Bird digresse ainsi l’air de rien sur la récupération des icônes pop et les tendances à la nostalgie et au féminisme surexploitées par la société de consommation et du spectacle (du Guy Debord en spandex, en somme).
Et tandis que madame s’active pour sauver les gens et redorer le blason des super-héros, dans des séquences d’action remarquables qui exploitent à merveille ses capacités physiques hors-normes (et ce jusqu’à sa moto parfaitement adaptée à sa morphologie élastique), monsieur est bloqué à la maison pour s’occuper des tracas ménagers et surtout gérer leur progéniture. Pas une mince affaire. Et Bird a l’excellente idée de rendre ces péripéties domestiques aussi épiques que les combats menés par Helen. Jusqu’à les entrecroiser lorsque les enfants appellent leur mère alors en pleine intervention. Entre la crise d’ado et amoureuse difficilement vécue par Violette, les devoirs scolaires subis par Flash et la manifestation aléatoire des nombreux pouvoirs du petit dernier Jack-Jack (un perso dores et déjà culte), Bob Parr est au bord de la crise de nerfs d’autant qu’il ne rêve qu’au moment où il pourra reprendre son activité de Monsieur Indestructible.

Cette intrication entre vie quotidienne (presque classique compte-tenu de leurs pouvoirs) et missions à haut risque menées par Elastigirl ne sert pas seulement comme relief comique pour dynamiser le récit. Voir ces super-héros dans un environnement et des situations familières instaure une proximité avec le public et la manière dont Brad Bird l’aborde est une façon de montrer comment les super-héros peuvent constituer un modèle pour la grandeur présente en chacun.
Bird a agrandi son terrain de jeu mais également les implications pour sa super famille. Alors que dans le premier film c’était le père qui ressentait le plus durement la mise à l’écart des super-héros qui le condamnait à évoluer dans un environnement étriqué, cette fois-ci, la sensation d’enfermement étreindra tous les membres, ce que Bird formalise en les faisant vivre au départ dans un motel. Le fait que le milliardaire Winston Deavor leur prête sa propriété le temps de l’opération réhabilitation menée par Helen ne sera pas une fin en soi. Car, si cette maison spacieuse leur apporte une bouffée d’oxygène salvatrice, elle les maintient à l’écart, les isole de la population et renforce leur statut de divinité inaccessible.

Le précédent film de Brad Bird, A La Poursuite de demain au travers de la cité de Tomorrowland.où était réunie une élite triée sur le volet des plus grands créateurs de leur temps, faisait écho aux théories objectivistes de la romancière et philosophe Ayn Rand qui inspirèrent les néolibéraux américains (l’individu à la base de toute morale, partisane du laissez faire et opposée à toute forme de collectivisme, nécessité de ne pas se perdre dans ses émotions mais se soumettre à la Raison…). Une doctrine libertarienne notamment formulée au travers de son roman La Grève (Atlas Shrugged en V.O) où l’élite des esprits les plus créateurs du monde, menée par le mystérieux John Galt, se retirait dans un lieu inconnu pour signifier leur mécontentement et surtout hostilité au gouvernement accroissant son contrôle sur tous les leviers de la société.
Dès lors, le film de Brad Bird était principalement analysé à l’aune de cette grille de lecture et commença à fleurir des reproches comme quoi cette fiction perpétuerait la vision de Rand en en faisant l’apologie. Ce qui est parfaitement inexact et plus complexe qu’il n’y paraît puisque Bird questionnait plutôt les fondements de ce système de pensée (Nix, le leader de cet Eden autrefois créatif et désormais dévitalisé est l’antagoniste du film et se pare d’une posture mortifère). De même, et quand bien même c’est le scénariste Damon Lindelof qui est responsable de cette structure du récit qui renvoie aux écrits d’Ayn Rand ses films précédents (essentiellement Ratatouille et le premier Les Indestructibles) ont été rétrospectivement (trop hâtivement) revus par le biais de la philosophie randienne. Mais c’est un absolu contresens à ce que Brad Bird développe au sein de sa filmographie. Car bien qu’au travers de ses fictions le cinéaste montre son affection pour des héros qui s’acharnent à lutter contre tout ce qui les empêche d’exprimer leur propre génie, cela n’en fait pas un chantre de l’objectivisme. Oui, cela rappelle la rhétorique des écrits d’Ayn Rand mais, en opposition à l’individualisme forcené, Bird développe une vision progressiste où l’accomplissement personnel adviendra par et pour les autres. A La Poursuite de demain et la reprise du contrôle de Tomorrowland par l’idéaliste et rêveuse Casey en était déjà une sublime illustration que son dernier bijou Les Indestructibles 2 vient remarquablement parachever.

Si le méchant du film a subi quelques séances de réécriture, le résultat est plus que satisfaisant car Bird parvient à en faire un personnage complexe dont les motivations illustrent une fois de plus l’intelligence avec laquelle Brad Bird éprouve les concepts randiens. Si L’Hypnotiseur veut décrédibiliser l’action des supers, c’est parce qu’il les considère comme néfastes pour que l’humanité atteigne son plein potentiel en la maintenant au fond du trou de sa médiocrité.
Mais contrairement à ce qu’il pense, la vénération des supers ne rend pas la masse dépendante de leurs actions. Tout le propos des Indestructibles 2 est de montrer comment ils peuvent trouver leur place dans la communauté pour être une source d’inspiration pour les gens afin qu’ils accomplissent leur propre ascension vers leur destin. Les supers n’étant pas là pour les porter à bout de bras mais pour les rattraper en cas de chute.
Avec cette vision optimiste Les Indestructibles 2 est un magnifique rappel de ce que les super-héros représentent et pourquoi nous les aimons.

Nicolas Zugasti

 

INCREDIBLES 2
Réalisateur : Brad Bird
Scénario : Brad Bird
Production : Nicole Paradis Grindle, John Lasseter, John Walker

Photo : Mahyar Abousaeaedi & Erik Smitt
Montage : Stephen Schaffer
Bande originale : Michael Giacchino
Origine : Etats-Unis
Durée : 1h58
Sortie française : 4 juillet 2018

 

« L’au-delà » de Lucio Fulci : Les frissons de l’angoisse

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Avec cet Au-delà sorti par Artus Films le 4 septembre, il faut d’abord parler du très bel objet qu’est ce coffret du film de Lucio Fulci : outre le DVD et le Blu-ray, on y trouve également un livre signé par Lionel Grenier, La Louisiane, territoire des morts. Ce spécialiste du cinéaste qui officie sur le site luciofulci.fr nous offre en prime dans les bonus une excellente critique du film.

 

 

Bel objet, donc, que l’on a hâte d’ouvrir et de placer dans son lecteur… Pour ne pas être du tout déçu. Non seulement, on retrouve avec délectation dans E tu vivrai nel terrore – L’aldilà (1981) toutes ces séquences gore qui ont donné une célébrité non surfaite au film et à son auteur (énucléations, corps dévoré par des tarentules, têtes qui explosent, etc.) mais surtout un réel travail d’auteur autour de l’angoisse, de la claustrophobie et de l’inéluctable, avec ses visions extraordinaires de territoires déserts et néanmoins bouchés. Citons encore ce très beau plan au cours duquel l’héroïne (Catriona MacColl, créditée Katherine MacColl) prend un pont désert — celui du lac Pontchartrain, puisque l’action se déroule à La Nouvelle-Orléans — et rencontre la jeune aveugle (Cinzia Monreale, qui porte le nom de Sarah Keller au générique).

 

 

Plusieurs scènes sont ainsi très belles et plutôt flippantes, comme celle où la jeune femme plonge la main dans une baignoire à l’eau très sale et très sombre, créant une tension certaine. Parlons également de cette introduction au ton sépia, au cours de laquelle des hommes en barques arrivent sur un rivage, éclairés seulement par la lueur de leurs torches. Et il y a bien sûr les araignées. On tente de se rassurer en regardant cette séquence. On voit bien qu’il y a deux tarentules réelles et deux autres qui sont fausses. Oui mais là, c’est une vraie qui grimpe sur la main puis la manche du pauvre acteur allongé sur le sol (Michele Mirabella dont le témoignage en bonus donne tous les détails du tournage de ces plans ardus). Là, c’est une fausse, on le sait, mais brrrr, l’impression reste écœurante, surtout lorsqu’elle… Bon, inutile d’entrer dans les détails, le mieux est de voir le film.

 

 

Côté scénario, signé Dardano Sacchetti, on reste dans le connu : les portes de l’Enfer (comme chez Argento), les zombies… Mais cette trame somme toute vue et revue tant chez les Américains que les Italiens est transcendée par la mise en images de Fulci qui amène toujours de la beauté, de la poésie et du doute. Certains personnages sont-ils ou non des fantômes ? Ce que l’on voit à l’écran existe-t-il vraiment ?

 

 

Après la vision du film, on se reportera avec beaucoup d’intérêt à l’intervention de Lionel Grenier. Ce spécialiste de Fulci parvient à relier L’au-delà à des noms attendus (Dario Argento) mais aussi aux auteurs américains Clark Ashton Smith et H.P. Lovecraft jusqu’à un peintre surréaliste italien ou au poète Antonin Artaud et son Théâtre de la cruauté. Et l’on ne peut qu’être d’accord avec lui quand il annonce que L’au-delà est tout à la fois « un film d’exploitation et un film d’auteur ». Un film à voir, donc !

Jean-Charles Lemeunier

L’au-delà
Année : 1981
Titre original : E tu vivrai nel terrore – L’aldilà
Origine : Italie
Réal. : Lucio Fulci
Scén. : Dardano Sacchetti, Giorgio Mariuzzo et Lucio Fulci, d’après une histoire de Dardano Sacchetti
Photo : Sergio Salvati
Musique : Fabio Frizzi
Montage : Vincenzo Tomassi
Maquillages : Maurizio Trani
Avec Catriona MacColl, David Warbeck, Cinzia Monreale, Antoine Saint-John, Veronica Lazar, Larry Ray, Al Cliver, Michele Mirabella, Lucio Fulci…

Coffret DVD/Blu-ray + livre sorti par Artus Films le 4 septembre 2018.

Deux Jess Franco au Chat qui fume : Casser la voie



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On ne peut que saluer la sortie, chez Le Chat qui fume, de deux nouveaux titres de Jess Franco dans de beaux combos DVD/Blu-ray : Le journal intime d’une nymphomane (1973) et Les possédées du diable (1974). Ces deux productions du Comptoir français du film de Robert de Nesle, tournées l’une en Espagne et l’autre à La Grande-Motte, remettent une bonne fois pour toutes les pendules à l’heure. Nous sommes ici à des années lumière de la mauvaise réputation du petit Jesus (ou Jess, puisqu’il signait de ces deux prénoms en plus d’innombrables pseudos pour la plupart empruntés au monde du jazz) : ses films érotiques, quoi qu’on en dise et qu’on les aime ou pas, ne sont pas bâclés et mettent souvent à mal les clichés de ce genre de production. C’est ici flagrant.

Et si l’on remercie le Chat, mais également d’autres éditeurs tels qu’Artus, c’est de remettre à l’honneur un cinéma mésestimé que, certes, on ne hissera pas à la hauteur des indétrônables Citizen Kane et Grande illusion, mais un cinéma hors des institutions — encore que la Cinémathèque ait rendu un bel hommage à Jess Franco en 2008 — , un cinéma qui mérite toute notre attention, parfois notre indulgence, souvent une estime émue pour telle ou telle raison.

 

 

Avouons que la façon qu’a Franco de filmer le corps féminin jusque dans son plus extrême désir est assez déstabilisante. D’autant plus que le cinéaste, contrairement à pas mal de réalisateurs de films érotiques, ne déshabille pas ses actrices juste pour vendre son film, comme en d’autres temps on flanquait des filles à poil pour promouvoir une voiture ou une savonnette. Franco laisse sa caméra caresser le corps féminin, le plus souvent d’ailleurs deux corps féminins emmêlés, pour prouver que le masculin n’est pas à sa place dans les choses de l’amour. Autant dans Le journal intime d’une nymphomane que dans Les possédées du diable, l’homme joue le mauvais rôle : violeur, violent, lâche, menteur, il se montre incapable de satisfaire sa partenaire, juste bon à assouvir ses propres désirs. C’est d’ailleurs avec une femme que l’héroïne du Journal découvrira l’orgasme. Et que dire de ce monologue ? « Quelque chose en moi était cassé. J’avais confiance en cet homme, j’avais cru qu’il me sauverait de moi-même mais il était comme les autres. Peut-être que je porte en moi ma propre destruction. » Et si les corps racontent le plaisir, les visages, eux, quand ils sont filmés en gros plans, expriment la souffrance. Féministe, Franco, alors que ce n’est pas vraiment l’image qu’il a laissée de lui ? En tout cas, ces deux films-là font pencher la balance de ce côté !

 

 

Après une séquence érotique d’ouverture mettant en scène deux femmes, Le journal intime d’une nymphomane bascule immédiatement dans le malaise avec une scène de suicide, maquillée en meurtre. Le reste du film nous amènera à découvrir les raisons de cet étrange début. De la même manière, les séquences érotiques des Possédées du diable, elles aussi entre deux femmes, s’avèrent gênantes pour le spectateur, comme s’il était mis en présence d’une scène qu’il n’aurait pas dû surprendre. Nous ne sommes pas ici dans le voyeurisme qui accompagne habituellement les séquences charnelles, tant le rapport est ici ambigu entre la maternité et la sexualité, tant est perturbante l’utilisation qui est faite d’un godemiché. 

Dans le film érotique classique, tout est mis en œuvre pour exciter essentiellement le spectateur mâle. Franco, lui, renverse la vapeur, casse les codes et la voie royale dans laquelle se sont engouffrés la majorité de ses collègues. Il construit des histoires qui évolueront vers le sexe mais pas forcément pour émoustiller, sans doute pour dire que ce rite de passage s’inscrit dans un parcours qui va de la naissance à la mort. Une mort, accompagnée de violence, très présente dans ses films.

 

C’est d’ailleurs aussi dans ces séquences de sexe que Franco montre qu’il est un auteur, et non un faiseur d’images ni un remplisseur de plans. Dans Le journal intime comme dans Les possédées, c’est dans ces scènes déshabillées que Franco se démarque. Il crée, on l’a dit, le malaise mais n’a pas peur non plus d’aller au bout de son postulat. Le cinéma érotique s’achemine tranquillement vers le porno. Franco se saisit de cette opportunité pour filmer en gros plans le sexe féminin, n’hésitant pas à montrer jusqu’à l’intimité de l’entrejambe. Même Tinto Brass, lui-même grand adorateur de cette partie du corps féminin, ne s’est pas encore risqué à l’époque à tant de précision dans le détail.

 

 

On a beau reprocher à Franco ses zooms intempestifs — plutôt absents dans ces deux films —, ses acteurs approximatifs, ses longs plans de remplissage — on admettra que, dans Les possédées, il nous montre La Grande-Motte sous toutes ses coutures, dans des plans quasi abstraits —, Jesus est un cinéaste qui, étant jazzman, sait parfaitement utiliser la musique pour parvenir à ses fins. Prenons la scène du viol sur le manège, dans Le journal, avec ce mélange de flonflons de fête foraine et de jazz. Louons la manière qu’il a de filmer tout ceci, comme s’il s’agissait d’un mauvais rêve qui laisse la jeune fille exsangue, la tête chaloupée autant par le tournis du manège que par le crime qui vient d’être commis. Une autre séquence de viol se produira un peu plus loin, que Franco place hors cadre et dont on n’entendra que les sons.

Il s’amuse aussi à brouiller les pistes entre la narration et la scène racontée. Filmé à une époque plus récente, un personnage évoque un souvenir et soudain apparaît avec les mêmes vêtements dans la séquence ancienne, comme s’il la revivait.

 

 

Les possédées du diable, rebaptisé Lorna l’exorciste, jusque sur le marché anglo-saxon (Lorna the Exorcist), pourrait surfer sur le succès du film de William Friedkin mais Jess Franco est beaucoup plus malin que cela. Certes, il est question de possession mais ses Possédées à lui n’ont que très peu à voir avec celle du film américain. Le cinéaste espagnol n’utilise aucun effet spécial et ne va pas chercher une solution du côté de l’Église. Le scénario est plus proche de Faust, mettant en scène un pacte qui, s’il n’empêche pas le vieillissement, garantit la bonne fortune de celui qui le signe. Et, puisque nous sommes chez Franco, ce pacte sera sexuel et la possession ne passera que d’une femme vers une autre femme. Ici encore, l’homme est veule. Ici encore, pour se satisfaire, les femmes n’ont nullement besoin de lui.

 

 

Outre la scène déjà mentionnée, perturbante, entre Lorna la sorcière (Pamela Stanford) et sa fille (Lina Romay), on mentionnera aussi une séquence assez dure et étrange où l’acte d’amour entre Jacqueline Laurent et Guy Delorme, l’habituel méchant des films de cape et d’épée et d’espionnage de l’époque, est perturbé par l’apparition de crabes. Buñuel n’est pas loin, même si l’on a trop tendance à aller chercher chez lui l’inspiration de détails inhabituels.

 

Dans les bonus, outre les commentaires toujours appréciés d’Alain Petit, spécialiste français du cinéaste espagnol et son collaborateur pour quelques films, nous retrouvons une interview de Jacqueline Laurent. L’actrice, qui loue le travail de Franco avec ses interprètes, a enseigné son métier au Québec dans une école jésuite avant d’en être virée… pour avoir joué dans des films érotiques, dont Le journal intime d’une nymphomane. Des élèves l’avaient reconnue en visionnant le film. On retrouve sur Internet le journal canadien où ce fait est relaté. « Les étudiants, explique le directeur de l’école, commençaient à se passer le mot. Vous savez, n’importe quel employé du collège se doit d’être un modèle pour les élèves. Ce n’est pas ce modèle-là que l’on veut véhiculer à nos jeunes. » Et pour ce licenciement chez les jésuites, on remercie qui ? Jesus, évidemment !

Jean-Charles Lemeunier



Le journal intime d’une nymphomane et Les possédées du diable, sortie chez Le Chat qui fume le 1er septembre 2018.

 

« Futur immédiat, Los Angeles 1991 » de Graham Baker : Le changement, c’est maintenant

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En 1988, année où sort Alien Nation (Futur immédiat, Los Angeles 1991) de Graham Baker, 1991 fait encore partie du futur, un futur proche, certes, mais que le film, malicieusement, nous montre très différent du nôtre. Non pas parce que la vie quotidienne y est très différente — voitures et immeubles sont les mêmes qu’en 1988 — mais parce que des extra-terrestres ont débarqué sur la Terre. Ils font désormais partie des minorités ethniques et si quelques-uns ont rejoint la police ou sont devenus riches, la plupart traînent leur misère dans les bas quartiers. Pour la première fois, un scénariste (ici Rockne O’Bannon, qui n’a rien à voir avec Dan O’Bannon, lui-même scénariste d’Alien) n’assimile pas au danger ce qui vient d’ailleurs. Les aliens ne sont pas supérieurs aux humains et ne cherchent pas à les dominer. Ils sont même, nous précise-t-on, une race d’esclaves, explication de leur situation de clochardisés qui se saoulent au… lait tourné. Tout irait donc pour le mieux si quelques-uns d’entre eux ne commettaient un meurtre, qui plus est celui d’un officier de police de Los Angeles.

 

 

Pour suivre cette trame plus ou moins science-fictionnesque, Alien Nation reprend une recette qui fonctionne toujours dans le cinéma américain : celle du buddy movie. Deux gars que rien ne rapproche vont devoir faire équipe pour mener l’enquête. L’année précédente, Lethal Weapon (L’arme fatale) a donné le la, suivi par quelques autres : Double détente, Turner & Hooch (mais là, le duo était composé d’un flic et d’un chien), Rush Hour… Donc ici, le flic humain (James Caan) devra supporter son coéquipier alien (Mandy Patinkin).

Si le scénario reste classique, avec son lot de séquences d’action et d’humour, la présence des aliens et le fait que l’histoire se déroule dans un futur proche donnent prétexte à plusieurs gags : comme l’affiche de Rambo 6 au fronton d’un cinéma — à l’époque, on n’en est qu’au 3 — ou la pub Pepsi avec un alien. Graham Baker et Rockne O’Bannon s’amusent ainsi tout au long du film à dynamiter les codes : l’antisoviétisme (pourquoi les aliens n’ont-ils pas débarqué en Russie ?), les sitcoms (la famille de l’extra-terrestre), les allusions au sexe (le questionnement sur les préservatifs), etc. Citons encore le nom de l’alien détective, Samuel Francisco, qui se raccourcit en Sam Francisco… ce qui fait que James Caan préfère l’appeler George.

Malgré cette charge humoristique, on regrettera juste que le scénario ne cherche pas plus à bousculer le genre ou à s’en moquer carrément comme le fera Last Action Hero cinq ans plus tard. On s’abstiendra de comparer, c’est une évidence, Graham Baker et John McTiernan. Graham Baker qui, à part ce sympathique Alien Nation, n’a guère laissé de traces, si ce n’est avec le plutôt risible Beowulf, starring Christophe Lambert.

 

 

Signés par Stan Winston, John M. Elliott Jr et Zoltan Elek, les effets spéciaux et les maquillages sont réussis, à tel point que l’on a du mal à reconnaître Mandy Patinkin ou Terence Stamp. La vision de ce Futur immédiat ne va certes pas changer nos vies mais nous replonge agréablement dans une époque où le cinéma américain, déjà à bout de souffle sur pas mal de sujets, essayait de les réinventer grâce à l’humour.

Le film a bien marché puisqu’une série TV du même titre fut produite en 1989. Depuis deux ans, Hollywood annonce que Jeff Nichols préparerait un remake d’Alien Nation n’ayant que peu à voir avec le film précédent, puisqu’il bénéficierait d’un scénario original consacré aux minorités. On l’attend avec impatience !

Jean-Charles Lemeunier

Futur immédiat, Los Angeles 1991
Année : 1988
Titre original : Alien Nation
Origine : États-Unis
Réal. : Graham Baker
Scén. : Rockne S. O’Bannon, James Cameron (non crédité)
Photo : Adam Greenberg
Musique : Curt Sobel
Montage : Kent Beyda
Durée : 91 min
Avec James Caan, Mandy Patinkin, Terence Stamp…

Sortie par Carlotta Films en DVD et Blu-ray le 26 septembre 2018 (nouveau master restauré haute définition).

Elephant Films : L’an DeMille



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Ne pensez pas que, à l’instar du tonton bricoleur de la chanson de Boris Vian, j’ai le cerveau qui flanche et qui se métamorphose peu à peu en sauce blanche si je vous dis que 2018 sera l’an DeMille. Non non, je ne retarde pas de 18 ans, juste je constate que disposer d’un coup de six titres de Cecil B., dont un inédit et un autre très rare, mérite qu’on le remarque. La sortie chez Elephant Films en versions restaurées haute définition de ces six films est donc une heureuse surprise. D’autant plus que le petit père DeMille ne doit plus intéresser grand monde à l’heure qu’il est, catalogué pour le restant de sa célébrité comme un auteur de péplums à grands spectacles. Ce qui est tout bonnement une erreur. Raison de plus pour en parler encore et toujours.

Si, parmi cette nouvelle salve, on retrouve deux films déjà édités dans un coffret Wild Side (Le signe de la croix et Les tuniques écarlates), coffret devenu hors de prix et/ou introuvable, un autre est carrément inédit (La loi de Lynch) et Cléopâtre, déjà présent dans le catalogue Universal, est devenu aussi dur à trouver qu’un billet de 50 euros dans ma poche. Quant aux Conquérants d’un nouveau monde, il est sans doute celui que l’on dénichera le plus facilement.

 

 

On ne peut donc que sauter à pieds joints sur cette belle occasion de se mettre sous la dent six films de celui que Luc Moullet appelait « l’Empereur du mauve » (il en a même fait un bouquin, disponible chez Capricci). Un mot rapide sur Reap the Wild Wind (1942, Les naufrageurs des mers du sud) : outre l’interprétation (John Wayne et la toujours sublime Paulette Goddard), outre ces séquences gorgées de couleurs comme le seront celles des Tuniques écarlates, on retiendra surtout le fameux combat avec la pieuvre géante, qui dut inspirer une décennie plus tard celui de Vingt mille lieues sous les mers.

 

Paulette Goddard, on la retrouve justement en diablesse métisse dans le sympathique Northwest Mounted Police (1940, Les tuniques écarlates), dans lequel les méchants ont des noms français, et en héroïne de Unconquered (1947, Les conquérants d’un nouveau monde), tous deux aux côtés du fringant Gary Cooper. J’ai un faible pour ce dernier film qui a bercé toute mon enfance. Tous les étés des années soixante-dix, alors que le Midi explosait de soleil, la télévision le diffusait l’après-midi en cas de pluie à Paris. Et il pleuvait visiblement souvent dans la capitale car j’ai le souvenir de l’avoir vu au moins six fois en deux ou trois ans. Avec toujours le même plaisir. Et de le redécouvrir une fois adulte n’a rien gâté, pas une ombre au tableau de ces Conquérants sur lesquels il faut se précipiter comme sur la quasi totalité de la filmographie de DeMille.

 

Je parlais un peu plus haut de la réputation du cinéaste : celle d’un fabricant de films à grand spectacle. Les séquences antiques ont souvent, comme c’était la mode à l’époque du muet, insisté sur la dépravation des mœurs. Occasion d’affubler Gloria Swanson de costumes hautement érotiques. Érotique, la version de 1923 des Dix commandements l’était aussi, surtout en ce qui concerne la séquence du Veau d’or, alors que son remake de 1956 était forcément plus sage, puisque coincé par la censure. Tout cela pour en venir à Sign of the Cross (1932, Le signe de la croix) et Cleopatra (1934, Cléopâtre).

 

 

Pour le premier, le code de censure Hays n’est pas encore instauré, pour le second, il l’est à peine. Et pour ces deux films, le Cecil n’y va pas avec le dos de la cuillère. Ragaillardi par les bons rapports qu’il échange avec Mr Hays lui-même, il se permet tout. Commençons par les costumes, qui ne cachent quasiment rien. Claudette Colbert, qui joue Poppée dans le premier et Cléopâtre dans le second, n’a jamais été aussi sexy dans des atours signés Mitchell Leisen et Travis Benton qui rappellent en à peine plus sages ceux que portaient Theda Bara dans la version 1917 de Cléopâtre. Ajoutons-y, dans Le signe de la croix, un bain dans du lait d’ânesse, des supplices sortis d’un esprit pervers livrant de jeunes femmes nues à la lubricité d’un gorille ou de crocodiles affamés, des allusions à des liaisons homosexuelles, des orgies, rien n’est laissé au hasard pour appâter le spectateur. Qui, il faut bien l’avouer, se laisse saisir sans problème par un cinéaste tout aussi roublard que doué. Et, toujours dans ce même film, un Charles Laughton au nez refait qui joue un Néron époustouflant.

 

La question ne sera sans doute jamais tranchée. DeMille est-il un hypocrite qui cache son goût de la luxure derrière un puritanisme de bon aloi ? Ou porte-t-il sur les faiblesses humaines le regard du moralisateur ? Il n’est qu’à voir, dans Le signe de la croix, l’intense séquence de la danse lascive interprétée par Joyzelle Joyner, fortement érotique et perturbée par le chant des chrétiens qui vont à la rencontre de leur destinée et, donc, de la mort. Le combat entre les deux forces qui, d’après lui, dirigent le monde, la dépravation et la pureté, est ainsi signifié.

 

Que l’on soit ou pas d’accord avec sa façon de présenter les choses, DeMille est un grand cinéaste. Que dire de ce travelling dans la galère de Cléopâtre, à couper le souffle ? De cette fille prise dans les filets de pêcheurs, de ces femmes panthères ? Ce film a d’ailleurs tellement marqué les esprits que Mankiewicz, dans la version qu’il donnera en 1963 de l’épopée égyptienne, a repris à son compte plusieurs séquences mémorables : la reine cachée dans un tapis ou son arrivée en grandes pompes dans Rome. Mais la version de DeMille est beaucoup plus savoureuse, avec ses dialogues échangés entre César (l’excellent Warren William) et la suave Cléo, typiquement Pré-Code tellement ils sont bourrés d’allusions. DeMille a toujours aimé surfer, sous des airs de dignitaire puritain, sur l’infidélité des couples. Qu’ils soient rois et reines ou simples mortels, ses personnages sont avant tout humains et… dépravés, surtout s’ils ne sont pas chrétiens. Car ceux-là, on le voit dans Le signe de la croix, restent purs et chastes jusqu’à la fin. De Mille, c’est une évidence, a le sens du décor, le sens du rythme, le sens de la scène à faire. Voir, dans Cléopâtre, le jeu avec les verres dont l’un contient du vin empoisonné.

 

This Day and Age (1933, La loi de Lynch) se situe dans un tout autre registre. Le film souffre d’une réputation usurpée de proto-fasciste parce qu’un groupe d’étudiants se substitue à la police inefficace et à la justice corrompue. Ce qui était le thème de nombreux films policiers de l’époque. On ne peut au contraire qu’aller dans le sens de Jean-Pierre Dionnet, qui présente la série de films de DeMille avec Eddy Moine, et qualifier La loi de Lynch de « révélation ».

Aucun plan n’est gratuit. Cette jeunesse des années trente — le casting est majoritairement juvénile — a été mortifiée par la guerre (DeMille filme, dans la fac, le tableau de ceux qui sont tombés au front) et a besoin de s’amuser. D’où l’enchaînement des étudiants qui quittent, pour rire, la boutique de leur ami tailleur à genoux, avec ce plan d’un cabaret où les danseuses sont elles-mêmes à genoux. Curieusement aussi pour l’époque, le cinéaste glisse parmi les étudiants un juif et un noir, comme si rien des différences ethniques ou religieuses ne devait poser problème. Il signe aussi des plans inédits à l’époque comme la terre jetée sur un cercueil, filmée depuis le trou.

 

DeMille mène admirablement son récit, faisant se suivre des séquences d’action, d’humour, de suspense, d’horreur même (les rats), le tout bercé par des dialogues étonnants. Comme ce gangster qui déclare à une jeune fille : « J’aime les olives vertes mais je n’aime pas les cueillir. » Le cinéaste sait aussi utiliser à bon escient ce qui a été fait par d’autres : le procès du méchant par les étudiants rappelle celui du maudit de Fritz Lang par la pègre, dans M (1931). Et l’étonnante fin n’est pas éloignée de Lubitsch (Sérénade à trois, 1933) et des frères Marx (Plumes de cheval, 1932), preuve qu’il régnait à la Paramount, berceau des trois films, une surenchère stimulante. Comment ? Vous êtes encore là, à lire ces lignes ? Mais courez, bon sang, courez donc vous procurer ces joyaux !

Jean-Charles Lemeunier



Six films de Cecil B. DeMille en combo (Blu-ray et DVD) et DVD collector inédits en version restaurée haute définition, sortis par Elephant Films le 26 septembre 2018.



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